Ce qui est nécessaire, c’est qu’advienne un tournant dans l’humanité que quelques-uns ou un grand nombre percevraient au point d’en avoir la vision, de le ressentir comme un besoin impérieux et une possibilité, d’avoir la volonté de le réaliser en eux-mêmes et d’en découvrir la voie
Sri Aurobindo, The Life Divine, Chap XXVIII (Traduction de l’auteur).
Introduction
Dans ce monde, nombreux sont ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se sentent asphyxiés, ne perçoivent rien de « réel » et aspirent au fond d’eux-mêmes à un puissant changement. Plus nombreux encore ceux qui sentent que l’humanité s’est engagée dans une impasse, en souffrent, et savent confusément que la solution ne peut plus être extérieure.
Certains, conscients de leur impuissance, dégagés de tous les « ismes » aussi bien politiques, philosophiques que religieux, ayant laissé derrière eux l’humanitaire et les tentations révolutionnaires, parfois détruits dans leur âme ou dans leur corps, quittent les chemins de l’extérieur pour tenter l’aventure intérieure.
Ils se mettent alors en quête d’un guide ou d’une voie, pour comprendre et tenter de se transformer, afin d’atteindre un idéal qu’ils se sont construit. Chacun, selon sa nature et les « synchronicités » de la vie, s’oriente dans une voie ou dans une autre, errant souvent bien longtemps avant de « reconnaître » la sienne, par quelque mystérieuse adéquation.
Cependant, celui qui ne veut plus se limiter à une vision partielle résultant d’une expérience particulière, et qui aspire à une synthèse plus haute et plus vaste, se trouve face aux innombrables religions et sagesses d’Orient et d’Occident, aux faux ou vrais gurus, aux pseudos ou véritables « éveillés », « illuminés » ou « libérés vivants ». Chacun d’eux propose une voie ou affirme qu’il n’en existe aucune. Certains entraînent sur le chemin des « pouvoirs », d’autres les évitent à tout prix. Les uns ne jurent que par la montée de la « Kundalini », les autres mettent en garde contre elle. D’aucuns rejettent le mental, tandis que d’autres exigent sa pleine maturité. Nombre de voies n’annoncent de salut que dans les hauteurs de l’esprit, hors de ce monde ou après la mort, tandis que d’autres, de plus en plus nombreuses, aspirant à une transformation humaine en profondeur, se réorientent vers le corps, jusqu’à envisager une mutation de la « conscience cellulaire » comme seule issue possible pour la survie de l’humanité.
Le chercheur doit bientôt faire le constat que, si tous les véritables éveillés approchent la même Réalité, souvent à travers des expériences similaires, chacun d’eux, selon sa « couleur », l’exprime à sa façon et transmet un enseignement qui lui est propre.
Il doit se rendre à l’évidence qu’une pluralité de voies est nécessaire, même si un grand nombre d’entre elles doivent encore évoluer afin d’abandonner toute prétention à détenir LA « vérité ». Il semble même évident que chacun, ultimement, doive suivre sa propre voie d’évolution.
Il doit aussi admettre que toute expérience particulière de la Réalité vécue et transmise par un maître – rapidement déformée et codifiée par ses disciples – perd le souffle qui l’anime et devient rapidement lettre morte, ou bien, qu’emprisonnée dans les carcans des dogmes religieux, une vérité qui se voulait vivante et donc toujours fluctuante a été vidée de sa substance.
Reconnaissant comme dénominateur commun que ces voies ne visent qu’à accélérer ou perfectionner le mouvement évolutif – que ce soit à des fins personnelles, collectives ou divines, aussi hautes soient-elles – on peut se demander s’il est possible de concevoir une vaste synthèse et dégager les orientations communes qui permettraient d’éclairer le chemin de ceux qui aspirent à « autre chose », et pourquoi pas, aussi, celui de l’humanité.
C’est à une telle démarche que se livrèrent les maîtres de sagesse grecs, à la suite des initiés de l’ancienne Égypte et des rishis de l’époque Védique. Non pas un inventaire des voies et enseignements spirituels – ce qui devait être, même dans l’antiquité, une gageure irréalisable – mais une vision de l’aventure humaine, en particularisant les grandes étapes de son évolution et en signalant les obstacles qui jalonnent le parcours.
Le présent ouvrage se propose donc de montrer que la mythologie grecque est, en son essence, la tentative de réaliser une telle synthèse.
Pour différentes raisons que nous examinerons plus loin, les anciens furent obligés de crypter leurs connaissances sous formes de mythes afin qu’elles ne soient accessibles qu’aux seuls initiés possédant les clefs. Cette étude n’aurait aucun fondement si nous ne commencions par expliciter celles que nous avons retrouvées.
Cette synthèse ne fut pas, chez les premiers poètes grecs, le résultat de spéculations intellectuelles, mais le fruit d’expériences. Homère en est bien sûr la figure la plus grandiose. De nos jours, et à notre connaissance, seul Sri Aurobindo réalisa une synthèse équivalente, donnant même accès à de nouvelles possibilités évolutives. C’est donc bien évidemment sur un rapprochement entre les œuvres de ces deux géants de la spiritualité que sera construite cette étude.
Une telle tentative oblige à un total pragmatisme et à écarter dans un premier temps les expériences particulières et croyances de toutes sortes.
Si évolution il y a – et toute démarche dite « spirituelle » doit s’inscrire dans cette évolution – alors il est nécessaire de plonger dans ses archives, d’en dégager le scénario passé, la phase présente, et d’y intégrer les expériences de ceux qui en poursuivent le mouvement, afin d’ouvrir les chemins du futur.
Deux moyens sont privilégiés pour mettre à jour les lignes directrices de l’évolution passée et présente : l’observation de la nature animale et du développement de l’homme (depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte) et l’investigation intérieure des couches de la conscience.
De cette synthèse, les « initiés » grecs ont fait ressortir trois grands mouvements
– Une évolution propre à l’homme, faisant suite à l’évolution animale dont nous conservons les mémoires, qui suit une progression mentale – celle de l’« intelligence » qui allie logique et intuition – selon sept grandes étapes représentées par les Pléiades. L’humanité dans son ensemble fonctionnerait sur les trois premiers niveaux, et quelques rares individus sur le quatrième.
– Un lent processus de purification des mélanges et impuretés résultant de l’évolution passée, et de libération des supports évolutifs qui ne sont plus nécessaires aux phases futures de l’évolution.
– La croissance d’un « être intérieur », appelé dans cette étude « être psychique » selon le terme grec Ψυχη (Psyché), représenté par Léto et ses enfants, Apollon et Artémis, «appelés à être de plus grands dieux que les enfants de Zeus et d’Héra ».
Tout chemin spirituel, qui n’est en fin de compte qu’une volonté d’accélérer le mouvement de la nature, devrait donc œuvrer :
À développer le mental jusqu’à ce que sa composante logique retrouve sa juste place et devienne un parfait outil d’exécution au service de la Vérité perçue par l’intuition.
À une purification et une « libération » (peurs, ego, désir, attachement, etc.) jusqu’à la réalisation d’une parfaite identité avec le Réel. Cela inclut la libération de tout système, de ce qu’il faudrait réaliser pour parvenir au but ou de toute idée préconçue du chemin hormis celle d’être parfaitement soi-même en Vérité.
À réaliser un transfert de la gouvernance de la nature inférieure, de l’ego à l’être intérieur qui est uni au Divin.
Les mouvements sont indépendants les uns des autres, mais leur résultante est une spirale évolutive, conséquence d’un mouvement d’ascension/intégration et de la nécessité de réaliser dans le vital et dans le corps ce qui l’a été dans le mental. Ce mouvement spiralé fait donc revivre les mêmes types d’expériences mais à des niveaux de conscience différents.
Leur indépendance permet, à toute époque et à tout niveau de progression dans le mental, de procéder au « dévoilement » de notre nature essentielle afin de retrouver un certain niveau de Réalité. Dévoilement pour lequel il n’y a sans doute pas d’autre chemin qu’une implication totale, soutenue par un feu intérieur, dans tout ce que la vie propose à chaque instant, et selon notre propre nature.
Le processus d’ascension/intégration rend nécessaire et permet une plongée toujours plus profonde à rebours dans les mémoires de l’évolution humaine et animale, depuis l’ego humain jusqu’à la formation du « moi » animal, et plus loin encore vers les formes de vie élémentaires. Nous en conservons en effet une forte empreinte et de très nombreux fonctionnements, la plupart du temps inconscients, qui se mêlent à ceux des plans supérieurs et les perturbent.
Toutefois, si les voies d’union avec les mondes de l’Esprit étaient tracées depuis longtemps, les anciens se heurtèrent à ce qui leur semblait des barrières infranchissables dans le processus de transformation des mémoires de l’évolution.
Ces initiés proclamaient en effet l’existence, au-delà des apparences, d’une Réalité en laquelle tous les êtres sont unis, et la persistance d’une illusion de séparation cachant à l’homme sa vraie nature et l’enchaînant à son ego. Ils affirmaient aussi que l’homme a la possibilité de contacter cette Réalité, le « Divin » sous ses formes personnelle ou impersonnelle, et de s’unir à Lui. Par cette union, il pouvait réaliser également son unité avec toutes les créatures, la nature et l’univers. C’est le sens du mot sanskrit Yoga qui signifie « union ». Le terme « yoga » désigna aussi par la suite les méthodes préconisées pour y parvenir.
Cette union fut cependant considérée pendant bien longtemps comme l’aboutissement ultime de tous les Yogas, car la transformation de la nature humaine, pour en faire un instrument parfait de la Vérité, semblait tâche impossible. S’y opposait en effet l’héritage des millénaires de l’évolution. L’union pouvait être réalisée sur le plan mental et vital, mais les initiés se heurtaient à la nature corporelle la plus archaïque, soumise aux soi-disant « lois de la nature », qui opposait un obstacle insurmontable à la transformation. Le mental pouvait être rendu silencieux, le vital pacifié dans une certaine mesure et la racine du désir arrachée, mais les réactions primitives et les habitudes corporelles refusaient obstinément de changer, avec tout leur cortège de souffrances, de maladies et de mort. L’unité avec l’Absolu était réalisée en Esprit mais la nature restait rebelle. L’homme restait rivé à sa nature animale sans réel espoir de transformation. Aussi, bien des systèmes aboutirent-ils à un rejet de la vie terrestre et de ses activités ; les paradis furent exilés hors de la terre en des lieux mythiques du monde de l’Esprit. Ou bien, comme pour beaucoup de nos jours, la conception matérialiste suffit à justifier l’existence.
Mais les sages de la Grèce antique refusèrent de considérer cette défaite comme inexorable et cette scission comme la seule issue : ils contestèrent le bien-fondé d’une existence terrestre qui aurait pour seul but de s’en évader ou d’en jouir sans frein. Cette « réorientation » de la spiritualité fut de leur temps un terrible combat, sans doute mené autant sur le plan intérieur individuel qu’à l’extérieur entre les différentes écoles initiatiques : nous verrons comment la guerre de Troie en relate les épisodes d’autant plus sanglants que les difficultés étaient réputées insurmontables.
Cette ouverture fut toutefois de courte durée, sans doute parce que l’humanité n’était pas prête. La chrétienté imposa en effet à l’Occident l’idée d’un paradis hors de la terre que le croyant doit mériter par une vie de labeur et de souffrances et d’un monde déchu dont il doit être rédempté. (Agenda de Mère Tome 8 p.273 : « La souffrance est une nécessité évolutive pour sortir de l’animalité, de l’inertie animale. » et p.254 : « Le christianisme déifie la souffrance pour en faire l’instrument du salut de la terre. (…) L’action de la religion chrétienne sur la terre a été de déifier la souffrance parce qu’il était nécessaire que les hommes comprennent – non seulement comprennent mais sentent et adhèrent à la raison d’être (la raison d’être universelle) de la souffrance sur la terre comme moyen d’évolution. Maintenant, cela devrait être dépassé, et il est nécessaire de quitter cela pour trouver autre chose. »
Spiritualité et évolution humaine sont donc considérées dans cet ouvrage – et à l’instar des anciens grecs – comme indissociables. Il n’y a donc pas des « choses spirituelles ou sacrées » et d’autres qui ne le sont pas. Et l’évolution ne doit nous conduire ni vers une fuite dans l’Esprit, ni à un déni matérialiste qui rejetterait toute forme de Réalité supérieure et conduirait inexorablement à la glorification des egos.
Il est donc grand temps que notre civilisation occidentale, au matérialisme arrogant, comprenne que la civilisation grecque dont elle se réclame, avait conservé, à l’inverse de la nôtre, un haut degré de spiritualité.
Cette spiritualité qui imprégnait la vie, elle la cachait en son propre cœur, voilée par des mythes dont la signification était celée au monde extérieur. Elle la révélait à quelques chercheurs sincères en des lieux particuliers, les « Écoles des Mystères », dont l’enseignement était plus particulièrement associé à l’une des divinités du panthéon grec. Les plus connues sont celles d’Éleusis et de Samothrace.
Que se passait-il dans ces écoles avant qu’elles ne tombent progressivement en décadence au VIe siècle avant notre ère. Ce processus de décadence et de perte progressive du sacré dans la Grèce antique a été décrit par Julian Jaynes dans son livre « La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit ». Quel enseignement y était-il dispensé, quels rites pratiqués, nul ne le sait exactement. Car les initiés et les candidats à l’initiation étaient tenus au secret absolu (le mot « mystère » vient du verbe grec μυω « se tenir les yeux fermés ou la bouche close »). Ils nous le disent eux-mêmes, comme Apollonios de Rhodes, dans son récit de la quête de la Toison d’or : « Le soir, sur l’ordre d’Orphée, ils abordèrent à l’île de l’Atlantide Électra pour connaître, par d’étonnantes initiations, les rites secrets qui leur permettraient de naviguer avec sûreté sur la mer qui glace d’effroi. Je n’en dirai pas plus long : salut à cette île et à ses dieux indigènes, détenteurs de mystères qu’il ne nous est pas permis de chanter ».
Les enseignements étaient répartis en « petits » et « grands » Mystères. Les petits Mystères semblent avoir été surtout en rapport avec le mythe de Déméter, la déesse de la nature domestiquée, et de sa fille Coré – devenue Perséphone lors de son union avec Hadès – qui dut séjourner une partie de l’année dans la demeure de son époux au royaume des ombres.
Les grands Mystères semblent s’être appuyés davantage sur les mythes de Dionysos et d’Orphée qui, selon la légende la mieux connue, voulut ramener sa femme bien-aimée du royaume d’Hadès.
Tout le monde s’accorde à penser que ces Mystères se rapportaient à un enseignement spirituel où devait figurer une épreuve de confrontation à la mort, et que les rites de purification y tenaient une place centrale.
Mais comment les candidats à la seconde initiation, les « Mystes », franchissaient-ils les degrés pour atteindre l’Illumination (Elampsis Ελλαμψις) qui en était la consécration et donnait droit au nom d’ « Époptes », nul ne le sait. Les seuls éléments dont nous disposons pour en connaître la teneur, ce sont les mythes. (L’initiation aux Mystères comportait deux étapes : “les petits Mystères”, qui donnaient droit au nom de “Myste” – celui qui est initié aux mystères -, et les “grands Mystères” après lesquels on devenait “Epoptes” – degré de contemplation qui était le plus haut degré de l’initiation.)
Nous allons voir qu’ils sont une fabuleuse mise en scène de la synthèse évoquée plus haut et des enseignements qui l’accompagnent. Construits avec une précision et une rigueur mathématiques, ils forment un extraordinaire outil mnémotechnique qui donnait des repères aux maîtres spirituels de la Grèce ancienne pour guider leurs disciples.
Les différentes versions d’un même mythe contiennent parfois des éléments à priori contradictoires, et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, peut être incriminé le mode de transmission : ceux qui nous les ont rapportés n’étaient pas tous des initiés, mais souvent des historiens ou des mythographes. En second lieu, il parut nécessaire à certains, au cours du temps, de lever des ambiguïtés, et donc de préciser la nature des évènements ou les caractéristiques des personnages en y ajoutant d’autres filiations ou d’autres histoires. C’est le cas le plus courant. Enfin, le temps fit son œuvre et la signification des mythes fut de moins en moins bien comprise, ce qui occasionna de nombreuses erreurs.
Depuis près de trois mille ans, tous ces textes ont gardé leur secret, si bien protégé que nombre d’auteurs, quelques siècles après Homère, pouvaient déjà totalement se méprendre sur leurs significations. Aujourd’hui, la plupart de nos contemporains ne voit dans les mythes que le résultat d’une construction imaginaire collective élaborée à partir d’un inconscient primitif commun à tous les peuples.
Cette loi du silence, dont la transgression était sévèrement punie, ne s’appliquait pas uniquement aux Mystères mais aussi aux mythes : Eschyle faillit perdre la vie, accusé d’avoir révélé, dans des tragédies aujourd’hui disparues, certains détails concernant les généalogies divines que seul un initié pouvait connaître. Mais bien au-delà de la menace extérieure, c’est une crainte spontanée et sacrée du Divin qui permettait de conserver tout naturellement le secret.
Ne devait être divulgué que ce qui strictement contribuait à entretenir la religion publique. En effet, celle-ci faisait appel aux mythes mais ne les explicitait pas. Elle s’appuyait sur des images des forces de la nature suffisamment proches des réalités quotidiennes pour que la compréhension des mythes ne s’impose pas comme une nécessité absolue. Cette déconnexion progressive entre les mythes fondateurs et la pratique de la foi s’observe dans presque toutes les religions. Car pour ces dernières, il ne s’agit pas tant de comprendre que de croire et d’adorer. Et les images sont suffisamment porteuses d’émotion pour satisfaire le plus grand nombre. Alors qu’à l’inverse, le chercheur de Vérité ne peut se satisfaire de vérités mortes. Il veut absolument comprendre et obtenir des réponses à ses questions angoissées ainsi qu’à son aspiration à une autre façon d’être au monde.
Cette pratique du secret n’était d’ailleurs pas le seul apanage des grecs, mais elle était commune aux peuples de cette époque. C’est ainsi, par exemple, que furent protégés de toute divulgation les enseignements contenus dans les textes védiques, les mythes égyptiens et les premiers textes de la Bible.
Avant d’aborder les clefs de décryptage, il convient d’anticiper sur plusieurs questions d’ordre général.
Tout d’abord, quel crédit accorder à la présente interprétation alors que la mythologie grecque a déjà fait l’objet d’analyses approfondies par un très grand nombre d’experts hautement qualifiés ?
Si les mythes sont l’expression voilée d’un contenu spirituel, il est vraisemblable que tous ceux qui ne possèdent pas une connaissance spirituelle approfondie reposant, du moins en partie, sur leur propre expérience, n’aient aucune chance de déceler leur sens le plus profond ni de dépasser les apparentes incohérences entre leurs différentes versions.
Et ceux qui détiennent cette connaissance, soit ne se sont pas intéressés à la mythologie, soit n’ont pas voulu révéler ce qu’ils en avaient compris, probablement pour les mêmes raisons que ceux qui avaient choisi d’en voiler le sens.
Comment croire en effet que les mythes ne soient qu’un amalgame de contes et légendes uniquement destinés à l’éducation morale des peuples ? Et pourquoi une telle sophistication de leurs structures internes ?
Imaginons les sociétés près d’un millénaire avant notre ère. La transmission de la connaissance se faisait le plus souvent oralement. Rares étaient ceux qui savaient lire et écrire en dehors de la classe sacerdotale. Les alphabets étaient encore de nature sacrée. C’est-à-dire que les lettres exprimaient des énergies, des principes et des lois divines et cosmiques. Le temps n’était pas si lointain où la gravure sur pierre des premiers hiéroglyphes soulignait le sens sacré et éternel dont ils étaient porteurs. Et à peine quelques siècles plus tard, vers la fin du 8e siècle avant J.-C., Homère nous légua l’Iliade et l’Odyssée.
Sans trop de risque d’erreur, on peut donc supposer que les prêtres et les initiés grecs, dépositaires à la suite des Égyptiens de la connaissance orale accumulée depuis des centaines, voire des milliers d’années, avaient pour préoccupation majeure la sauvegarde de ce qui avait le plus de valeur à leurs yeux. Et ce qui est le plus important pour un peuple n’est-il pas la synthèse de ses connaissances les plus avancées sur l’homme et sa destinée, et non quelques contes pour enfants sortis d’un supposé imaginaire collectif.
Et si l’on osait prétendre que les hommes à l’origine de ces brillantes civilisations étaient encore des êtres ignares au mental fruste et balbutiant, il faudrait expliquer par quel mystère évolutif ces peuples ont pu générer quelques dizaines d’années plus tard des philosophes dont beaucoup de nos contemporains ont encore du mal à suivre la démarche. L’apparition de l’écriture ne coïncide pas avec le début de l’intelligence et de la conscience humaine, loin de là.
C’est par une découverte progressive, grâce aux clefs d’interprétation proposées, que le lecteur pourra se pénétrer de la cohérence des récits, à la fois dans leur structure globale et dans leurs moindres détails, et saisir la raison d’être des différentes versions, même dans leurs contradictions apparentes. Peu à peu s’organiseront et s’animeront les principales structures autour desquelles gravitent plus de deux mille personnages.
Ces mythes avaient aussi une fonction de support de la religion et de l’éducation morale du peuple. Mais bien au-delà, ils étaient, en tant que synthèse de la connaissance spirituelle, l’un des outils pédagogiques dont disposaient les maîtres de sagesse qui en révélaient progressivement la signification à leurs disciples par le biais des Mystères.
Mais depuis, les Écoles de Mystères ont disparu et les maîtres authentiques se sont fait rares. Nous sommes descendus un peu plus profond dans la nuit qui, selon la Genèse, est « désirable pour acquérir le discernement ».
Mais, en contrepartie, nous nous sommes aussi rapprochés de l’aube, et c’est à son approche que la nuit est la plus noire.
À notre époque, il est souvent difficile de trouver une voie et de persévérer, alors même que toute recherche spirituelle est suspecte et que les vraies valeurs sont inversées sans que l’on s’en rende toujours bien compte. Le chercheur manque de repères, se fourvoie dans nombre d’impasses, et frappe à de nombreuses portes qui n’ouvrent que sur le vide.
Ce que nous découvrirons derrière ces mythes, c’est une carte sans chemin, mais qui permettra de situer la grande variété des enseignements spirituels. Y figurent aussi certains jalons, les pièges, les impasses et les préparatifs nécessaires au voyage, car le chemin spirituel est une conquête où les risques d’égarement sont nombreux et les dangers réels.
Si les voies d’évolution sont innombrables – car chacun doit suivre son propre chemin – les grandes étapes sont universelles, comme le sont celles de la croissance de l’être humain depuis la conception : se tenir debout, marcher, parler, devenir autonome, etc. Cependant, la carte établie par les initiés grecs ne s’étend pas jusqu’au bout du chemin qu’ils entrevoyaient – la matière divinisée -, car ils ne savaient pas encore comment franchir les dernières étapes. C’est pourquoi les derniers travaux d’Héraclès – le plus magnifique représentant des chercheurs de vérité – ont lieu dans des contrées mythiques.
Afin d’éclairer la signification de certains passages, quelques indications issues de l’expérience et de la compréhension de l’auteur ont été ajoutées à l’interprétation.
Aussi, le lecteur devra garder à l’esprit tout au long de la lecture ces quelques mises en garde :
« Ne crois rien parce qu’on t’aura montré le témoignage écrit de quelque sage ancien, ne croit rien sur l’autorité des maîtres ou des prêtres, mais ce qui s’accordera avec ton expérience et après une étude approfondie satisfera ta raison et tendra vers ton bien, cela tu pourras l’accepter comme vrai et y conformer ta vie. » Bouddha
« La vérité est un pays sans chemin… » Krishnamurti
« Si tu ne veux pas être le jouet des opinions, vois d’abord en quoi ta pensée est vraie, puis étudie en quoi son contraire est vrai ; enfin découvre la cause de ces différences et la clef de l’harmonie de Dieu. » Sri Aurobindo
« …personne ne possède la Vérité, personne ne sait l’action juste, personne ne connaît la bonne façon. La seule façon, c’est de trébucher et de chanceler et de se cogner et même de tomber et de continuer encore et encore… Il n’y a pas de certitude – la seule chose incontestable est ce besoin brûlant dans nos cœurs. » Satprem
La deuxième question d’ordre général est celle du cryptage : pourquoi la connaissance la plus élevée a-t-elle été dissimulée sous l’apparence de contes, alors qu’aux yeux d’un homme du 21ème siècle, ces textes ne semblent présenter absolument aucun secret de nature à mettre en danger les personnes ou les civilisations. (L’habitude du secret dans le domaine de la recherche spirituelle est une tendance universelle, plus ou moins prononcée selon les époques.)
Les raisons sont multiples. En voici deux :
La première, c’est que la recherche spirituelle est au-delà des idées couramment admises, des croyances et des dogmes, et se heurte le plus souvent à l’incompréhension, si ce n’est à l’hostilité générale.
Quant aux autorités religieuses, c’est leur crédibilité – et donc le fondement de leur autorité – qui est menacée par une recherche authentique, comme l’Histoire le confirme.
Cette raison suffit à justifier le retrait du monde pour nombre de chercheurs de Vérité, ou du moins la volonté de passer inaperçus « en endossant l’habit de leur pays » (l’une des règles imposées aux apprentis alchimistes).
La seconde raison, c’est le risque que certains fassent mauvais usage des connaissances et des pouvoirs que l’on peut acquérir sur le chemin spirituel et pire, s’y engagent dans cet unique but. Ce risque devait être réel dans les temps anciens, car les « pouvoirs » étaient beaucoup plus facilement accessibles que de nos jours. Par le terme « pouvoirs », il faut surtout entendre les capacités à gouverner le psychisme d’autres êtres humains ou à se mettre consciemment en relation avec d’autres plans d’existence pour parvenir à ses propres fins, plutôt que ce que l’on nomme de nos jours « facultés paranormales ». Il est encore fait appel à ce type de connaissances dans le cadre, par exemple, de certains rituels africains ou des « chamanismes ». Mais le processus d’individuation dans lequel l’humanité s’est engagée de plus en plus profondément au cours des derniers millénaires a rendu ces pouvoirs difficiles d’accès sans toutefois les avoir supprimés. Car ils supposent une capacité d’identification qui s’est peu à peu perdue jusqu’à devenir presque impossible à acquérir de nos jours.
Prologue
Ce travail ne prétend aucunement avoir mis à jour la totalité des clefs ni être exempt de toute erreur d’interprétation. Des intuitions, régulièrement, ont ouvert des pistes menant à une compréhension toujours plus vaste, par une approche en spirale qui obligea à revenir maintes fois sur les hypothèses précédentes.
Il était impossible de donner une interprétation de toutes les versions pour tous les mythes et tous les personnages. Il y faudrait plusieurs dizaines de volumes. Cet ouvrage s’attache donc à dégager la structure principale et le sens des principaux mythes. La méthode de déchiffrement donnée dans le premier chapitre permettra au lecteur d’approfondir à son gré.
Une grande partie de l’interprétation repose sur le décryptage du symbolisme des noms propres. Il semble donc évident, trois mille ans après, que la prudence reste de mise. Le détail du déchiffrement de ces noms propres figure dans une annexe en fin de l’ouvrage.
Nous verrons dans le courant de l’étude que les différentes variantes et les ascendances généalogiques multiples furent introduites pour lever une ambiguïté, trancher un désaccord entre les différentes écoles initiatiques, enrichir la connaissance du chemin, ou encore pour parer à la perte progressive du sens. Le plus souvent, la variante la plus significative – et la plus cohérente avec l’étape correspondante du chemin spirituel – a seule été retenue.
Dans le cadre de cet ouvrage, les récits n’ont pu être toujours rapportés dans leur intégralité. En particulier, les « listes » de personnages (ou d’animaux) qui toutes décrivent un ensemble de « réalisations » ou de « conditions » préalables à une certaine expérience spirituelle, ont dû être abrégées.
Certains détails ne sont mentionnés que dans l’interprétation qui suit le récit des mythes. Et d’une manière générale, la préférence a toujours été donnée à la version qui semblait la plus proche de la source initiale orale, même si sa transcription fut plus tardive.
Le premier tome fournit les bases nécessaires au déchiffrement. Les volumes suivants exposent les enseignements théoriques et les descriptions des expériences qui jalonnent le chemin, selon les deux grandes voies exposées plus loin, la progression dans le mental et la voie de la purification/libération.
Durant le déchiffrement, il nous est apparu que la connaissance cachée dans les mythes s’était perdue rapidement, déjà même probablement en partie chez les auteurs tragiques. Les textes d’Eschyle et d’Euripide, bien que constituant souvent les seules sources, sont à considérer avec précaution, car les mythes primitifs ont été souvent déformés. Pour étayer leur dramaturgie, ces auteurs, non seulement ont fait descendre les enjeux des grands mythes au niveau de notre humanité, mais ont introduit des variantes qui n’ont que peu de rapport avec le sens profond des récits. Par jeu, nécessité de secret ou pour donner à leurs œuvres théâtrales une valeur d’édification morale, ils présentèrent certaines histoires à l’inverse de ce qu’un initié devait comprendre.
Eschyle, par exemple, glorifie les défenseurs de Thèbes, car il est criminel de se retourner contre sa propre cité. Or le chercheur doit entendre que ce sont les attaquants qui sont dans le juste, le mythe traitant de la purification des centres d’énergie dans le corps.
Il serait sans doute plus juste d’utiliser au lieu du mot « chercheur » un mot comme « voyageur » ou « aspirant » car il ne s’agit pas tant d’une quête mentale que d’une aspiration de tout l’être à une autre manière d’être, à une autre humanité. Nous avons toutefois conservé dans cette étude le terme consacré par la tradition.
De même, les textes des historiens ou des mythographes, doivent être passés au crible de l’intuition et de l’expérience. Mais la Bibliothèque d’Apollodore, datée du Ier ou IIe siècle après J.-C reste le plus souvent la source la plus complète et la plus fiable pour de nombreux mythes.
Notons aussi que, des deux grands précurseurs, Hésiode est le plus théoricien et Homère le plus pragmatique. Le Catalogue des Femmes (Poème épique daté du VIIe siècle avant J.-C également connu sous le nom d’Éhées ou Éées), attribué à Hésiode, est un recueil de fragments auquel nous avons accordé une importance majeure.
Cette étude prend très peu en compte la mythologie latine. En effet, dans ses commencements, le monde romain a rejeté les formes occultes du sacré, et ce n’est que tardivement, en vue d’asseoir la divinité des empereurs, qu’il s’est emparé des mythologies des territoires conquis, en particulier de celle de la Grèce.
Parmi les poètes latins les plus célèbres, Virgile a rattaché l’Énéide à la mythologie grecque d’une façon qui laisse à penser qu’il en connaissait le sens général. Ovide, par l’exactitude symbolique des récits de ses « Métamorphoses » – qui ne relatent presque exclusivement que les mythes grecs – semble avoir été davantage initié à leur sens.
Signalons aussi deux ouvrages contemporains qui nous ont fourni une aide précieuse : le livre de Timothy Gantz, Mythes de la Grèce archaïque et, pour les différentes ascendances généalogiques, celui de Carlos Parada Genealogical guide to greek mythology.
En ce qui concerne l’orthographe des noms propres, on a retenu la version qui nous a paru la plus appropriée : soit la forme altérée que les auteurs tragiques latins ou français ont fait connaître – Ulysse, par exemple, dont le nom exact est Odyssée dans les textes d’Homère, ou encore Pollux, initialement Poludeukes -, soit l’orthographe anglaise, soit encore la forme translitérée (les deux dernières, plus proches de la forme grecque, facilitant l’interprétation à partir des lettres structurantes.)
Enfin, il reste à signaler que le mot « dieu » est réservé dans cet ouvrage aux dieux de la mythologie, puissances qui œuvrent au développement de la conscience humaine.
Pour désigner l’Absolu, quel que soit le nom qu’on puisse lui donner, et afin d’éviter les associations de pensée quasi inévitables lorsqu’on emploie le mot « Dieu », il a semblé préférable d’utiliser aussi plusieurs autres termes comme Réalité, Réel, Un, Divin, Vérité et Suprême.
Cet Absolu ne doit pas en effet être associé au Dieu des religions, car il ne peut être limité à une vérité unique, pas plus qu’à un Dieu extérieur à sa création, conception induite par la dualité omniprésente. Dans cet ouvrage, il fait référence à un état d’être, à une perfection vers laquelle l’humanité tend à travers les âges. Il représente l’idée que chacun peut se faire de la suprême Conscience de Vérité que nous devons apprendre à connaître et devenir.