LES JUMENTS DE DIOMÈDE

Eurysthée demanda à Héraclès de lui ramener les Juments de Diomède. Celles-ci symbolisent l’attrait pour les ascèses excessives qui contraignent les énergies de vie et doivent donc être redressées

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Diomède, un fils d’Arès et de Cyrène, était roi du peuple Thrace des Cicones (Kikones) ou selon d’autres, des Bistones qui étaient très belliqueux. Ses juments se nourrissaient de chair humaine. (Sur les céramiques les plus anciennes, figurent parfois des étalons et même des chevaux ailés.) 
Selon Pindare, le héros qui devait accomplir le travail sans aide donna un passant à dévorer aux juments pour les occuper tandis qu’il les harnachait. Diomède essaya de s’opposer au héros et mourut dans le combat qui s’ensuivit. Les animaux, une fois calmés, se laissèrent docilement emmener.
Selon Diodore, les mangeoires étaient en bronze et les juments y étaient attachées par des chaînes. Le héros leur donna leur propre maître Diomède à dévorer et elles furent ainsi guéries de leurs mauvaises habitudes. Il les ramena ensuite à Eurysthée qui les consacra à Héra et s’assura de leur descendance.
Dans la version d’Apollodore, Héraclès avait emmené avec lui des volontaires parmi lesquels Abdèros (un fils d’Hermès) aimé de lui (certains disent qu’il était son amant). Il fit violence aux valets préposés aux mangeoires et emmena les juments vers la mer. Comme les Bistones le poursuivaient, il les confia à Abdèros qui se fit déchiqueter. Après avoir vaincu les Bistones et tué Diomède, Héraclès fonda la cité d’Abdère et emmena les juments. Elles furent remises en liberté par Eurysthée et se rendirent sur le mont Olympe et y furent tuées par des bêtes sauvages.

Les textes ne nous livrent guère plus de détails concernant ce travail. Pour l’essentiel, il s’agit des « mauvaises habitudes » (la chair humaine comme nourriture) qu’un roi de Thrace avait données à ses chevaux sur lesquels il exerçait de fortes contraintes.
Le cheval est symbole de la force, de la puissance qui entraîne le yoga, et aussi de la force vitale.

Ce travail se passe en Thrace, la province de l’ascèse située au Nord Est de la Grèce où souffle Borée, le vent du Nord. Ce dernier est l’un des « souffles » de l’Absolu encourageant l’effort pour la réalisation du travail de purification et de transformation dans un mouvement juste d’incarnation, avant que le chercheur n’ait abandonné ce dernier entre les mains de son être psychique. Rappelons qu’Apollon, le dieu de la lumière psychique, demeure en Hyperborée, et donc au-delà de l’ascèse.

Si le travail précédent mettait l’accent sur les risques d’une consécration insuffisante du pouvoir du mental lumineux lors des premières expériences spirituelles, pouvoir qui est alors dévié au profit de l’ego, celui-ci dénonce une austérité et des contraintes excessives sur les forces vitales qui ruinent une juste ascèse et conduisent à un dessèchement de l’être ou à une amputation de ses potentialités et qualités. Cette déviance est soutenue par la croyance erronée que cet excès plaît au Divin, alors que le chercheur se raccroche en réalité à l’ego de toutes ses forces. Il s’éloigne alors du Réel par la violence même de ses efforts pour Le « sentir » et Le « saisir ».
Diomède « celui qui médite avec pour objet le divin ou se préoccupe du divin » est en effet ici le roi des Cicones « ceux qui travaillent en force ». Son père est Arès, le dieu qui œuvre à l’individuation et veille à la destruction des formes périmées, et sa mère est Cyrène (Kyréné) « l’autorité ». Le chercheur contraindrait donc ici sa propre nature par un excès d’autorité « séparatrice », ce qui le conduit à rejeter parfois violemment un juste processus d’incarnation. Il utilise la force qui lui est donnée (les chevaux) pour se « dévorer » lui-même, alors que le chemin comporte au contraire l’exigence de développer au mieux toutes ses capacités.

On peut aussi voir en Diomède celui « qui pense le divin », et du fait de ses parents Arès et Cyrène, « celui qui en a une idée préconçue et séparée de lui-même », idée génératrice d’un « censeur » intérieur. Lorsque celui-ci agit dans une volonté de purification, il élimine en même temps les facultés indispensables au perfectionnement de la nature dans son intégralité. (Le Diomède homonyme de la guerre de Troie représenterait une idée beaucoup plus vaste du Divin.)

Cette histoire peut aussi être rapprochée de celle du Glaucos homonyme (habituellement identifié au fils de Sisyphe) tué par Iolaos lors des jeux funèbres en l’honneur de Pélias. Lui aussi nourrissait ses chevaux de chair humaine et fut dévoré par eux lorsqu’ils en furent privés. L’histoire dénonçait l’habitude de l’intellect de puiser dans les réserves mentales pour soutenir le vital.
Le présent travail d’Héraclès pourrait alors aussi être compris de la même façon, comme une contrainte excessive sur les forces vitales, lesquelles sont soutenues en affaiblissant le mental.

Sri Aurobindo a insisté sur cette déviance : « C’est une grave erreur d’imaginer que la spiritualité s’épanouit le mieux sur un terrain appauvri avec une vie à moitié tuée et un intellect découragé et intimidé. La spiritualité qui s’épanouit de cette façon-là est quelque chose de morbide et de maladif qui s’expose à des réactions dangereuses. »

Longue est la liste des contraintes que le chercheur peut exercer sur lui-même sous couvert de purification et au détriment des ressources de sa nature extérieure : la lutte contre tout ce qui peut lui sembler impur ou contredire le chemin tel qu’il le conçoit, les excès de disciplines ascétiques variées, etc.
Autrement dit, il s’agit de l’erreur de celui qui cherche trop de pureté et de perfection par ses propres forces, qui souvent refuse son appartenance à l’humanité avec tout ce que cela implique d’ombre, et surtout, qui n’a pas encore remis son yoga entre les mains de l’Absolu. La volonté de consécration à la quête qui est ici déviée en celle qui veut « s’emparer » du Divin (Diomède) est alors utilisée uniquement pour la répression, même si tel n’est pas le but recherché. Le chercheur se durcit et se dévore lui-même.

Dans la version de Pindare, le chercheur revient à une juste maîtrise sans rompre brutalement ses habitudes et surtout sans essayer de maîtriser de force le vital lui-même (sans priver brutalement les chevaux de leur nourriture habituelle et sans vouloir les dompter de force, car Héraclès donne une personne à dévorer pendant la durée du harnachement). La suppression de la cause de l’erreur (la mort de Diomède) s’ensuit automatiquement dès que la résistance se manifeste.
Dans la version de Diodore, le chercheur se sert des forces emprisonnées afin qu’elles se retournent contre ce qui les contraint.

(Selon Hygin, qui leur donne des noms masculins, les juments se nomment Podargos, Lampon, Xanthos et Dinos, respectivement « une belle incarnation », « brillance », « flamboiement » et « tournoiement » ou « évolution vers l’union ». Pour cet auteur, ce seraient donc des forces positives qui ont été déviées.)

Dans la version d’Apollodore, après s’être emparé des juments, Héraclès dut se battre contre les Bistones qui le poursuivaient. Le sens du nom de ce peuple nous échappe, mais on peut probablement l’associer aux Cicones « ceux qui travaillent en force », car il est logique que le héros soit longtemps « poursuivi » par ce qui s’est incarné autour de ces énergies déviées (les Bistones), même si la pression sur les énergies contraintes elles-mêmes a été relâchée (les juments sont libérées).
Avec les lettres structurantes (Β+ΣΤ), ce peuple représenterait un travail d’incarnation de la rectitude, laquelle serait poursuivie ici avec excès.

Afin de ne pas être entravé dans ses mouvements, le héros confia les juments à Abdèros qu’il aimait. Or, celui-ci se fit dévorer.
Abdèros est un fils d’Hermès et symbolise donc un mouvement issu du surmental. Ce nom peut être interprété de deux façons.
Soit il exprime « une ascèse juste » inspirée par les plus hauts plans de la conscience mentale. La mort d’Abdèros signifierait alors que le chercheur n’est pas encore capable de maîtriser de « façon juste » des énergies trop longtemps contraintes et à peine libérées de leurs entraves.
Soit il exprime « le juste usage du fouet » et la disparition d’Abdèros indiquerait que la force vitale libérée ne supporte plus la contrainte, même juste. Le chercheur mettrait donc fin lors de ce travail à tout besoin de contrainte sur lui-même pour les nécessités du yoga. Cet épisode viendrait renforcer le sens de la libération des juments. Héraclès toutefois rendit hommage à la période où la contrainte juste était indissociable du yoga en fondant la cité d’Abdère.
Dans les deux cas, Abdèros est donc logiquement « aimé » d’Héraclès.

Le destin des juments est contradictoire selon les auteurs.
Soit Eurysthée les consacra à Héra et s’assura de leur descendance : les forces libérées sont mises au service du juste mouvement d’évolution (Héra) et seront donc utiles au yoga et porteront des fruits.
Soit, relâchées par Eurysthée, elles allèrent jusqu’au mont Olympe et où elles furent tuées par des fauves : libérées, ces forces vitales peuvent aider au yoga jusqu’à un point avancé du chemin, mais elles ne sont pas capables d’affronter les forces d’opposition qui surgissent alors sur le chemin.

Introduction aux quatre derniers travaux.

L’interprétation des derniers travaux d’Héraclès nécessite une juste compréhension des phases avancées du yoga. Elle est complexe non pas tant du fait de la difficulté de l’interprétation que par les progressions dans le yoga qui leur ont été associées de façon différente selon les auteurs.
Pour un approfondissement de cette introduction, se référer aux premiers chapitres du Yoga de la perfection de Soi dans lequel Sri Aurobindo expose les phases avancées du yoga.
Les deux travaux précédents, le Taureau de Crète et les Juments de Diomède, associés à l’approfondissement de la purification, invitent le chercheur à une juste maîtrise du pouvoir du mental éclairé, tout en le mettant en garde contre toute contrainte excessive des énergies de vie.
L’idée essentielle est d’amener l’équilibre, la clarté et la paix dans l’être, car rien ne peut être fait dans l’inconscience ou l’agitation.
Selon la terminologie indienne, c’est le mode de Sattva (l’un des trois modes de la nature avec l’inertie et le dynamisme) qui doit être porté à son maximum de perfection. Il est fait de pondération, d’équilibre et d’harmonie. Il est dirigé vers le bien, la connaissance, la compréhension juste, l’ordre juste, la maîtrise vitale. Il est surtout actif dans l’intellect.
Mais il ne s’agit là encore que d’un état de sagesse supérieure, car la totale maîtrise du vital n’est pas encore accomplie, ni le dépassement des modes fondamentaux de la nature, d’où le maintien d’imperfections, telle une forme particulière d’égoïsme (sattvique).

La purification étant la condition de la libération, nous avons vu que cette réalisation a consisté à purifier les instruments « en eux-mêmes » (intelligence, volonté, etc.), de leurs déformations et limitations, des mouvements faux provenant de l’ignorance fondamentale et des mélanges de fonctions. Elle a fait l’objet des travaux précédents. Son orientation principale est la libération du désir et des mouvements de l’ego dans l’être extérieur (mental, vital et corps) : libération de la convoitise vitale et de son irruption dans les autres plans, de l’orientation égocentrique de la volonté, de la passion, de la préférence égoïste dans l’intelligence, etc.

Un premier accomplissement est la « libération en l’esprit » qui est libération de l’ignorance et des limitations de la nature extérieure pour le chercheur qui parvient à l’union avec le Divin en l’esprit. Selon une dénomination courante, le « libéré » réside dans le Soi ; il connaît et il est la vérité fondamentale de son être ; il jouit de son unité avec l’existence universelle, avec le Divin hors du temps. Mais dès l’instant où il redescend de ses hauteurs et aborde les frontières du mental, il contacte les racines de la séparativité dans l’esprit qui peuvent le replonger à tout moment dans le sens de l’ego, dans l’ignorance et l’oubli de l’unité. Il peut parfois aussi s’imaginer être libre de l’ego alors qu’il agit sous son influence subtile.

Au fur et à mesure de l’extension de la conscience et de la purification en vue de la disparition de l’ego, la flamme intérieure grandit. Cette flamme est représentée par le fleuve Thermodon « la chaleur de l’union » à l’embouchure duquel réside le peuple des Amazones qui symbolisent une parfaite maîtrise vitale. Celle-ci était considérée comme le but ultime de tous les anciens yogas (et il reste également dans une large mesure celui des yogas contemporains). En effet, il n’y a plus d’hommes chez les Amazones, c’est-à-dire plus de travaux de yoga, mais seulement des buts ou des accomplissements représentés par les femmes.
Pour celui qui est en quête d’une divinisation de l’existence terrestre, cela ne peut toutefois être le but ultime. Aussi ne s’agit-il plus seulement de ramener la ceinture de la reine – symbole de la parfaite maîtrise – mais il faut poursuivre la purification par le dépassement des modes de la nature ou gunas. D’où le combat contre les Amazones qui marque un retournement dans le yoga.

Mais selon les Anciens, le chercheur se heurtait alors à l’action complexe en lui de ces gunas qui fonctionnent de façon très intriquée Ce sont des forces ou des principes de la nature très puissants qui se retrouvent en toutes choses et dont la combinaison particulière détermine par exemple notre tempérament. Dans l’action, l’âme (ou être psychique) est soumise à leur jeu.
Nous détaillerons ces trois « gunas » un peu plus loin. Tamas est le mode de passivité et d’inertie. Rajas est le principe du dynamisme, de l’effort et de la lutte. Sattva est celui de l’équilibre, de l’intégration et de l’harmonie.
Chacun de ces modes est particulièrement actif dans le plan où il est le principe de base : Tamas dans la matière, Rajas dans le vital et Sattva dans le mental.
C’est leur interaction qui est à la source des dualités.
Si le but du yoga est une perfection de la nature tout entière, et non seulement une fuite en l’esprit, résoudre ce problème de la domination des gunas devient indispensable. Dépasser les gunas, c’est dépasser tout attachement à la connaissance, à l’action et à ses fruits, et à l’indifférence. C’est atteindre une parfaite égalité devant toute les dualités, souffrance ou plaisir, louange ou blâme, etc.

Or toute action tentée pour limiter l’influence de l’un de ces modes modifie l’action des autres. Par exemple, toute tentative de limiter Rajas, le principe de l’énergie et de la passion, entraîne par contrecoup un regain de l’inertie, Tamas.
Il n’y a donc que deux solutions pour dépasser le problème de l’action des gunas. Soit immobiliser les instruments de la nature (mental, vital et corps) afin de rendre les trois modes inopérants, soit en devenir le maître.

Selon les anciens initiés, nul ne pouvait, en maintenant sa participation au monde, stabiliser un équilibre harmonieux de la nature extérieure (Sattva). Ils considéraient que seule la première solution – l’immobilisation des instruments – était réalisable et constituait le stade ultime auquel pouvait parvenir un chercheur.
Car même s’ils avaient envisagé sa possibilité, ils n’avaient pas trouvé les moyens d’accomplir la transcendance complète des gunas, hormis par une fuite dans l’immobilité de l’esprit, en se retirant de l’action dans le monde. Car toute tentative de les équilibrer dans leur être non encore parfaitement spiritualisé entraînait pour eux automatiquement la cessation de l’action et l’immobilité de l’âme. C’est pour cela qu’ils avaient placé les colonnes d’Héraclès, symboles des limites infranchissables dans le yoga, à la fin du travail des Amazones ou au tout début de celui des troupeaux de Géryon, ce dernier étant également le premier des travaux à prendre place en un lieu mythique.

Pour réaliser cette première séparation de l’action des gunas, il est préconisé de s’élever au-dessus d’eux en développant la conscience du Témoin impersonnel (qui est un mode de l’être intérieur) afin de conquérir la liberté complète en l’esprit. Cette conscience conduit à une supériorité « détachée », une liberté « statique »,

Mais si le but du yoga n’est pas la seule libération individuelle mais celle de l’humanité entière, cette réalisation doit être dépassée. Pour quiconque recherche une perfection divine y compris dans le corps, cette libération dans l’inaction n’est pas suffisante, car il faut aussi rendre l’être extérieur transparent à l’action des forces divines, et donc transcender les gunas également dans l’action.
C’est pourquoi Héraclès et d’autres héros (tels Thésée et Bellérophon) devront affronter les Amazones pour se préparer au travail suivant, celui de la libération de la racine spirituelle de l’ego (également racine de l’âme de désir).
Celle-ci suppose la transcendance complète des gunas et des dualités qu’elles génèrent. Or les plus grands initiés savaient déjà ce que Sri Aurobindo a affirmé à notre époque : que le conflit des gunas n’existait que du fait de l’imperfection de la nature humaine et que ces modes s’exprimaient en parfaite unité dans l’être intégralement libéré comme trois pouvoirs essentiels du Divin dans la Nature : « le calme divin » qui est source d’un pouvoir parfait, « la pure volonté de l’esprit » et la « lumière divine » illuminant l’ensemble.
Selon notre compréhension, ce sera l’objet du dixième travail d’Héraclès, « les troupeaux de Géryon », que le grand initié Pindare considérait comme irréalisable, ayant situé les « piliers d’Héraclès » sur la route qui conduit vers Géryon.

Pour parvenir à une libération intégrale, c’est-à-dire non seulement l’union en l’esprit de son être avec celui de l’Être divin, mais aussi celle de sa volonté avec la Volonté divine à l’œuvre dans la manifestation, le chercheur doit donc aussi parvenir à une seconde libération par la transcendance des modes de la Nature et de leurs interactions complexes, source des dualités qui soutiennent les racines de l’ego.
Selon Sri Aurobindo, même si l’ego et le désir ont pu être éradiqués des instruments en eux-mêmes (du mental et du vital), la première purification et libération est insuffisante car elle ne supprime pas leurs racines spirituelles situées au plus haut de la nature mentale. Cette racine ou « nœud primordial » apparaît lorsque l’âme individuelle s’écarte de l’Unité (qui est la vérité universelle et transcendante de son être) et veut faire de l’énergie spirituelle qui soutient le mouvement universel et travaille à l’individuation quelque chose qui lui appartienne en propre. L’âme cherche à posséder son être, sa conscience, sa force, sa joie, de manière séparative, de son propre droit et non du droit du Divin. Cette volonté d’existence séparée change alors de caractère dans les instruments extérieurs et se transforme en tension, en effort et en souffrance.

C’est le mouvement qui trouve son origine dans le couple Échidna-Typhon – « la cessation de l’évolution dans l’union » alliée à « l’ignorance » – qui généra les quatre grands monstres.
C’est donc « le sens de l’ego » ou l’idée même de l’ego (qui est aussi à la racine fondamentale du désir) qui doit être éradiqué. Ultimement, le sens, la sensation, et l’expérience d’être une personne séparée et indépendante dans l’univers doit disparaître, y compris dans le corps.
Cette libération ne peut être parachevée sans l’aide des énergies du plan supramental. C’est pourquoi Héraclès utilisera la barque du soleil. La libération intégrale, selon Sri Aurobindo, ne peut être atteinte que par celui qui accède à la gnose et vit dans le supramental.

Dans cette phase du yoga, le travail de libération est donc marqué par une « égalité » croissante, car « l’égalité parfaite » est le signe que la libération est accomplie. La première réalisation dans la progression dans l’égalité est illustrée par l’action d’Atalante « l’égalité », le premier héros de sexe féminin qui s’illustra dans la chasse au sanglier de Calydon, c’est-à-dire dans la purification des éléments grossiers du vital. Sans une certaine « égalité », il n’est pas possible de venir à bout du sanglier.
Sri Aurobindo semble distinguer « l’équanimité » et « l’égalité » dans le sens où il attribue à la première notion un caractère plus restrictif : « À un certain stade de la sâdhanâ (du chemin), l’être intérieur commence à s’éveiller. Souvent l’état qui en résulte se compose tout d’abord des éléments suivants :
1. Une sorte d’attitude de témoin dans laquelle la conscience intérieure contemple tout ce qui se passe comme un spectateur ou un observateur, regardant les choses mais n’y prenant aucun intérêt actif ni aucun plaisir.
2. Un état d’équanimité neutre dans lequel il n’y a ni joie ni chagrin, mais seulement de la tranquillité.
3. Le sentiment d’être à l’écart de tout ce qui se passe, de l’observer sans y prendre aucune part.
4. L’absence d’attachement aux choses, aux gens ou aux évènements.

Selon Sri Aurobindo, la progression dans cette égalité peut être mesurée en soi à l’aune de quatre critères :
l’égalité au sens le plus pratiquement concret : être libre de toutes préférences mentales, vitales et physiques, accepter également toutes les œuvres de Dieu en soi et autour de soi.
une paix solide et une absence de toute perturbation et de tout trouble.
un pur bonheur spirituel et intérieur, une aise spirituelle invariable en son être naturel.
une joie claire et le rire de l’âme qui embrasse la vie et l’existence.
Et il ajoute : « Être égal, c’est être infini et universel. »

Quand se produit la libération intégrale de la Nature, il arrive aussi une libération de la perception spirituelle des dualités de la Nature. C’est-à-dire que le « libéré total » « comprend » absolument le jeu divin et qu’il n’y a plus pour lui aucune contradiction mais le déploiement d’une vaste harmonie. Le nœud fondamental de l’attraction et de la répugnance est vaincu (répugnance pour l’action divine dans l’univers qui se manifeste par exemple en nous par la souffrance et qui paraît contraire à Sa nature, car la répulsion vitale est dominée depuis bien longtemps).

Mais cette libération intégrale n’est pas encore l’aboutissement de l’évolution spirituelle. Car la Nature, dans tous ses instruments, y compris le corps, doit encore être rendue divine : « Être, Connaître et Posséder le Divin » est le but ultime de l’évolution pour l’humanité.
Pour préparer cette transformation, il faut que l’être soit rendu totalement transparent à l’action des forces divines en lui – par la spiritualisation complète -, qu’il soit parvenu au séjour d’Apollon en Hyperborée, au-delà de l’ascèse (c’est le Divin qui fait le travail en lui), et au-delà de la dualité, au pays « où les choses n’ont pas d’ombre » : les forces divines peuvent alors traverser le chercheur sans faire le moindre remous, sans rencontrer la moindre résistance ni éveiller la moindre peur dans les plans inférieurs.
La dernière phase, celle de la transformation qui doit conduire à la perfection divine dans un corps divinisé, reçoit un commencement d’illustration avec les deux derniers travaux situés, comme celui de Géryon, en des lieux mythiques : la quête des pommes du Jardin des Hespérides, symbole d’une « Union » ou d’une « Connaissance unitive » dont les limites reculent sans cesse parce qu’elle doit s’étendre progressivement à toutes les parties de l’être, et la descente dans l’Hadès pour connaître puis lever les barrières qui s’opposent à la transformation du corps pour sa perfection divine.