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Puis les héros furent « terrifiés par une espèce de nuit qu’on qualifie de sépulcrale : cette nuit sinistre, ni les étoiles ne la perçaient, ni la clarté de la lune. Ce n’était qu’une noire béance émanée du ciel ou bien je ne sais quelles ténèbres surgies du plus profond des abîmes. »
Jason invoqua alors Apollon. Dans son angoisse, ses larmes ruisselaient. Le dieu l’entendit et brandit son arc qui alluma tout alentour une éblouissante clarté. Une petite île escarpée apparut qu’ils appelèrent Anaphé, l’Île de l’Apparition.
Cette expérience de la « nuit sépulcrale » et de « l’éblouissante clarté » constituent les expériences les plus marquantes que peut vivre un chercheur lors de cette première grande expérience d’ouverture de la conscience ou d’illumination.
Apollonios ne donne pas plus de détail. Dérogeant à la règle que je m’étais fixée de passer sous silence ma propre expérience, c’est sur mon propre vécu que je m’appuierais pour décrire cette expérience, car ce témoignage pourrait peut-être en donner une idée. Il faut toutefois souligner qu’il peut y avoir une très grande variété d’expériences selon les centres qui sont touchés et s’ouvrent à ce moment-là. Sri Aurobindo précise que cette première expérience peut être aussi bien une ouverture de l’esprit qu’une ouverture du cœur, et aussi un mélange des deux.
Cette « nuit sépulcrale » ne fut pour moi que l’une des premières manifestations d’une puissante expérience qui se maintint pendant une semaine et s’atténua ensuite progressivement durant environ deux à trois semaines.
Cette « nuit » est si particulière qu’il est très difficile de la dépeindre. Elle fut de courte durée, environ deux heures, et totalement indépendante des activités extérieures : j’étais à mon bureau en train de travailler lorsque cela m’a envahi. J’avais la chance d’avoir un bureau isolé et personne ne m’a dérangé ce matin-là. Ce n’était donc ni un état de transe, ni un quelconque état obtenu par la concentration ou la méditation.
Je fus soudain plongé dans une réalité parallèle qui s’est superposée à la réalité ordinaire et relevait tout autant de la sensation que de la vision. Il n’y avait ni douleur, ni souffrance, ni peur, ni angoisse, et pourtant je contemplais un néant absolu, où il n’y avait pas le moindre souffle de vie, ni même la moindre espérance que cette « béance » s’animât. Il ne pouvait y avoir de trace de désespoir, puisqu’il n’y avait aucun sentiment. Je n’avais pas non plus de sensations, et donc aucune impression ni de chaud, ni de froid, ni de vie, ni de mort, ni d’ombre, ni de lumière. Dans cet espace, il n’y avait pas de pensée, pas de vie, pas de temps. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, j’étais à la fois totalement présent à mon environnement de bureau et également en présence de cette « béance », ténébreuse mais non pas noire, qui évoque la distinction faite par Hésiode entre l’Érèbe (Erebos) et la Nuit (Nyx) à l’origine de la manifestation. C’était comme un gouffre insondable qui remplissait d’un sentiment qui ne ressemblait à rien de connu. J’avais le sentiment de me tenir miraculeusement en équilibre sur une arête très étroite qui s’avançait au-dessus du gouffre, et il était impératif que j’avance sur cette crête, car l’enjeu était considérable.
Cet état pourrait se définir comme l’immersion dans une négation absolue, mais une négation de quoi ? On ne le sait pas encore, mais l’expérience d’éblouissement qui suit donne un aperçu fulgurant de son opposé.
Voici comment Satprem de son côté relate cette expérience : « Tout d’un coup, je me suis trouvé dans une obscurité formidable – on dit « la nuit », mais notre nuit est lumineuse à côté de ce noir ! Un noir absolu, qui était comme l’essence du noir, qui ne vibrait d’aucune vibration permettant de dire « il fait noir » : il ne faisait pas noir, c’était LE noir, comme la mort, sans aucune vibration, sans une étincelle de noir. Une densité de noirceur suffocante. C’était suffocant, on était là comme dans la mort – et en fait, c’était la mort. Et puis, j’ai eu l’impression (je dis impression, mais ce n’était pas vague du tout, c’était affreusement concret, seulement je ne voyais pas : je pensais, je touchais), l’impression d’être suspendu dans un abîme, les deux pieds sur une minuscule saillie de quelques centimètres de large, contre une paroi – une paroi formidable, verticale, noire comme une coulée de basalte – qui s’enfonçait dans un gouffre. (…) Il fallait que je passe de l’autre côté. (…) Tomber là, c’était pire que la mort, c’était la mort dans la mort. (…) Et puis… le silence, écrasant, massif, comme un monde de négation absolue, implacable, où on ne doit pas être, on ne peut pas être. »
Cette nuit sépulcrale est probablement celle que Sri Aurobindo nomme « la nuit du Python gris », le symbole inverse de la lumière d’Apollon.
« Il était seul avec la Nuit du python gris.
Un Rien sans nom, dense, conscient, muet,
Qui semblait vivant, mais sans corps et sans mental,
Assoiffé d’annihiler toute existence
Pour être à jamais seul et nu. »
Les heures et les jours qui suivirent furent marqués par différentes expériences dans une ambiance assez particulière.
D’abord des sensations :
- celle d’une très grande clarté dans le mental qui me donnait un sentiment de lumière, d’où le nom donné à l’expérience : « l’illumination ». Elle était accompagnée de perceptions intuitives associées à un sentiment d’absolue certitude.
- celle d’être un véritable bulldozer, d’être empli de forces en harmonie avec la réalité extérieure et qui me donnaient le sentiment que rien n’était impossible.
- pour la première fois de ma vie, celle d’être, très temporairement, libéré de l’ego qui était remplacé par un autre Moi, plus vaste, plus joyeux, sans peur, accompagné d’un fort sentiment de « présence » au monde.
- celle que mes actes avaient leur source à l’intérieur et non plus à l’extérieur.
Ensuite les évènements semblaient se produire selon une miraculeuse synchronicité, expression d’une harmonie générale. Par exemple, si j’avais besoin de rencontrer quelqu’un, je le croisais aussitôt dans la rue.
Ces forces issues des plans supérieurs pénètrent bien sûr aussi dans le vital, ce qui provoqua, au maximum de l’intensité, des pleurs de gratitude et de joie, et aussi d’autres débordements d’énergie vitale que je maîtrisais avec peine. Lorsqu’on voit comment quelques gouttes de cette force, en 1968, ont entraîné les barricades, on peut deviner ce que produit un petit ruisseau dans un individu. Car l’expérience fut pour moi à peu près du même ordre, mais à des degrés d’intensité différents.
Durant les quelques jours les plus intenses, il m’a été donné de vivre quelques autres expériences, en particulier des « révélations » sous la forme de songes puissants, de messages auditifs et visuels, qui me donnèrent quelques grandes indications sur la « tâche » à remplir dans cette vie, sans toutefois encore en définir précisément les modalités. Ce sera la raison de la mort de Pélias au retour de Jason à Iolkos, la fin de celui « qui avance dans l’ombre ». Par exemple, il m’a été dit « qu’il y aurait deux enfants à naître » et chacun d’eux était l’objet d’une phrase énigmatique que je ne devais comprendre qu’avec les années. Je pense qu’avec le décryptage de la mythologie grecque, le premier enfant est né. J’ai reçu également certaines informations sur la structure du Caducée et la transformation future des énergies dans l’Arbre de Vie qui m’étaient nécessaire pour ce travail de décryptage.
Je ne connais que très peu de témoignages de cette expérience qui permette d’en avoir une vision plus large. Rappelons cependant qu’il s’agit d’une brève réponse « d’encouragement » et non d’un aboutissement.
Il faut aussi noter que la plupart des récits d’expériences spirituelles ont été rapportées par des hommes dans une époque où les vibrations mentales les favorisaient. Cette influence qui mettait l’accent sur l’aspect séparateur, et donc sur le mental logique, était nécessaire pour l’individuation. Mais elle favorisait aussi pour les hommes les expériences d’ouverture de la conscience rassemblées sous le terme « illumination ». Les femmes, en revanche, ne semblent pas passer habituellement d’abord par ces grandes expériences d’illumination de l’esprit. Si les voies privilégiées pour les hommes sont en effet celles du mental et du vital qui donnent accès à la Conscience, celles des femmes sont d’abord celles du corps et du psychique (le cœur non émotif, l’âme) qui ouvrent à la Joie.
Si comme beaucoup le pressentent, l’humanité vit un tournant dans lequel la prépondérance des forces d’union va reprendre l’avantage, et donc le mental intuitif, alors la voie des femmes sera à son tour privilégiée. Mais il faut prendre en compte que cette bascule se produit sur plusieurs centaines d’années.
Il serait donc nécessaire que les voies des femmes soient elles aussi mises en mythes et clarifiées.
Le contact qui a été établi reste gravé à jamais dans la mémoire intérieure. Il en subsistera un point de certitude, le souvenir d’un état déjà entrevu bien longtemps auparavant avec Phrixos, que le chercheur n’aura de cesse de vivre en permanence, un état où « Ça existe ».
Le nom que les Argonautes donnèrent à l’île escarpée « Anaphé » provient selon le texte lui-même du verbe signifiant « faire briller, faire paraître ». Il est traduit habituellement par « Apparition ». Une traduction davantage en accord avec le sens profond serait « ce qui fait paraître dans la lumière », « ce qui révèle ou dévoile ». Avec les lettres structurantes, ce nom exprime l’évolution d’une descente de la conscience supérieure dans l’être (qui provoque un rayonnement), ce qui confirme que l’expérience n’est pas tout d’abord d’origine psychique mais trouve bien sa source dans les plans supérieurs du mental.
La dernière partie du récit d’Apollonios concerne le yoga qui se développe après cette première grande expérience, mais l’auteur ne donne pas de détails.
Alors que les Argonautes avaient délié les amarres pour repartir, Euphémos se souvint de son rêve alors qu’endormi il tenait entre les mains la motte de terre offerte par Triton : elle était arrosée par des gouttes de lait puis se transformait en jeune fille. Sous l’effet d’un désir irrépressible, il s’unissait d’amour avec elle mais se repentait tout aussitôt, se figurant avoir eu commerce avec sa fille. Mais celle-ci le rassurait en disant : « Née du sang de Triton, je suis, ami, la nourrice de tes enfants et non ta fille : oui, j’ai pour parents Triton et Libye. Mais confie-moi aux filles de Nérée, que j’habite la mer près de l’Ile de l’Apparition ; je monterai plus tard vers les rayons du soleil afin d’accueillir tes neveux ».
Sur la recommandation de Jason, Euphémos jeta la motte à la mer. Il en surgit tout aussitôt une île, Callisté « la très belle », nourrice sacrée des fils d’Euphémos. Ceux-ci habiteront tout d’abord la Lemnos des Sintiens, puis Spartes, avant de rejoindre Callisté « la très belle ».
La puissance spirituelle représentée par Triton a déposé un symbole d’incarnation dans la conscience du chercheur (le cadeau de la motte de terre récupérée par Euphémos).
Euphémos, fils de Poséidon, est « celui qui prononce des paroles de bon augure ». Il indique la vision « positive » de l’évolution à long terme. En prémonition des temps futurs, son rêve annonce tout d’abord la nécessité d’une période de purification dans l’incarnation (lorsque la matière, le corps, aura été nourri par des gouttes de lait). Puis viendra une conscience humaine nouvelle qui ne sera pas le résultat de la propre ascèse du chercheur (la jeune fille qu’il ne nourrira pas de son propre lait) mais qu’il prendra pour but (avec laquelle il s’unira) et qui le conduira vers des expressions limitées de la lumière supramentale (les rayons du soleil).
En attendant, cette « conscience nouvelle » devra être confiée aux forces qui sont à la racine de la vie consciente (les filles de Nérée) et le sentiment ou la mémoire de cette première grande expérience devra être maintenu.
Autrement dit, ce n’est pas la seule ascèse personnelle qui pourra opérer la transition vers le « surhomme », car pour accéder à ce nouvel état, le chercheur devra avoir remis l’intégralité de son yoga entre les mains de l’Absolu.
Le sens du terme « surhomme » employé ici est celui donné par Satprem dans son livre La genèse du surhomme. Cet auteur nomme ainsi celui qui s’imprègne de la « nouvelle conscience » décrite de manière détaillée par Mère dans l’Agenda de l’année 1969. Il ne fait référence ni au chercheur parvenu au plan du surmental, ni au surhomme de Nietzche qui se veut une amélioration de l’homme existant. Cette nouvelle conscience préparera l’humanité à la transformation supramentale.
Le chercheur lance tout aussitôt « cette matière renouvelée » dans le flux de la vie, ce qui permet une première matérialisation de la « tâche » à accomplir, de son « but de vie ». L’île « très belle », et donc très vraie, est ce point d’ancrage sur lequel le chercheur va pouvoir s’appuyer pour la suite de son yoga.
Les fils d’Euphémos (ceux qui vont dans le sens de l’évolution juste) devront d’abord habiter Lemnos. C’est là, rappelons-le, que les Argonautes s’unirent aux femmes qui avaient tué leurs maris. Il s’agit donc d’une purification approfondie concernant les formes spirituelles fausses et le mouvement archaïque captateur à la racine de l’ego (les Sintiens sont des « rapaces »). Il s’agit fondamentalement d’une réunification des polarités, de la réalisation d’une unité humaine.
Puis ils devront vivre un renouveau (Sparte « ensemencement ») avant de rejoindre l’île « très belle » qui fut renommée Théra « le mouvement exact de l’évolution intérieure ».
Mais nous dit Apollonios, ces évènements sont arrivés « longtemps après Euphémos », c’est-à-dire longtemps après que le chercheur en eut reçu la prémonition.
Les héros n’eurent plus d’autres épreuves jusqu’à leur arrivée en Grèce.
Et pour conclure son récit, Apollonios ajoute :
« Puissent ces chants, d’année en année, être pour les hommes toujours plus doux à chanter ».
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