Ulysse et Scylla (Chant XII)

 

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Circé avait laissé le choix à Ulysse entre deux routes après son passage auprès des Sirènes.

D’un côté se trouvaient les deux roches en surplomb contre lesquelles se brisaient les grandes houles d’Amphitrite. Les dieux les appelaient les Planctes « les roches instables » ou « les roches errantes ».

Aucun oiseau ne pouvait frôler la première, pas même les timides colombes qui apportaient à Zeus l’ambroisie. A chaque vol, le rocher lisse en prenait une que le roi des dieux devait remplacer.

Jamais aucun vaisseau des hommes n’avait pu franchir la seconde. Les vagues et des feux dévastateurs emportaient les débris du navire et les corps des marins. Un seul des grands vaisseaux de mer put en réchapper, l’Argo que le flot avait jeté contre ces gigantesques pierres, car Héra le sauva pour l’amour de Jason.

Lorsque le vaisseau d’Ulysse s’en approcha, ils virent la vapeur d’une grande houle et entendirent son fracas. Terrorisés, les hommes cessèrent de ramer. Le héros ordonna au pilote de passer au large.

Mais il n’avait encore rien dit à ses hommes des monstres Charybde et Scylla que lui avait décrits Circé et qu’ils trouveraient sur la seconde route qui passait entre deux écueils.

La cime du premier s’élançait jusqu’au ciel, noyée été comme hiver dans une sombre nuée. La roche était lisse et à mi-hauteur il y avait une sombre caverne qui du côté de l’ouest s’ouvrait sur l’Érèbe. Cette caverne était le repaire de Scylla, inévitable fléau. Ce monstre affreux avait la voix d’une petite chienne, douze moignons en guise de pieds et six longs cous dotés chacun d’une horrible tête munie de trois rangées de dents. Enfoncée à mi-corps dans la roche, elle dardait ses longs cous pour pêcher les dauphins, les chiens de mer, parfois l’un des grands monstres que nourrissait par milliers la hurlante Amphitrite, ou encore pour saisir les marins sur les bateaux.

L’autre écueil était à portée de flèche du premier et portait un grand figuier. Juste en dessous, la divine Charybde engloutissait chaque jour par trois fois l’onde noire avec un bruit terrible puis la vomissait, faisant jaillir l’écume jusqu’en haut des écueils qu’elle recouvrait. Lorsque l’eau disparaissait, on pouvait apercevoir un fond de sable noirâtre (ou bleu sombre).

Circé avait prévenu Ulysse de surtout éviter Charybde et de naviguer dans la direction de Scylla, car il devait préférer la mort de quelques marins à l’engloutissement total.

Elle lui avait dit aussi que Scylla était immortelle, « un mal éternel », que le goût d’Ulysse pour le combat ne lui servirait de rien, et que sa seule ressource serait d’appeler au secours Crataïs, la mère de Scylla, qui mettrait un terme aux attaques du monstre.

Comme le vaisseau entrait dans la passe, il oublia les conseils de Circé et se revêtit de ses armes.

Saisi par la terreur du gouffre de Charybde, il ne vit que trop tard les gueules de Scylla qui s’emparèrent de six marins et les dévorèrent.

Le chercheur devant rendre sa nature « transparente » afin de permettre la pénétration des forces divines, il doit purifier les zones profondes du subconscient et de l’inconscient, jusqu’à l’émergence non seulement du mental hors de la vie, mais aussi de la vie hors de la matière. Ce sont ces deux aspects qui sont illustrés ici, d’une part avec Charybde et Scylla, d’autre part avec les Planctes.

 

Les Planctes

 

Circé commence par présenter au héros les risques de la purification aux racines de la vie, car le danger de mourir est immense. (C’est un yoga qui ne peut s’effectuer sans l’action des forces supramentales.) Amphitrite est une fille du « vieillard de la mer », Nérée, le premier fils de Pontos « la vie ». Sur ce plan très archaïque, les grandes ondes de la vie martèlent la matière (contre les roches en surplomb, se brisaient les grandes houles d’Amphitrite). Elles sont gouvernées par le subconscient, car Amphitrite est unie à Poséidon. Leur fils est Triton, un dieu mi-homme mi-poisson, expression de l’émergence de l’humanité hors du pur vital.

Les « roches en surplomb » désignent, dans l’Arbre des Sephiroth, les parties du voile qui s’étendent de part et d’autre sous la Sephira Yesod, frontière de la matière dense et de la vie.

Ce sont des roches « instables » ou « errantes » ou encore « qui font chanceler » ou « écartent du droit chemin ». Le surplomb laisse entendre que cela coupe le contact avec les puissances spirituelles.

C’est une épreuve à laquelle s’est déjà confronté le chercheur au début du chemin mais à laquelle il a réchappé grâce à l’intervention des puissances du surmental (cf. la quête des Argonautes). Ici, le chercheur passera au loin, sans doute parce que le temps n’est pas venu de dissoudre un tel nœud.

La première « roche » symbolise un nœud dans l’inconscient corporel qui ne donne prise à rien (un rocher lisse). De lui ne peut s’approcher aucune pensée de pureté car elle serait instantanément engloutie, même les plus pures à peine émergées de la vie corporelle (les timides colombes). De plus, la puissance qui règne sur le surmental est obligée de rétablir à chaque tentative de purification mentale le lien fragile avec les racines de la vie, lien indispensable à sa survie (Zeus doit rétablir le nombre des timides colombes qui apportent à Zeus l’ambroisie car il en meurt une à chaque trajet au contact du rocher).

La seconde « roche » marque la barrière ultime de l’investigation aux racines de la vie que nul jusqu’à ce jour n’a pu passer en conscience, car il s’agit de pénétrer les yeux grands ouverts dans la mort (jamais aucun vaisseau des hommes n’avait pu la franchir). Le chercheur doit pouvoir endurer les ouragans de feu de la purification corporelle par les forces de l’esprit (les feux dévastateurs). Pour celui qui n’est pas préparé, c’est une expérience qui peut se révéler très dangereuse, même mortelle, car cela bouleverse complètement les structures énergétiques et les détruit (en particulier le corps éthérique qui laisse l’être sans aucune protection) (les vagues et des feux dévastateurs emportaient les débris du navire et les corps des marins).

C’est une expérience dont le chercheur a eu un vague aperçu au tout début de son yoga lors de la première grande expérience d’ouverture aux plans supérieurs (l’expérience temporaire d’illumination), comme pour l’avertir des risques du chemin. Mais à ce moment-là, sans même en avoir conscience, il était totalement protégé par les forces qui veillaient sur le yoga (lors du « retour » de Jason, Héra sauva l’Argo pour l’amour de celui-ci).

 

Charybde et Scylla

 

Si Homère, par la bouche de Circé, a évoqué pour Ulysse la possibilité d’un choix entre deux routes, le passage par la seconde semble donc incontournable.

Il s’agit alors des écueils liés non plus aux racines de la vie elle-même mais à celles de l’évolution du mental dans la vie, à l’expression brute des forces de fusion (Charybde) et de scission (Scylla) agissant à la racine du mental.

La généalogie de Scylla est variable selon les auteurs. Homère ne mentionne que sa mère, Crataïs « la Force (de l’Absolu) ». D’autres auteurs lui donnent pour père soit Phorcys, fils de Pontos, qui uni à Céto marque le point d’apparition du moi animal, soit Phorbas « celui qui porte l’évolution », soit encore Typhon uni à Échidna, « l’ignorance » agissant dans le cadre d’un « arrêt de l’évolution dans l’unité ».

Une légende veut que Scylla ait été au départ une ravissante jeune fille puis soit devenue un monstre, soit du fait de la jalousie d’Amphitrite, soit sous l’influence des drogues de Circé qui, elle, était jalouse de l’amour de Glaucos « ce qui est lumineux ». Les deux versions montrent que le processus d’éloignement de l’Unité était nécessaire à l’acquisition de la suprême liberté. C’est pourquoi Scylla est immortelle, « un mal éternel ». Mais l’intrusion de la « vrille » mentale dans l’ignorance a transformé la soumission au Divin en une volonté d’existence séparée. (Celle-ci, développée à l’extrême, conduit dans nos sociétés à l’isolement d’êtres morcelés en eux-mêmes et incapables de percevoir la moindre unité à l’extérieur.)

C’est la raison pour laquelle Crataïs, mère de Scylla, est la « Force (du Divin) » qui permet la manifestation, l’autre étant celle du retour spontané en l’unité qui s’exprime à la racine de la vie comme fusion, absorption ou dissolution (Charybde) et ne peut alors conserver aucune structure (le monstre rejette les éléments des navires).

Si Ulysse ne doit pas revêtir ses armes, c’est qu’il ne s’agit plus d’un yoga personnel mais d’une soumission à l’action divine. Le chercheur ne doit pas combattre avec les yogas qui œuvrent dans la dualité. Il doit au contraire appeler à son aide la Force divine, ce qui suppose un lâcher prise et l’abandon au Réel.

Le nom Scylla peut être compris comme « ce qui déchire, sépare ».

L’action de cette « puissance de séparation » s’étend sur toute la hauteur du mental. Le chercheur ne peut même en apercevoir la fin et n’a sur elle aucune prise (la cime du rocher est noyée dans la nuée et la roche est lisse). Cette séparation plonge ses racines dans la Nescience primordiale (elle s’ouvre à l’ouest sur l’Érèbe).

L’énergie qui habite cet écueil est profondément enracinée en son centre (la caverne de Scylla est à mi-hauteur et le monstre y est enfoui jusqu’à mi-corps). Si attentif que le chercheur soit, il ne peut la voir venir (Scylla a la voix d’une chienne nouveau-née et elle enlève les marins sans qu’Ulysse l’ait perçue, son attention étant alors retenue par le gouffre de Charybde). Elle n’est connectée en aucun point du Réel mais est partout agissante (elle a des moignons à la place de ses douze pieds). Ses trois rangées de dents « pleines des ténèbres de la mort » sont signes de la séparation mortifère sur trois plans successivement. Elle se nourrit de toutes les forces vitales primitives, entretenues par la puissance qui règne à la racine de la vie subconsciente (les monstres marins que nourrit Amphitrite).

Dans le langage commun de la psychiatrie, Scylla pourrait être associée aux troubles de type schizophrénique.

L’autre écueil étant très proche du premier, le chercheur peut se heurter à l’un ou l’autre s’il n’y prend garde.

Il pourrait illustrer les symptômes que l’on associe de nos jours aux troubles bipolaires (anciennement dénommés maniaco-dépressifs). Car il se manifeste par un double mouvement, l’un qui absorbe la vie et les formes, l’autre qui rejette ces mêmes formes après dislocation (l’un qui engloutit l’onde noire et tout navire qui en approche, l’autre qui la rejette en un flot d’écume, rejetant en même temps les morceaux des navires disloqués).

La position schizo-paranoïde a été théorisée par Mélanie Klein qui la considère comme l’étape la plus archaïque du développement de l’humain, suivie de la position dépressive considérée plus intégrative. Elle est marquée par des défenses maniaques, la projection et l’introjection, l’identification projective, le clivage d’objet et un objet vécu sur le double mode de l’idéalisation et de l’envie. Le tout est régi par la dialectique (au sens kleinien qui est différent du sens freudien) des pulsions de vie et de mort. Elle présuppose un moi et un surmoi capable de ressentir de l’angoisse (anéantissement, etc.).

Le sens du nom Charybde n’est pas clair.

Il est intéressant de noter qu’Homère ne décrit jamais Charybde mais seulement les conséquences de son action, comme si le monstre lui-même n’existait pas. Autrement dit, le chercheur ne peut s’en prendre à rien et ne peut rien discerner, hormis le mouvement tourbillonnant qui l’entraîne.

Du point de vue de la démarche purement spirituelle – qui seule semble-t-il peut donner le choix de s’orienter puisque l’on voit venir en conscience le processus – le chercheur est prévenu intérieurement qu’il s’en sortira beaucoup mieux s’il choisit le côté séparateur, en allant du côté de ses peurs, plutôt que celui de la dépression. La première option peut certes détruire certaines structures de sa personnalité et de son yoga et affaiblir ses énergies, mais « la vision en Vérité » voit que l’autre option est infiniment plus dangereuse.

Toutefois, le yoga ne permet l’évitement d’aucune épreuve : assez peu de temps après, le chercheur sera aspiré par le gouffre de Charybde et ne s’en sortira qu’en s’accrochant aux branches du grand figuier qui domine le rocher.

Lors de ce premier passage de la passe, le chercheur évite le pire bien qu’il soit sérieusement affecté (il perd seulement six marins sur les quarante-cinq encore à bord).

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