DIONYSOS

Cette page propose une interprétation des mythes liés à Dionysos qui appartient à la lignée de Cadmos et d’Harmonie, et donc figure dans le processus de purification-libération. Il est symbole de l’extase ou de l’enthousiasme divin au sens premier du terme « celui qui est en dieu ».

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Dionysos tenant un cratère

Dionysos tenant un cratère – British Museum

Dans la lignée du Titan Océanos, le chapitre précédent traitait de la descendance d’Europe et donc de l’évolution de l’intelligence discernante comme résultat du processus d’élargissement de la conscience ou de l’« extension de la vision » obtenue par l’acquisition d’une « intelligence discernante ». Il s’agissait essentiellement du dépassement des limites imposées par la nature inférieure et de la purification de l’intelligence supérieure des mélanges de fonctions.
Nous abordons ici, dans la lignée du même Titan, la descendance de Cadmos, frère ou oncle d’Europe selon les sources qui ne traite plus ici de la purification de l’intelligence mais du traitement des mémoires de l’évolution.

Voir Arbre généalogique 21 et Arbre généalogique 22

Nous adoptons ici la généalogie dans laquelle Europe et Cadmos sont frère et sœur, issus d’Agénor et Téléphassa. Nous avons déjà mentionné dans le chapitre précédent les incertitudes généalogiques autour des deux personnages de Bélos et d’Agénor, fils de Lybie et de Poséidon (Voir à ce sujet T. Gantz, chapitre VI). Selon une première tradition (Phérécyde), Agénor aurait eu deux épouses. Par Damno « la maîtrise (dans l’incarnation) » il fut le père de Phénix (Phoinix) « pourpre » et de deux filles, Isaié et Mélia, qui contractèrent des unions respectivement avec Égyptos et Danaos. Ce Phénix est sans doute celui à qui Homère attribue la paternité d’Europe. Nous avons suggéré que cette première union décrivait une étape préliminaire du chemin, à savoir une « maîtrise » réalisée par la volonté de la personnalité extérieure. Avec les deux filles, ancêtres d’Héraclès, commence alors vraiment le processus de libération. Par une seconde épouse, Argiopé « celle qui s’exprime de façon lumineuse et pure », Agénor eut un fils, Cadmos. Cette version établit ce dernier comme l’oncle d’Europe.
Dans une autre tradition, Cadmos et Europe sont frères et sœurs, enfants de Phénix.
Enfin, chez Apollodore et Hygin, Cadmos, Europe et Phénix sont issus d’Agénor et Téléphassa, « la pureté (colombe) au loin », ou Argiopé, « celle qui s’exprime de façon lumineuse, pure ». Le symbolisme du nom Phénix « pourpre » est obscur. Il est peut-être lié au feu intérieur qui croît avec l’élargissement de la conscience. )

Le mariage de Cadmos et d’Harmonie initie le processus de purification conduisant à la libération de la nature. En effet, cette voie, rappelons-le, se propose d’en accélérer l’évolution par la purification et la libération de la sujétion aux couches inférieures du moi. Il ne s’agit pas tant de découvrir de nouveaux horizons que de dégager les scories de l’évolution afin que le Nouveau puisse agir en nous.
Nombre de processus décrits ici sont répétitifs car ils s’attaquent à des couches successives de nœuds ou mémoires. Le chemin spirituel est en effet une suite d’ascensions et d’intégrations, de conquêtes sur des plans de plus en plus élevés qui permettent de descendre vers des obscurités de plus en plus profondes, dans les archaïsmes de notre nature inconsciente. Comme le yoga préconisé par les mythes écarte les démarches qui viseraient seulement une libération individuelle dans les mondes de l’Esprit ou une fuite en quelque paradis et prend pour but la divinisation de la nature inférieure, il exige une transformation en profondeur de celle-ci.
Le processus examiné ici suppose que le chercheur à déjà connu une première expérience du Réel, si fugitive soit-elle (Épaphos, celui qui a reçu le « toucher » de l’Absolu). Il fait des incursions dans le mental supérieur, acceptant l’intuition comme une aide sur son chemin. Il s’est engagé plus ou moins consciemment dans un processus de purification (conscience des mouvements intérieurs, distanciation du monde extérieur et vigilance pour démêler les mélanges et les autres sources d’impureté).

Agénor, ne voyant pas sa fille Europe revenir, envoya sa femme Téléphassa et tous ses autres enfants à sa recherche, leur interdisant de revenir avant qu’ils ne l’aient trouvée. Leurs recherches furent vaines et ils s’établirent en Thrace où Téléphassa mourut. (Certains disent que seul Cadmos fut envoyé à la recherche de sa sœur.)
Cadmos décida alors de consulter l’oracle de Delphes. Ce dernier lui dit de cesser ses recherches car il ne retrouverait pas sa sœur, mais de suivre une vache qu’il rencontrerait sur son chemin. Là où elle se coucherait (ou tomberait d’épuisement) il devait fonder une ville.
Cadmos suivit les instructions de l’oracle. Il parcourut la Phocide où il trouva une vache qui lui fit encore traverser une grande partie de la Béotie (province qui portait alors le nom d’Aonie) avant de s’arrêter.
Préalablement à la pose de la première pierre de fondation, Cadmos décida de sacrifier la vache en l’honneur d’Athéna. Comme il avait besoin d’eau lustrale, il envoya ses compagnons puiser de l’eau à la source voisine. Celle-ci était consacrée au dieu Arès et gardée par un terrifiant dragon-serpent qui mettait à mort tous ceux qui s’approchaient. Ses compagnons furent décimés. Cadmos se rendit alors lui-même à la source et tua le dragon. Puis, sur les conseils d’Athéna (ou d’Arès), il sema les dents du Dragon mort dont surgirent de redoutables guerriers en armes, les « Spartoi » ou « Semés » qui s’entretuèrent, selon les uns délibérément, selon d’autres involontairement. D’après certains auteurs, Cadmos leur jeta des pierres, ce qui provoqua leur combat fratricide, chacun d’eux se croyant attaqué par les autres.
Seulement cinq d’entre eux survécurent qui établirent les bases de la future cité.
Pour avoir tué le Dragon qui était un protégé d’Arès, Cadmos dut passer une année au service d’Arès. Puis Cadmos procéda à la construction de la Cadmée qui prit plus tard le nom de Thèbes.

Cadmos combattant le dragon

Cadmos combattant le dragon – Musée du Louvre

La signification du nom Cadmos est obscure. Avec les lettres stucturantes, ce pourrait être « l’ouverture de la conscience à la maîtrise ou au service ». La racine ΔΜ est en effet liée soit à l’idée du dompteur (la maîtrise) soit à celle de l’esclave (le service).
On peut aussi noter que la racine καμ (issue de l’aoriste du verbe καμνω « travailler ») donnerait avec l’insertion du delta « le travail en vue de l’union ». Ce qui serait davantage en accord avec les notions de purification et libération en vue de l’union portées par les héros de cette branche.

La raison symbolique pour laquelle Téléphassa et ses enfants ne purent retrouver Europe nous échappe. Peut-être est-ce simplement pour signifier que le processus d’élargissement de la conscience et celui de la purification vont progresser en parallèle mais en s’ignorant l’un l’autre.
Parallèlement à l’élargissement de la conscience et à l’affinement du discernement par sa participation au monde, le chercheur doit en effet procéder à une purification active des nœuds de sa nature afin d’établir progressivement une égalité parfaite. C’est la voie dont Cadmos sera le fondateur à Thèbes « l’incarnation de la conscience intérieure », la plus importante des villes de Béotie.

Toutefois, avant de parvenir à Thèbes, Cadmos et Téléphassa s’installèrent d’abord en Thrace, la province de l’ascèse, ce qui marque les débuts de la quête. C’est là que mourut Téléphassa « la pureté au loin », ce que nous pouvons comprendre comme l’indice de la fin de la période préparatoire.

Les débuts du yoga sont alors marqués par une période d’incertitude. Bien que sa voix intérieure (l’oracle Apollinien de Delphes) ait demandé au chercheur de continuer sa route jusqu’à ce qu’il soit guidé par « une lumière supérieure » (la rencontre de la vache), l’errance se poursuit encore un certain temps.
En effet, Cadmos parcourut d’abord la Phocide dont le nom est associé au « phoque ». Cet animal est le symbole d’éléments vitaux, peut-être subconscients (Protée, l’un « des vieillards de la mer » gardait les troupeaux de phoques de Poséidon). Il évoque surtout l’idée d’une transition (c’est un animal à la fois d’eau et de terre). On peut donc sans doute associer cette traversée de la Phocide à une période à la fois d’errance et d’expériences subconscientes durant laquelle le chercheur ignore la direction à suivre en ce qui concerne la quête.

Puis Cadmos rencontra la vache annoncée qui lui fit traverser la Béotie : dans les débuts du chemin, après la période d’errance, le chercheur est guidé par une « lumière » et il lui est seulement demandé de la « suivre ». Concrètement, cela se traduit par des ouvertures qui revêtent différentes formes : rencontres, lectures, etc.

Puis, par le sacrifice de la vache à la déesse Athéna, le chercheur reconnaît que la « lumière » qui l’a guidé pendant la phase précédente préparait l’entrée sur le chemin.
Pour marquer ce début d’engagement, il doit d’abord se purifier. (Bien que cela ne soit pas précisé, on peut en effet supposer que l’eau était nécessaire à la purification de l’officiant.)
Mais cette première purification n’ira pas sans difficultés, car le mouvement de l’évolution s’y oppose (le dragon-serpent). En effet, lorsque l’on cherche à accélérer celle-ci, toutes les anciennes lois s’y opposent.
Ce dragon était un protégé d’Arès (ou même son fils) : c’est donc un « gardien » qui veille à la juste évolution des formes. Si le chercheur n’est pas prêt, s’il n’a pas conquis une individualité suffisante, il ne peut se présenter devant « les portes du temple ».
Aussi un certain nombre des composantes de la personnalité de surface doivent être transformées ou certains attachements cesser (certains compagnons de Cadmos tués par le dragon). Cette purification peut sans nul doute être rapprochée des travaux préliminaires d’Héraclès, en particulier le meurtre des enfants que lui avait donnés Mégara et la mort du lion du Cithéron. Elle concerne l’arrogance mentale, la suffisance et les autres défauts que nous avons décrits dans le premier chapitre. La priorité n’est plus l’affirmation de l’ego dans le monde mais le contact de l’être intérieur.
Lorsque la purification devient suffisante, c’est l’entrée symbolique sur le chemin : Cadmos tua lui-même le dragon.
Le chercheur peut alors « poser les pierres de fondation » du processus qui doit le conduire à « l’égalité » par la purification, l’ouverture et le rayonnement de tous les centres (chakras).
Dans la tradition primitive, la ville de Thèbes était tout d’abord nommée Cadmée. Elle fut fondée par Amphion et Zéthos, les fils d’Antiope et de Zeus dont nous parlerons plus loin, et refondée par Cadmos. Selon une autre tradition qui conciliait les deux versions, Cadmos érigea seulement la citadelle ou ville haute de Thèbes « la Cadmée » tandis qu’Amphion et Zéthos construisirent la ville basse.

Sur les conseils d’Athéna « la puissance qui dirige l’évolution de l’être intérieur » (ou sur ceux d’Arès « la puissance qui veille à la juste évolution des formes »), Cadmos dut alors semer les dents du dragon. Selon certains auteurs, les dents auraient été semées par Athéna et non par Cadmos. Il s’agirait alors davantage d’une conséquence automatique de l’engagement sur le chemin que d’un mouvement de l’ego sous influence de la conscience supérieure.
Dans le processus de purification-libération qui doit rendre les formes perméables à l’action des forces de l’Esprit, le chercheur doit donc accepter de laisser venir à la conscience les nœuds évolutifs, et même de favoriser leur manifestation. Semer les dents du dragon, c’est opérer ce processus par une implication dans l’incarnation. Ces dents représentent les mémoires cristallisées de l’évolution qui résultent d’expériences non assimilées. Les actualiser (les « semer »), c’est donner l’occasion de leur résolution.

Pour effectuer le parallèle avec l’autre grande voie, certains auteurs (dont Apollonios de Rhodes dans son récit de la quête de la Toison d’Or) affirment que la moitié des dents fut conservée pour être semée par Jason en Colchide. Dans les premiers pas dans la voie de l’ascension des plans de conscience, le traitement de certaines mémoires serait alors imposé à un moment précis du chemin par les plans supérieurs de l’âme comme la condition de l’expérience de l’illumination. Mais avec Cadmos, il s’agit davantage de l’acceptation d’un processus (appelé à se renouveler de nombreuses fois) qui est « conseillé » par Athéna et fait donc partie intégrante du yoga.
On peut se demander cependant si Apollonios n’a pas adapté le mythe plus ancien de Cadmos.
Si un certain nombre d’éléments peuvent être rapprochés (l’ordre donné à Jason par Aiétès et le conseil donné à Cadmos par Athéna, le travail de préparation et de purification sous la forme du labour du champ ou de la quête de l’eau lustrale, etc.) on peut toutefois y déceler quelques différences majeures.
Dans la quête de Jason, le chercheur doit prouver qu’il est capable de maîtriser « les pouvoirs de réalisation du mental lumineux » (mettre sous le joug les taureaux qui soufflent le feu) avant de permettre l’émergence des nœuds et d’accéder à une expérience de grande « sensibilité » (la Toison d’or). Il doit aussi faire un travail sur lui-même (le « labour du champ » est une métaphore courante pour désigner le « travail sur soi »). Puis il doit participer dans une certaine mesure à la destruction des « spartoi » en fauchant ceux « qui étaient encore à demi enfouis et les retardataires qui partaient au combat ». Le mythe reprend toutefois une idée proposée dans l’autre voie, à savoir l’annulation des nœuds lorsqu’ils sont mis face à face dans le contact avec le réel (la pierre lancée par Jason au milieu des guerriers et pour laquelle ils s’entretuent).
À l’inverse, dans l’histoire de Cadmos, la quête commence par un temps d’errance durant lequel le chercheur ne perd pas de vue la lumière qui lui a été donnée (Cadmos suit la vache). Puis après un acte d’engagement, il est conduit à une nécessaire purification qui prépare le traitement des mémoires. Il met à jour également des lois d’énergie fondamentales (les Semés survivants), ce que n’avait pas permis la quête de la Toison. Enfin et surtout, le mythe de Cadmos laisse entendre la possibilité d’un choix, ce qui n’est pas le cas avec celui de Jason.

Il est important de noter que Cadmos ne se bat pas contre les Semés, mais seulement contre le Dragon-Serpent d’Arès. Selon l’enseignement traditionnel, le chercheur ne doit pas en effet lutter avec ses « ombres » mais seulement « bousculer » les formes sclérosées. Celles-ci sont gardées par le Serpent qui veille sur l’évolution juste des formes (le Serpent consacré au dieu Arès) car elles permirent en leur temps une stabilisation indispensable.

Lorsque le mythe décrit une guerre fratricide entre les « Semés », il s’agit seulement d’affirmer que certains nœuds s’annulent lorsqu’ils sont mis en présence. Cette confrontation peut être délibérée mais parfois aussi involontaire lorsqu’elle résulte des évènements de la vie.

A l’issue du combat des « Semés », il y eut seulement cinq survivants.
Le cinq caractérise le monde des formes. Ces cinq Semés survivants seraient alors les symboles des forces fondamentales qui soutiennent l’évolution des formes vivantes. C’est pourquoi ils sont décrits comme « l’assise de la future cité », ou « les fondateurs de ses castes militaires ». Ils ne doivent donc pas être considérés comme des traumatismes non résolus, mais comme les gardiens de la forme qui ne disparaîtront qu’avec le Supramental.
Ce sont donc de très puissantes énergies qui peuvent être considérées à la fois comme des obstacles et des forces destructrices tant qu’elles sont sous la forme de dents, d’énergies inconscientes, et à l’inverse comme de puissants soutiens de la quête lorsqu’ils sont amenés à la conscience.
Les traductions courantes renseignent peu sur leur nature. Les cinq Semés sont en effet nommés Chthonios « la terre (le corps) », Oudaios « souterrain ou qui sort de terre », Hyperénor « fier de sa force », Péloros « prodigieux ou monstrueux (d’une grandeur ou grosseur énorme) » et Échion « le serpent ou la vipère », c’est-à-dire la force évolutive de concentration de la conscience ou son arrêt, pervertie ou non.
Avec les lettres structurantes, on peut sans doute mieux appréhender leur sens : Échion « ΧΙ, l’arrêt de l’évolution de la conscience, ce qui éloigne du Divin », Oudaios « Δ+Ι l’union en conscience, ce qui rapproche du Divin, Chthonios « ΧΘ+ΝΙ l’évolution de la conscience à partir du corps », Hyperénor « Υπερ+ΝΩ une puissante évolution depuis la matière » et enfin Péloros « racine Πελ+ΩΡ le mouvement de l’ombre dans la matière ».

Pour clore cet épisode de la fondation de Thèbes, Apollodore et un scholiaste d’Hellanicus mentionnent qu’en punition d’avoir tué le Dragon qui était un protégé d’Arès, Cadmos dut passer une année des dieux à son service.
Le dieu Arès est le grand « contrôleur » de l’évolution des formes et ne peut permettre de mouvements prématurés. Il ne suffit donc pas de dénouer les nœuds, de libérer l’énergie, mais il faut tout aussitôt la maintenir en des formes justes, d’où la nécessité pour le chercheur d’en contrôler strictement l’usage.

Le traitement des « mémoires » est l’un des fondements du chemin spirituel. Autant dire qu’il occupe toute la vie du chercheur, depuis les nœuds personnels, familiaux, de clans, de nations et de races, jusqu’aux mémoires de la nature physique corporelle et cellulaire. Plus sa conscience sera développée, plus le chercheur s’affrontera à des nœuds archaïques puissants. Ceux-ci sont enkystés en l’homme au niveau mental, vital et corporel, jusque dans les structures symboliques les plus archaïques et les plus denses héritées de l’animalité, le système osseux et les dents.
Il faut souligner que dans ce processus, c’est toujours un afflux de lumière (la vache) qui appelle l’ombre correspondante (les spartoi) afin qu’elle soit dissoute.

Le mythe ne donne pas la nature exacte de ces mémoires, tout simplement parce qu’elles sont innombrables, et dans un premier temps, propres à chacun.
Que le corps ait conservé les mémoires de l’évolution est devenu une évidence scientifique. Le souvenir des traumatismes de la vie présente n’est qu’un aspect de cette mémoire générale qui inclut aussi par exemple les mémoires trans-générationnelles.
Le sujet des mémoires personnelles dites « karmiques » déborde le cadre de cet ouvrage. Toutefois, on peut imaginer chaque être humain comme un faisceau de lumière qui parfois se « densifie ». Il conserve alors la mémoire de toutes ces « incarnations », du moins de tout ce qui a contribué à la maturation de son être « psychique ».
Une incarnation donnée pourrait alors impliquer la volonté de résoudre un certain nombre de problèmes qui tournent autour d’une « impossibilité majeure » déjà rencontrée. Les conditions se mettraient alors en place pour fournir à la fois l’obstacle, l’opportunité et les capacités pour le résoudre.
On peut cependant aussi concevoir que l’être psychique choisit d’expérimenter une situation sans aucun rapport avec son passé.

Les noces de Cadmos et d’Harmonie

Les « nœuds » se manifestent sur chacun des plans de notre nature par toutes sortes de dis-Harmonies. Faire disparaître un nœud, c’est donc retrouver l’Harmonie fondamentale sur ce point, c’est effectuer une démarche « d’exactitude » ou de « justesse ».
L’entrée dans la voie du « juste » est si importante que les noces de Cadmos et d’Harmonie seront l’une des deux seules unions d’un mortel avec une déesse à laquelle les dieux assisteront (avec, beaucoup plus tard, celle de Pelée et Thétis) alors même qu’ils désapprouvent toute union de ce type.

Après que Cadmos eut passé une année de servitude au service d’Arès pour avoir tué le dragon, les dieux lui donnèrent pour épouse Harmonie, la fille d’Aphrodite et d’Arès. Comme la mariée était l’une des leurs, les dieux descendirent de l’Olympe pour assister aux noces. En cadeau, la mariée reçut de Cadmos un fameux collier, œuvre d’Héphaïstos, celui-là même que Zeus donna à Europe en Crète. (Diodore dit que ce fut un cadeau d’Aphrodite ou encore d’Athéna qui offrit également une robe.)
De cette union naquirent cinq enfants : un fils, Polydoros, l’arrière-grand-père d’Œdipe et quatre filles, Autonoé, Ino, Sémélè et Agavé.
À la fin de leur vie, Cadmos et Harmonie furent transportés aux Îles des bienheureux. Selon Euripide et des auteurs plus tardifs, Dionysos fit la prédiction « qu’ils seraient au préalable transformés en serpents et qu’à la tête d’une grande armée, ils mettraient à sac de nombreuses cités jusqu’à ce qu’ils soient finalement vaincus le jour où ils attaqueraient l’oracle d’Apollon ».

Le nom Harmonie signifie à la fois un « ajustement » et une « juste proportion », c’est-à-dire la qualité d’éléments qui sont exactement à leur place, non mélangés – ce que nous appelons ici « pureté » (à son premier niveau) – et dans un juste rapport les uns par rapport aux autres, « le juste ». (Avec les lettres structurantes, ce mot décrit « une évolution d’une soumission à la loi juste du parfait équilibre ».)

Harmonie est fille d’Aphrodite et d’Arès, fruit attendu de « l’amour en évolution » à travers le processus de « transformation des formes ».
Issue de deux divinités majeures, elle devrait également figurer parmi les divinités immortelles reconnues. De toute évidence, ce n’est pas le cas et la raison en est sans doute qu’Homère considère Aphrodite comme « l’amour en évolution » (en tant que fille de Zeus et de Dioné). D’autre part, il faut se souvenir qu’Arès est l’amant et non l’époux d’Aphrodite, qui est Héphaïstos.
Harmonie serait alors le symbole d’un état en évolution qui, dans son ultime perfection – un état d’exactitude et d’égalité parfaite – est très éloigné de l’acception commune du terme harmonie. Elle représenterait donc un état que l’on pourrait décrire comme la « confiance (dans le Divin) » lié à l’évolution actuelle dans la dualité (elle est fille d’Arès) qui implique l’existence de son opposé lié à la peur, ses frères Déimos et Phobos, « l’Épouvante » et « la Crainte ». Ce qui expliquerait qu’elle puisse s’unir à un mortel avec l’approbation des Olympiens.

Les noces de Cadmos et Harmonie seraient alors le symbole d’une voie d’incarnation de l’être intérieur (Thèbes) par laquelle « le travail de purification en vue de l’union » (Cadmos) prend pour but la confiance dans le Divin et l’égalité d’âme (Harmonie).

Les dieux offrirent des présents de toutes sortes, mais seuls une robe et un collier revêtaient une importance qui se confirma par la suite.
La robe, symbole de la fonction, fut donnée par Athéna.
Le collier fut offert, selon les sources, par Athéna, Aphrodite, ou même Cadmos qui en aurait hérité de sa sœur Europe, elle-même l’ayant reçu de Zeus lorsqu’elle s’unit au dieu en Crète. A la fois il « contient » (par analogie avec la ceinture) et pare. On peut donc l’associer à la maîtrise ou à la vérité (beauté) de la parole.
Peut-être établit-il aussi un lien avec celui qui l’offre, un signe d’appartenance.
Dans nombre de traditions, le son définit l’essence, la Vérité de toutes choses, et il est créateur. Si l’homme doit prendre sa place comme puissance créatrice, il lui est donc indispensable d’apprendre à maîtriser sa parole, puis de la rendre vraie. La parole juste permet de « nommer » en vérité.
Ce collier passera de mains en mains et nous le retrouverons en plusieurs occasions.

À la fin de leur vie, Cadmos et Harmonie furent très logiquement conduits aux Iles des Bienheureux, le lieu de l’accomplissement de « l’exactitude ».
Nombre d’auteurs à la suite d’Euripide mentionnent toutefois leur transformation préalable en serpents, c’est-à-dire en processus évolutifs qui doivent mettre fin à nombre de structures de la personnalité (ils mirent à sac de nombreuses cités), avant que la « parole » de l’être psychique ne prenne la direction de la quête (avant qu’ils ne se heurtent à l’oracle d’Apollon). Le travail de purification/libération doit donc permettre que l’être psychique passe au premier plan (la psychisation de l’être).

Les enfants de Cadmos et d’Harmonie

Les enfants de Cadmos et d’Harmonie illustrent différentes voies par lesquelles peut s’accomplir le travail de purification-libération vers « l’exactitude » (pureté et justesse). Rappelons à ce propos que le chemin de purification doit toujours être considéré en parallèle avec le processus de libération décrit par les travaux d’Héraclès, car Agénor et Bélos sont jumeaux.
Cinq enfants sont nommés : un fils Polydoros, et quatre filles, Autonoé, Ino, Sémélé, et Agavé.
Trois des filles exposent des réalisations qui évoluent dans de mauvaises directions : Ino, Autonoé et Agavé.
Polydoros et Sémélé représentent, quand à eux, les deux grandes directions, l’une dans « l’appel », l’autre dans la « consécration » afin de parvenir à l’exactitude.

Ino ou l’ascèse excessive des débutants

Nous avons déjà évoqué Ino, symbole des débuts de la quête, lors de l’étude des premiers enfants d’Éole. Nous ne rappelons ici que les éléments essentiels de son histoire. Elle fut la seconde épouse d’Athamas « celui qui entre dans une certaine consécration (au Réel) en vue de son évolution intérieure », roi de Béotie. Elle eut de lui deux enfants, Léarchos « la quête soumise à des principes » et Mélicerte « celui qui travaille en force ». Jalouse des enfants d’un premier lit, Phrixos et Hellé, elle stigmatise l’erreur des débutants qui suivent un chemin selon des règles strictes, parfois excessives, et font appel à la volonté de l’ego pour retrouver leurs premières « expériences lumineuses ».

Frappé de folie par Héra, Athamas fit périr leur fils Léarchos sous ses flèches tandis qu’Ino s’enfonçait dans les profondeurs de la mer, leur fils Mélicerte dans les bras. Ce dernier fut alors renommé Palaimon « le lutteur ». Ino devint Leucothée « la déesse blanche », une déesse marine que pourraient implorer désormais les marins en perdition.

La soumission à des règles strictes doit disparaître et le « travail en force » doit se transformer en une « ardeur pour la lutte » qui puise ses forces son énergie dans un vital harmonisé (Léarchos meure et Mélicerte doit désormais agir en tant que Palaimon, divinité marine).
De même Ino, symbole de la quête tournée vers l’incarnation, doit se transformer en Leucothée, la déesse blanche, expression d’une quête de pureté ou de justesse intérieure. Elle viendra alors au secours des marins en perdition et en particulier d’Ulysse : quand les chercheurs affronteront les difficultés du yoga, ils recevront l’aide de cette « exactitude » intérieure et des forces qu’elle suscite pour les surmonter.
La troisième épouse d’Athamas devait réorienter la quête dans la bonne direction : Thémisto « la loi de ce qui est droit, juste », c’est-à-dire le juste mouvement d’évolution (du yoga).
Le mythe d’Ino marque donc la fin d’une mauvaise orientation et l’entrée sur la « voie étroite » de la quête. Ce passage est confirmé d’un côté par les premiers des quatre grands jeux « les Jeux Isthmiques » ou jeux du « passage étroit » instaurés par Sisyphe, de l’autre par la migration d’Athamas de Béotie en Thessalie.

Rappelons aussi qu’Ino éleva avec ses enfants le petit Dionysos, fils de sa sœur Sémélé. Elle l’avait recueilli lorsque cette dernière fut consumée par l’éclat de Zeus, apparu à sa demande dans toute sa magnificence. Quelle que soit l’étendue des imperfections des débuts du chemin, c’est en effet une période animée d’une forte aspiration qui fait grandir le feu intérieur sous ses aspects de consécration et de joie transformatrice.

Autonoé ou la déviance du chercheur « trop parfait »

La seconde des filles de Cadmos, Autonoé, illustre une autre erreur du chemin. Elle ne concerne plus cette fois les débutants qui s’égarent dans la lettre plus que dans l’esprit et font preuve de raideur plus que de rigueur, mais les chercheurs assez avancés qui tombent dans le piège de l’orgueil spirituel et se fient à leur propre intelligence du chemin plutôt qu’aux messages de l’être intérieur. Ils prennent la fin d’une étape très avancée pour le but ultime.

Cyrène (la sœur de Thémisto, troisième épouse d’Athamas) était la fille du roi Lapithe Hypseus, lui-même fils du dieu-fleuve Penée.
Elle aimait chasser les bêtes sauvages. Alors qu’elle affrontait un lion à mains nues, Apollon en tomba amoureux et l’emmena en Lybie pour s’unir à elle. Elle donna au dieu un fils, Aristée. Celui-ci fut confié aux Heures, nourri de nectar et d’ambroisie, et excella bientôt dans toutes les activités humaines : il connaissait parfaitement l’art de soigner, celui de prophétiser, la chasse et la conduite des troupeaux, tout autant que l’élevage des abeilles, la culture des oliviers et la préparation de la laine.
Il s’unit à la fille de Cadmos, Autonoé. Elle lui donna un fils, Actéon, qui constitua une célèbre meute de cinquante chiens et devint un très grand chasseur.
Mais ce dernier offensa la déesse Artémis, soit en prétendant être meilleur chasseur qu’elle, soit encore en la surprenant nue alors qu’elle se baignait dans une source. Selon une autre source, il se plaça en concurrent de Zeus en courtisant Sémélé. Cela provoqua la colère du dieu qui aurait alors demandé à Artémis de mettre fin aux agissements de l’impudent.
La déesse punit Actéon en le transformant en cerf afin que ses chiens, ne le reconnaissant pas, le dévorent.
Pour Stésichore, la déesse se contenta de le recouvrir d’une peau de cerf car « son dessein était de l’empêcher d’épouser Sémélé ».

Les trois générations concernées par ce mythe décrivent le processus par lequel le chercheur, aussi avancé soit-il, s’écarte du chemin juste.
La grand-mère d’Actéon, Cyrène « l’autorité souveraine » symbolise une « très grande maîtrise ». Elle est la sœur de Thémisto « la loi de ce qui est droit, juste » qui est la dernière épouse d’Athamas dont nous venons de parler. Toutes deux sont filles d’Hypsée « celui qui est tout en haut », un roi Lapithe, c’est-à-dire un chercheur qui est arrivé à un stade avancé du yoga.
Rappelons que les Lapithes et les Centaures sont des peuples de Thessalie (la province des chercheurs engagés) issus du dieu fleuve Penée « l’évolution d’un juste équilibre ou d’une juste maîtrise » dans l’incarnation, car Penée était uni à Creuse « l’incarnation ». Hypsée eut deux sœurs qui toutes deux furent aimées d’Apollon, Stilbé « celle qui brille de beauté » et Daphné « le laurier ». Cette dernière est le symbole de la victoire spirituelle apollinienne, la réalisation psychique.

Cyrène « une très grande maîtrise » représente le stade d’un chercheur qui combat son ego en utilisant sa propre nature « en vérité » comme arme (elle combat le lion à mains nues dans les mêmes conditions qu’Héraclès lors de son premier travail).
Cette maîtrise attire la venue au premier plan de la lumière de l’être psychique, Apollon. L’union du dieu avec Cyrène se produisit en Lybie, lieu de l’incarnation de la libération. La maîtrise dans le yoga est alors suffisamment incarnée pour que se produise la fécondation par l’être psychique et qu’apparaisse un travail en vue du « meilleur », Aristée « celui qui tient le premier rang, le meilleur ».
Et le meilleur perdure tant que le chercheur suit « la juste loi de la consécration ». Aussi l’enfant est-il nourri de ce qui est nécessaire aux plus hautes instances de l’être, le nectar et l’ambroisie, nourritures d’immortalité d’ordinaire réservés aux dieux : le chercheur est alimenté par des puissances de l’esprit avec ce qui soutient l’état de non-dualité.
Thémisto lui apporte le sens de la plus haute rectitude, car elle est la fille du Lapithe Hypsée « qui est élevé ». Les Heures qui l’ont élevé sont Eiréné (Paix ou Sérénité), Diké (Justice), et Eunomia (Ordre), qui sont en termes de yoga, l’« équanimité », l’« exactitude » et « ce qui met chaque chose à sa juste place » ou « pureté ».

Après un certain développement (lorsqu’Aristée est devenu adulte), le chercheur sait comment ré-harmoniser les énergies (l’art de la guérison). Il a développé ses capacités intuitives (la prophétie), acquis de l’endurance, de la patience et une détermination tournée vers le but (l’art de la chasse). Il sait orienter ses énergies dans une même direction y compris celles qui sont récalcitrantes (il possédait l’art de conduire les troupeaux et « de réunir sur un seul sentier, dans un pacage fleuri des bandes de brebis indociles, arriérées ou vagabondes, en plaçant à leur tête une chèvre qui stimule et règle la marche »). Il a pris conscience que rien n’est séparé, que tout est divin (car « il composa la chanson pastorale de Pan, l’hôte des montagnes »). Il travaille à la maîtrise du mental-vital et utilise dans ce but des mantras (« il frappa l’un contre l’autre l’airain qui menaçait les abeilles tremblantes pour leur essaim ; enfin, pendant qu’elles bourdonnaient incessamment dans les voûtes de leur ruche, il redoubla de sa main bruyante un son retentissant »). Il sait aussi comment œuvrer à sa purification (produire l’huile d’olive). Enfin, il s’est préparé à sa fonction (le vêtement futur) par un travail de mise en ordre et un affinement (cardage et filage de la laine qui précèdent le tissage).

Puis arrive un moment où germe la déviance lorsque le chercheur s’en remet à son propre esprit pour avancer vers l’égalité et la perfection : Aristée s’unit à Autonoé « celle qui se dirige selon sa propre volonté » ou « celle qui est à elle-même son intelligence du chemin ou sa propre autorité spirituelle », la fille de Cadmos. Il espère ou réalise une identification partielle avec le Divin alors que son ego perdure.
Au commencement, la déviance n’apparaît pas. Le fils d’Aristée et d’Autonoé, Actéon, symbole d’une « ouverture vers les hauteurs de l’esprit », hérite des réalisations de son père. C’est un grand chasseur accompagné d’une meute de cinquante chiens : le chercheur a développé une « totalité » d’outils ou capacités intuitives dans le domaine de la poursuite des buts du yoga (cinquante chiens).
Mais la part d’ego qui se maintient encore veut conserver son emprise et s’affirmer comme meilleur guide de la purification que ce qui provient en lui du psychique (Actéon prétend être meilleur chasseur qu’Artémis). Le chercheur croit qu’il est parvenu au but. Toutes ses « habiletés intuitives » en yoga (ses chiens) se retournent alors contre lui car le chercheur doit aller au bout de son erreur.

Les nombreuses variantes concernant le motif de la mort d’Actéon indiquent que le chercheur croit avoir réalisé l’union et l’identification totale avec le Divin dans la mesure où il pense avoir réalisé une purification totale de son être ou être « libre » (il se croit digne de voir Artémis nue et de rivaliser avec Zeus). En fait, étant lui-même le juge de son expérience, si haute soit-elle, il est incapable de reconnaître que sa réalisation n’est qu’une étape intermédiaire où s’est immiscé l’ego. Il a quitté la voie de la juste consécration.
Cette réalisation peut faire illusion aux yeux du monde.

Si Actéon est dévoré sous la forme d’un cerf et non d’une biche, c’est sans doute pour indiquer que sa consécration dépend encore trop d’une volonté de l’ego.
À ce niveau, les réalisations, même offertes au Divin et de quelque nature qu’elles soient, ne peuvent en aucun cas remplacer ce « don de soi ».

Les deux premières filles de Cadmos, Ino et Autonoé, décrivent donc les erreurs qui peuvent se poursuivre tout au long du chemin avec toutes les nuances intermédiaires qui ne sont pas décrites : au début, une ascèse trop formelle et parfois excessive qui s’appuie sur des principes et la volonté de l’ego (Ino), et pour les chercheurs avancés, une déviance qui résulte d’un manque de consécration. Le mythe exhorte donc à la vigilance tout au long du chemin.

Les deux autres filles de Cadmos concernent davantage la nature de la purification qui doit s’effectuer dans un état de consécration.
Sémélé, aussi nommée Thyoné « celle qui désire avec ardeur », incarne une intense aspiration à « voir », c’est-à-dire à « connaître » le Divin. Cette connaissance, même si elle consume l’être dans un premier temps, conduirait, après maturation, sur une voie « ensoleillée » qui donne l’expérience et la réalisation de l’ouverture du cœur ou « ouverture psychique » (Dionysos est le fils de Sémélé).
Quant à Agavé, elle représente la voie qui associe de façon erronée le chemin de purification/libération à la souffrance (ou du moins à une « adhésion à son inéluctabilité ») qui trouve sa source dans les mémoires de l’évolution.
Sémélé et Agavé peuvent le plus probablement être mises en rapport avec « le sentier obscur » et « le sentier ensoleillé » dont parlent Mère et Sri Aurobindo, le premier étant la voie ardue de l’effort tandis que le second est celui d’une soumission « enthousiaste ».
Le conflit opposant Penthée (fils d’Agavé) à Dionysos (fils de Sémélé) illustre donc la lutte intérieure du chercheur héritant de la culture de l’effort ardu et de la souffrance et doutant qu’une voie pratiquée dans la détente, la joie et la dévotion puisse conduire plus rapidement vers le but.

Agavé et son fils Penthée, ou l’attachement à l’effort et à la souffrance (le sentier obscur)

La troisième fille de Cadmos se nomme Agavé. Elle s’unit à l’un des « Semés » Échion et lui donna un fils, Penthée.
Celui-ci usurpa le trône de Thèbes alors occupé par son grand-père Cadmos et fit de la ville un modèle parfait de cité grecque.
Mais les Ménades étaient à ses yeux source de désordre et de trouble. Prenant le nouveau dieu Dionysos pour un imposteur, Penthée s’opposait à l’introduction de ses rites malgré les avertissements du devin Tirésias (pour Euripide, il était même résolu à éradiquer son culte).
La mère de Penthée, Agavé, refusait aussi de croire que Zeus était vraiment le père de Dionysos, ce qui contrariait beaucoup celui-ci. C’est pourquoi Dionysos la frappa de folie ainsi que toutes les femmes de la cité et les envoya vagabonder avec ses Ménades dans la montagne. Prenant alors l’apparence de l’un de ses dévots, il se laissa ensuite emprisonner à dessein dans les étables et s’en échappa tout aussitôt, démontrant ainsi ses pouvoirs. Puis il provoqua un tremblement de terre.
Il persuada alors Penthée de venir observer dans la montagne les femmes qui célébraient ses mystères. Le roi devait se déguiser en femme pour ne pas attirer l’attention. Accoutré ainsi, il grimpa en haut d’un pin pour observer les femmes « en délire ». Celles-ci l’aperçurent aussitôt et le mirent en pièces, imaginant poursuivre un lion. Sa mère Agavé rapporta même fièrement à Thèbes sa tête plantée sur une pique.

Il n’existe aucune mention avant le Ve siècle avant J.-C. ni du mariage d’Agavé ni de l’existence de son fils Penthée. La version la plus complète qui nous est parvenue est celle d’Euripide, reprise par Nonnos au Ve siècle de notre ère.
L’essentiel de ce mythe provenant d’Euripide, nous devons faire les réserves habituelles pour son interprétation.
Le nom de la troisième fille de Cadmos, Agavé, signifie « digne d’admiration, noble ». Mais il peut avoir de multiples autres sens sur la base de la racine « αγ » (mener, conduire, ou être pur) ou du préfixe « αγα » (très), avec le upsilon comme lettre structurante (état de réceptivité). Il porte donc des idées de purification et de réceptivité. C’est l’idée d’une purification dans un état de passivité que nous retiendrons, cohérente ici avec la voie de purification-libération.
Cette façon d’aborder la purification par la souffrance, ici incarnée par Agavé unie à Penthée, est souvent liée à l’idée que l’expiation de la faute est indispensable à la croissance de l’homme vital-mental. Cette conception devra donc subir une mutation.
Le Yoga de Sri Aurobindo ne prend jamais la souffrance comme base ou comme but. Elle ne confère aucun mérite et n’est nullement agréable au divin. Elle indique au contraire une résistance à la transformation. Elle ne doit en aucun cas être encouragée.
Mais cela ne se fera que progressivement car son cousin germain Labdacos (fils de Polydoros et grand-père d’Œdipe) qui périt après Penthée, « pensait à peu près comme lui ».
Le but initial de la purification est dévié lorsqu’une perversion issue des mémoires de l’évolution le prend pour but. En effet, Agavé s’unit à l’un des cinq Semés survivants, Échion « la vipère » ou « l’arrêt de la conscience dans l’incarnation (ΧΙ+Ω) ». (Le nom Échion peut être rapproché de celui d’Échidna, avec le khi pris dans son acception négative, c’est-à-dire « l’arrêt »).
Se développe alors une volonté de purification sans conscience, donc sans discernement. Elle entraîne une adhésion-identification à l’effort et la souffrance induite, fondée en partie sur la culpabilité et incarnée par le fils du couple perverti, Penthée. Ce dernier nom signifie en effet « souffrance, pleurs » et avec les lettres structurantes « une immobilisation de l’évolution intérieure, Π+ΝΘ ».

On peut mieux cerner le type de déviance introduit dans cette voie du yoga par Échion à la lumière de la phrase de Sri Aurobindo :
« Car le mental de l’homme est la dupe de son moi animal,
Il abrite en lui-même un Elfe sinistre
Amoureux de la douleur et du péché
Dans l’espoir que ses sensualités gagneront.
L’Elfe gris frémit d’horreur devant les flammes du ciel
Et de toutes choses heureuses et pures ;
C’est seulement par le plaisir et la passion et la douleur
Que son drame peut durer. »
Il est fait ici référence à une déviance sans rapport avec le masochisme. Il s’agit plutôt d’une adhésion à la souffrance qui a été enregistrée dans notre mémoire archaïque lors de la formation du moi animal (avec Phorcys et Céto, les enfants de Pontos). C’est un stade ou le vital se nourrit d’égale façon du plaisir et de la souffrance.
D’une manière ou d’une autre, ce qui prime dans cette voie difficile, c’est l’effort et la souffrance en tant que principe de purification et de libération. Par voie de conséquence, toute manifestation de joie et de dévotion devient suspecte et sujet à caution : non seulement Penthée devient le roi de Thèbes (Nonnos nous dit même qu’il usurpa le trône alors que Cadmos était toujours vivant) mais encore il cherchait à éradiquer le culte de Dionysos.

Le chercheur organise alors parfaitement ses constructions mentales sur la base de cette adhésion à la purification dans la souffrance, faisant de la ville un modèle parfait de cité grecque. Il rejette la voie de la dévotion « enthousiaste », ses pratiques et ses expressions (le culte de Dionysos, ses rites et les Ménades).

Le chercheur refuse de considérer que l’expression d’un « enthousiasme » pour le Divin, qu’une voie d’extase mystique, puisse être un chemin juste en accord avec le principe d’évolution du plus haut de la conscience (Agavé et son fils Penthée refusent de considérer que Dionysos puisse être un fils de Zeus).
Toutefois, les avertissements du devin Tirésias laissent entendre que le chercheur a l’intuition qu’il fait fausse route en refusant cette mystique d’extase. De plus, toutes les tentatives faites pour ébranler ses certitudes le sont en vain : que ce soit la tentative de gagner à sa cause les parties intuitives (les femmes de la cité), ou les « signes » que la vie fait surgir et que le chercheur ne peut ignorer (les « démonstrations » du dieu) ou encore des secousses vitales et corporelles, c’est-à-dire des ébranlements psychologiques et des maladies physiques (le dieu se libère de ses chaînes et provoque un tremblement de terre qui fait s’effondrer les étables).

Le chercheur est alors conduit à observer plus attentivement, du point de vue des connaissances occultes les plus hautes, en se mettant au diapason des énergies qu’il refuse, dans un état de réceptivité (Penthée est invité par Dionysos à observer les Bacchantes et les femmes de Thèbes délirantes du haut d’un pin, déguisé en femme). Rappelons que le Thyrse dionysiaque de même que le Caducée d’Hermès portent à leur extrémité une pomme de pin, symbole du fruit de la Connaissance occulte.
Mais les Bacchantes, parmi lesquelles se trouve sa mère, le perçoivent alors comme un lion et le tuent (selon Nonnos, elles sont « des tueuses de lions » et donc des tueuses d’ego) : les parties de l’être qui sont consacrées « voient en vérité » là où l’ego s’accroche à ses nœuds et à la souffrance, et mettent fin à cette erreur d’orientation.
Ce sont les attributs de la « folie mystique » que de pouvoir déceler le faux et de l’ébranler dans ses racines. On peut comparer cela, à un niveau supérieur, au rôle joué par le « fou du roi ».

Pour que le processus s’opère jusqu’au bout, une mutation profonde est nécessaire. Le chercheur doit isoler le principe qui l’a fait dévier (Agavé doit se dissocier d’Échion).
C’est la partie qui est revenue la première dans le chemin juste (Agavé) qui supprime le support mental qui cautionne et organise cette déviance (Agavé coupe la tête de son fils Penthée). C’est ce qui a généré l’erreur qui est le mieux à même de la corriger.

Agavé représente donc la voie qui choisit l’effort et la souffrance comme prix à payer pour la victoire. Sri Aurobindo admet toutefois que chacune des épreuves rencontrées sur cette voie puisse être l’occasion d’un progrès sensible : « Souvent elles paraissent nous montrer en nous-mêmes les difficultés que nous avons à surmonter, et nous dire : c’est ici que tu dois vaincre. Malgré tout, c’est une voie trop sombre et difficile que nul ne devrait suivre qui n’y est pas contraint par la nécessité. »

Sémélé et son fils Dionysos

Sémélé, en revanche, représente la voie opposée de la confiance absolue dans la Grâce. Elle demande de se laisser porter dans la détente, sans crainte, sans s’affliger de rien, dans la tranquillité du mental et du vital, et surtout dans une acceptation joyeuse de tout ce qui vient. Dans cette voie, la souffrance subjective est faible ou nulle, et la souffrance objective ne peut affecter l’être profondément.

Sémélé était très belle. Zeus en tomba amoureux et la prit pour amante. Il venait chaque nuit la rejoindre en secret, ce qui suscita la jalousie d’Héra. Celle-ci félicita alors Sémélé d’avoir un amant si haut placé puis lui suggéra de lui demander une preuve qu’il était bien celui qu’il prétendait être et qu’il l’aimait vraiment. (Selon certains, elle se présenta à Sémélé sous la forme de sa vieille nourrice Béroé ou celle de l’une de ses amies). D’autres disent que Sémélé se croyait méprisée et demanda à Zeus de lui apparaître tel qu’il se montrait à sa femme Héra.
Le dieu s’introduisit alors dans la chambre de son amante, monté sur son char, maniant la foudre et jetant des éclairs. Sémélé mourut d’effroi et fut consumée. Cependant, comme elle était enceinte des œuvres de son amant divin, elle accoucha prématurément avant de mourir et Zeus installa le nouveau-né dans son propre corps – dans sa cuisse pour certains auteurs – jusqu’au terme. (Dans une autre version, Zeus extirpa lui-même le prématuré de six ou sept mois du corps de Sémélé mourante.) Lorsque le temps fut venu, le dieu mit au monde Dionysos sur le mont Nysa, au pied du mont Hélicon.
Plus tard, grâce à l’intervention de Dionysos qui la ramena du royaume d’Hadès, Sémélé accéda à l’immortalité et prit place sur l’Olympe sous le nom de Thyoné.

Avant de rentrer dans le détail de ce mythe, il est nécessaire d’en avoir une vue synthétique car il présente à la fois un début de voie juste, une déviance et son redressement. Il aborde sans doute le rapport des voies contemplatives aux voies d’extase mystiques, et parmi ces dernières, les bonnes et les mauvaises extases.
Initialement, le rapport du chercheur au Divin est juste, puisque Zeus est tombé amoureux de Sémélé. Certains disent que cela arriva alors que Sémélé se lavait dans l’Asopos, le dieu-fleuve ancêtre d’Achille, et donc le signe que ce mythe concerne une phase avancée du chemin.

La liaison avec le Divin, au niveau du surmental, est effective mais le chercheur, tout en étant conscient de cette liaison, en ignore la nature exacte et surtout la puissance potentielle (Zeus vient chaque nuit auprès de Sémélé, mais sans se montrer dans toute sa gloire). C’est une expérience qui se renouvelle depuis un certain temps, Zeus visitant Sémélé pendant les six ou sept mois symbolique que dura leur union.

Jusqu’à ce moment-là, tout se passe bien et le processus de purification suit son cours.
La signification du nom Sémélé est obscure. Elle est fille de Cadmos qui appartient à la lignée d’Océanos et d’Harmonie, cette dernière étant fille d’Aphrodite et d’Arès : elle représente donc une expression de « l’exactitude » dans le processus de croissance de l’amour vers laquelle doit tendre le chercheur par la voie de la purification/libération. Avec les lettres structurantes, nous pouvons comprendre qu’il s’agit à la fois d’une progression de la circulation des énergies et de la consécration en vue de la libération (Σ+Μ+Λ).
Sémélé est belle (donc vraie), sinon Zeus ne pourrait la prendre pour amante.
Mais « la puissance de limitation qui veille à ce que rien ne reste en arrière » décèle une faille : l’impatience du chercheur qui le conduit à vouloir des preuves que le Divin l’accompagne. Elle instille le doute dans son esprit et le persuade de demander confirmation de ce qu’il ressent être un contact avec le Divin (Héra convainc Sémélé d’obtenir de Zeus qu’il se manifeste dans toute sa puissance).
À ce stade, une partie du chercheur est encore dans l’exigence ou du moins dans l’attente de recevoir du Divin en retour de ses demandes. Mais cette exigence semble incontournable sur le chemin, aussi peut-on dire que Sémélé ne commit pas vraiment de faute – contrairement à Minos qui refusa de sacrifier le taureau – car c’est Héra qui suscita la demande.
Chez Hygin et Ovide, Héra prit l’apparence de la vieille nourrice de Sémélé, Béroé « l’incarnation du mouvement juste » : la vieille femme représentant généralement la sagesse, ce doute se manifeste sous un aspect trompeur, une forme familière en laquelle le chercheur a mis sa totale confiance.
Le chercheur attend des preuves et « tire » en conséquence les forces spirituelles prématurément.

Dans l’absolu, le Divin sait mieux que nous ce qui est bon pour nous et il n’y a donc pas lieu de s’en occuper. L’attitude juste est d’accepter tout ce qui vient avec joie, de ne jamais en rejeter la faute sur l’extérieur mais de le considérer comme une occasion d’évolution, tout en combattant ce qui doit l’être. Mais la nature humaine est ainsi faite que sous la pression de l’aspiration à évoluer et du besoin de connaissance, l’homme demande des signes.
Selon les termes de Sri Aurobindo, l’attitude juste est de « vouloir le Divin avec une totale confiance et la volonté de s’abandonner entre ses mains afin qu’il fasse le travail en nous ; de compter sur lui plus que sur ses propres efforts. Cette disposition de l’être se développe lorsque le mental et le vital entrent dans le calme, que le mental s’ouvre à la lumière et que le vital paisible laisse le Divin l’ouvrir à son calme et sa joie ».

Pour tous les auteurs, Zeus répondit à la requête de Sémélé : à toute demande sincère, même celle qui trouve son origine cachée dans une imperfection de la nature du chercheur, il y a une réponse de l’Absolu. Certains auteurs disent même que Zeus avait fait la promesse à Sémélé d’exaucer toutes ses prières : le chercheur aurait ainsi acquis la certitude que le Divin ne l’abandonnerait jamais et ferait toujours le mieux pour son évolution.
À cette demande formulée avec force et insistance, le Divin répond par une puissante extase mystique, une plénitude divine qui possède l’âme. Le chercheur est possédé par le Divin, mais ne peut en supporter l’intensité : il est littéralement « consumé », en proie à une « ivresse divine ».
Cela peut se traduire par des maladies psychiques, à tout le moins par des débordements qui seront illustrés chez certains auteurs par les Ménades ou les Bacchantes dans la tradition plus tardive. Il est probable que ces débordements aient seulement figuré dans les textes à partir d’Euripide que nous rangeons parmi les auteurs non-initiés, car initialement, les Ménades « les Inspirées » sont les nourrices du jeune Dionysos, et donc des expressions justes.
Les Ménades sont des esprits de la nature (des nymphes). Elles étaient appelées initialement Thyades « les inspirées », et donc portaient le même sens que les Ménades. Avec les lettres structurantes ΘΥ, elles signifient « celles qui fonctionnent depuis l’intérieur ». Elles furent dépeintes plus tard sous les traits de femmes en proie au délire mystique.

Mais quels que soit les dégâts initiaux apparents, cette première expérience de prise de possession de l’âme par le Divin n’est pas perdue, car Zeus « récupère » l’enfant prématuré.
Toutefois, il peut y avoir dès ce moment-là de « bonnes » et de « mauvaises » extases.
Les « bonnes » extases seraient celles pour lesquelles le chercheur est parfaitement maître de sa nature vitale et ne permet aucun débordement.
Les « mauvaises » extases seraient dues à des débordements vitaux dans un chercheur qui ne peut contenir les forces qui font irruption en lui.

Si le chercheur résiste aux débordements et poursuit sa voie de purification avec persévérance, patience et endurance, alors il est sûr de parvenir au but, de « posséder » le Divin et « d’être possédé » par Lui. Cette maturation est entreprise par le plus haut du surmental qui place le résultat de cet enthousiasme dans son lieu de plus grande force (Zeus place l’enfant prématuré, le futur Dionysos, dans sa cuisse).
Lorsque le moment est venu, se manifeste une « joie », une « ivresse divine » ou extase de l’union dans une nature maîtrisée et purifiée, et donc sans débordements, car Dionysos naît immortel, donc dans un état d’unité.
Cette prise de possession de l’âme par le Divin confère toutefois des capacités inhabituelles qui mettent au jour les agissements de l’ego, en soi et à l’extérieur.
Plus tard Dionysos ira rechercher sa mère dans l’Hadès et celle-ci prit alors le nom de Thyoné « l’enthousiaste », accédant sur l’Olympe à l’immortalité. Ce nom porte à la fois les idées de « ce qui aspire avec ardeur », de « possession ou d’inspiration par le divin » et de « sacrifice offert aux dieux ». Il est construit avec les mêmes lettres structurantes qu’Athéna, Θ(Υ)+Ν, « l’évolution de la croissance de l’être intérieur ou divin intérieur » mais intègre de plus l’idée de réceptivité-consécration donnée par le upsilon.

Le mythe de Dionysos ne décrit donc pas une expérience de l’ascension des plans de conscience, ni une expérience du Soi – de l’union avec le Divin en l’esprit lorsque cesse toute identification avec le corps, le vital et le mental, union qui ignore le devenir – mais une prise de possession de l’âme du chercheur par le Divin, une réponse du Divin à une aspiration « enthousiaste » mais qui « tire » souvent au début trop violemment. La puissance du Divin, au lieu de pénétrer un état d’équilibre et d’équanimité, provoque alors instabilité et démence.
Comme Sémélé est une fille de Cadmos et d’Harmonie, elle représente alors un but d’exactitude sur le chemin de la croissance de l’amour par le travail de purification de l’impatience.
Le mythe du Minotaure pointait le risque d’enfermement dans une structure mentale rigide qui guettait le chercheur dans le yoga de la Connaissance. Mais la voie incarnée par Europe semble cependant avoir été la voie de yoga recommandée, celle de l’exactitude dont sont porteurs Minos et Rhadamanthe, « les rois de justice ». Le mythe de Sémélé, qui concerne davantage le yoga de la Dévotion, attire l’attention sur la nécessité absolue de la patience et d’une maturation suffisante de cette dévotion dans la puissance du plus haut du mental. C’est pour cela que Sri Aurobindo a beaucoup insisté sur la nécessité de purification du mental supérieur (Buddhi) comme étape préliminaire.
Ce qui pourrait le mieux synthétiser le mythe de Dionysos, ainsi que le rapport d’Agavé et de son fils Penthée avec Dionysos, est l’aphorisme suivant de Sri Aurobindo :
« La douleur est comme la poigne de notre Mère qui nous apprend à supporter l’ivresse divine et à grandir en extase. Sa leçon se fait en trois étapes : endurance d’abord, puis égalité d’âme, enfin l’extase. » La gestation de Dionysos en Zeus serait l’apprentissage de l’endurance et ses aventures de la maturité celui de l’égalité d’âme.

Naissance et jeunesse de Dionysos

Zeus mit au monde Dionysos (en le sortant de sa cuisse) sur le mont Nysa afin de le protéger de la haine d’Héra. Puis il demanda à Hermès de le confier aux Nymphes qui vivaient là. Mais Héra ayant découvert la cachette, il fut confié à sa tante Ino et à son époux Athamas qui l’élevèrent (à moins, selon d’autres auteurs, que ce ne fût l’inverse et que l’enfant ne fut confié aux Nymphes qu’après la mort d’Ino).

Cet épisode de la seconde naissance justifie le surnom parfois attribué à Dionysos, « le deux fois né ».
On pourrait faire le rapprochement avec la seconde naissance, celle en l’Esprit ou « mariage spirituel ». La vision par Sémélé de Zeus dans sa gloire serait alors le symbole du premier contact préfigurant cette union, le temps des « fiançailles spirituelles ».
Homère ne mentionne Dionysos, « joie pour les mortels », que très brièvement mais il affirme sa divinité dès sa naissance, bien qu’il soit le fils d’une simple mortelle. Ce n’est donc pas un héros qui naît homme et progresse jusqu’à la divinisation, mais directement un dieu : c’est donc une expérience de non-dualité qui va se développer avec le yoga. Hésiode en parle également comme d’un immortel (a-thanatos)

Le mont Nysa ne correspond à aucune montagne connue et de multiples suppositions ont été émises par les Anciens concernant sa localisation. Il est pour nous purement symbolique et pourrait n’être là que pour confirmer la signification du nom de Dionysos qui comporte les mêmes lettres structurantes, Ν+Σ, en référence à « l’évolution de la conscience humaine » dans un état de réceptivité-soumission (avec le upsilon Υ). Dionysos serait alors le symbole du chemin qui conduit « l’évolution humaine vers l’union consciente avec le Divin (ΔΙ) », celui qui donne le sens de la « Présence ».
La forme primitive du nom chez Homère et Hésiode est Διωνυσος, ce qui élargit l’idée de la formation du mot à partir du génitif de Zeus en insistant avec le oméga sur « l’incarnation » de la voie, la descente dans le corps. (Qui conduit vers ce que Satprem appelle « le matérialisme divin ».)

Dionysos porte de nombreux autres noms, en particulier Iacchos et Bacchos qui fut repris par les Latins sous le nom de Bacchus pour désigner le dieu. Iacchos est le symbole de « la conscience qui s’ouvre au centre de l’être » tandis que Bacchos est le symbole du même mouvement pénétrant la matière. Tous deux ont pour lettres structurantes ΚΧ, « l’ouverture de la conscience au centre ».
Nous retiendrons pour Dionysos l’idée d’une « capacité d’ouverture » à l’influx divin.

Dionysos est sans doute l’un des personnages de la mythologie autour duquel s’est développée la plus grande complexité et confusion, jusqu’à transformer le dieu qui apporte la joie de l’extase en un dieu d’orgies éthyliques.
Car il s’est produit un détournement progressif au cours du temps du symbolisme de Dionysos qui a fait de ce fils de Zeus un dieu orgiaque au sens dépréciatif du terme, alors que « l’orgie dionysiaque » est d’abord une célébration inspirée des mystères. En effet, tout ce qui est relatif aux « orgies » dans les mythes primitifs est absolument indépendant du vin.
L’Orphisme, en s’appropriant le dieu pour le mettre au service de sa propre théologie du démembrement et remembrement d’un dieu, a sans doute contribué à cette confusion.

Si Homère le qualifie de « délirant » (μαινομενος), il faut davantage l’entendre selon les paroles de saint Paul « Que nul ne se dupe lui-même ! Si quelqu’un parmi vous se croit sage à la façon de ce monde, qu’il se fasse fou pour devenir sage ; car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu ». Et les fervents de Dionysos deviennent « ενθεος, en le Divin », des « enthousiastes » ou des « émerveillés ».

Athéna et Dionysos sont les deux seuls dieux qui vécurent une période de maturation à l’intérieur même de Zeus. Ils partagent donc un privilège qui les différencie des autres dieux. Le combat du guerrier pour la spiritualisation du mental et la croissance de l’être intérieur, représentés par Athéna, ont poursuivi leur croissance non par un travail spécifique de yoga, mais par l’adhésion au courant cosmique de développement de l’Intelligence en l’homme (gestation de Métis en Zeus). C’est seulement lorsqu’Athéna surgit adulte et déjà en armes de la tête du dieu que sa participation au yoga devient partie intégrante du chemin.
Dionysos en revanche, n’a entamé sa gestation que par l’adhésion à la voie de consécration ensoleillée (en Sémélé), mais c’est le supraconscient qui l’a menée à terme (la réponse de l’esprit et la fin de la gestation en Zeus). Et à l’inverse d’Athéna, il apparaît comme un être fragile dans sa jeunesse. Sa puissance et son « intransigeance » ne cesseront ensuite de croître.

Si certains auteurs posthomériques l’ont fait figurer parmi les douze Olympiens, ce n’est pas uniquement du fait de son immortalité, car de nombreuses autres divinités de même statut pourraient alors également y prétendre.
Pour appartenir au cercle restreint des douze, plusieurs conditions nous semblent devoir être réunies pour lesquelles nous ne pouvons faire qu’un certain nombre d’hypothèses.
Tout d’abord, la divinité doit être immortelle de naissance, c’est-à-dire participer d’un état non-duel.
Ensuite, elle doit descendre du Titan Cronos, soit en tant que frère ou sœur de Zeus, soit en tant qu’enfant de Zeus et d’une déesse immortelle. C’est-à-dire qu’elle doit trouver son origine dans le supraconscient humain le plus haut, le surmental. (Aphrodite est ici considérée comme fille de Dioné selon la filiation homérique et non selon celle d’Hésiode où elle est issue de l’écume de la mer ; Maia, la mère d’Hermès, est une immortelle à part entière car son père Atlas est assimilé à un Titan.)
Mais toutes les divinités qui remplissent ces deux conditions n’appartiennent pas aux douze Olympiens, telles par exemple les Kharites, les Muses, les Heures et les Moires ou même Hadès, même si elles sont parfois citées par certains auteurs comme résidant sur l’Olympe.
Il s’ensuit au moins une troisième condition indispensable qui est une participation active à l’évolution humaine dont le chercheur puisse être conscient. Cela expliquerait que ni Hadès, dieu de l’inconscient, ni les Moires par exemple ne figurent parmi les douze.
Les mortels divinisés, tels Héraclès ou Ganymède, ne peuvent appartenir à ce cercle restreint parce qu’ils ne remplissent pas la première condition.
Pour faire figurer Dionysos parmi les douze, il était donc nécessaire que Sémélé ait un statut d’immortelle. C’est pourquoi Dionysos dut descendre chez Hadès pour rechercher sa mère et lui conférer ce statut. Certains auteurs pouvaient alors le faire figurer parmi les forces qui participent au yoga, en remplacement, bien sûr, d’un autre dieu.

De manière générale, les épisodes concernant la maturité du dieu sont expliqués par les spécialistes du monde grec comme un refus de l’introduction du culte Dionysiaque. Dans la présente étude, il s’agirait plutôt d’une mise en garde des chercheurs qui sont invités à éviter de « tirer » à eux les puissances spirituelles et à se méfier des extases se produisant dans des natures manquant de purification et de maîtrise.

Dionysos et Lycurgue

Lycurgue, fils de Dryas, poursuivit Dionysos et ses nourrices jusqu’au bas de la montagne sacrée Nysa (ou Nyséion) en les frappant avec un aiguillon, ce qui causa une telle frayeur au petit Dionysos que ce dernier plongea sous la mer où il fut recueilli par la déesse Thétis. Zeus priva alors Lycurgue de la vue et ce dernier vécut très peu de temps après cela, car il était haï des dieux immortels.

La version du mythe de Lycurgue exposée ici est celle d’Homère. (Celle d’Apollodore situe l’épisode alors que Dionysos est déjà adulte.)
Son interprétation peut varier selon le sens donné au nom Lycurgue.
Lycurgue est un fils de Dryas « l’arbre » ou « le chêne ». Le chêne vert, symbole de force, est l’arbre consacré à Zeus. De grands chênes croissent dans la forêt de Dodone en Épire, lieu où se tient l’oracle de ce dieu. Dryas représente donc un mouvement issu du plus haut de la nature vitale qui « pourchasse » ce qui veille sur la croissance de cette possibilité de pénétration du Divin dans l’être (les nourrices).
Dans de nombreuses versions, Lycurgue est un roi de Thrace. Il représente donc un obstacle qui surgit chez les chercheurs pratiquant une puissante ascèse (tels que le doute, la tradition établie, etc.).
Dans une première interprétation, Lycurgue signifierait « celui qui repousse la lumière naissante, λυκ+eργω ». Ce sens semble toutefois contredit par les mythes dans lesquels figurent des Lycurgue homonymes.
Chez Sophocle, Lycurgue est roi des Édoniens. Il serait alors une expression du « plus haut du plaisir, de la jouissance » qui fait obstacle à la pénétration du Divin dans l’être.
Dans l’interprétation opposée, Lycurgue exprimerait « le désir passionnel de la lumière, λυκ+οργη » et donc un mouvement également trop empreint de vital. Fils de Dryas, il symboliserait alors un désir vital trop puissant de cette possession par le Divin, désir qui deviendrait de la même manière un obstacle.

Dans tous les cas, il s’agirait d’une incompatibilité entre la descente dans l’être du Divin et le vital non régénéré. Phérécyde abonde dans ce sens en affirmant que les nourrices sont les Hyades, sœurs des Pléiades, symboles des étapes qui comblent la séparation dans le vital. Cette descente peut seulement être pleinement réalisée lorsque le chercheur a dépassé les dualités vitales, l’attirance et le dégoût, le j’aime/j’aime pas.
L’exigence d’une soumission intégrale étant impossible pour les débutants et même encore très longtemps sur le chemin, cette « capacité d’ouverture » doit d’abord grandir au contact des forces vitales pures (Dionysos cherche refuge aux racines de la vie, là où la joie vitale est pure, chez la déesse Thétis, mère d’Achille et fille de Nérée « le vieillard de la mer »).
Le plus haut dans la conscience du chercheur l’oblige alors à un retournement vers l’intérieur (Lycurgue est privé de la vue par Zeus) afin qu’il comprenne pourquoi ce nouvel état s’est temporairement évanoui (Dionysos s’est réfugié dans le subconscient vital).
Dans un yoga bien mené, dans un effort juste qui n’est pas contrainte, cette opposition du vital non purifié ne peut durer longtemps, car elle ne résiste pas aux forces qui soutiennent l’évolution (les dieux haïssaient Lycurgue et celui-ci vécut très peu de temps).
La tradition post-homérique raconte que Dionysos rendit fou Lycurgue, lequel prenant son fils Dryas pour une vigne, lui coupa les extrémités des membres : Lycurgue, à travers son fils, devenait ainsi incapable d’agir.

Dionysos et les pirates

Ce mythe concerne l’opposition qui se lève lorsque « l’ouverture » devient conséquente. Il fait pendant en quelque sorte à celui du Minotaure, car il exprime aussi une volonté de l’ego de s’approprier les bénéfices de la progression.
Des pirates s’emparèrent de Dionysos qui leur était apparu sur le rivage sous les traits d’un bel adolescent. Voyant qu’ils pourraient en tirer profit, ils essayèrent de le ligoter, mais les liens se détachèrent aussitôt. Le pilote du navire pressentit alors la vraie nature du prisonnier et tenta en vain de convaincre les autres de le relâcher mais le capitaine s’y refusa. Alors du vin parfumé se répandit dans le navire et une vigne portant de beaux fruits envahit les mâts. Ces signes terrifièrent les marins. Dionysos se changea ensuite en un lion effroyable puis fit apparaître un ours pour démontrer sa puissance.
Le lion dévora le capitaine et les autres marins, hormis le pilote qui fut sauvé par le dieu ; ils se jetèrent dans la mer et furent changés en dauphins.

Lorsque l’ouverture et la joie intérieure deviennent manifestes, des éléments égotiques dans l’être veulent en tirer profit (les pirates voulurent entraver Dionysos « adolescent »). Seul le pilote, celui qui oriente le yoga, pressent l’origine de cette joie croissante et essaye en vain de convaincre sa nature rebelle. Il s’appelait Hécator, nom qui peut être rapproché de celui d’Hécate « celle qui vise des buts lointains » ou « celle qui est hors de l’aveuglement de l’esprit », cousine germaine d’Apollon et Artémis par Astéria, sœur de Léto.
Pour contrer ces mouvements captateurs, « l’ouverture à la possession par le Divin » utilise les moyens même de l’ego (Dionysos se change en lion) avant de démontrer sa puissance (l’ours).
Seul le pilote fut sauvé par Dionysos.

Dionysos et les Minyades

Cette histoire traitée au chapitre deux (Les cinq premiers enfants d’Éole) rend compte du différend qui oppose ceux qui donnent la priorité à la recherche des vertus ou aux exercices ascétiques et se méfient des voies qui entrainent des manifestations de dévotion extatique. Ce qui est exposé ici comme un conflit extérieur peut être également une opposition intérieure.
Cette histoire semble concerner plus particulièrement les occidentaux qui ont une espèce de recul instinctif devant les manifestations extérieures de la dévotion
Rappelons que les Minyades refusaient de suivre les mystères de Dionysos, niant même la divinité du dieu. Prônant les travaux d’Athéna, elles réprouvaient la conduite déréglée des Bacchantes qu’elles accusaient de célébrer dans l’oisiveté un culte chimérique. Tout en travaillant sur leurs métiers à tisser, elles se racontaient des histoires édifiantes.

Une histoire similaire de refus de suivre les rites de Dionysos a été étudiée au premier chapitre avec la folie des filles de Proïtos. Elle soulignait les risques de dérèglements provoqués par des expériences ou des constructions spirituelles réalisées dans les mondes de l’esprit avec un refus du chercheur d’inclure dans le yoga plus de dévotion.

Dionysos et Icarios

Sous le règne de Pandion I, Dionysos rendit visite à Icarios et lui offrit du vin. Ce dernier vivait près d’Athènes avec sa fille Érigone qui n’était pas encore mariée. Voulant répandre les bienfaits du dieu, Icarios distribua cette nouvelle boisson aux bergers qui la trouvèrent agréable et la burent sans y ajouter d’eau. Pris d’ivresse, ils se crurent empoisonnés et tuèrent Icarios. Sa fille se pendit et son chien se laissa mourir auprès d’elle.

Cette histoire se déroule sous le règne du roi d’Athènes Pandion I, c’est-à-dire dans les débuts de la quête lorsque le chercheur qui se donne au Divin a encore une forte tendance à travailler en force pour obtenir la maîtrise. Le personnage d’Icarios doit être rapproché de celui d’Icare « l’intelligence habile » mise au service de la maîtrise de soi et non plus à celui de la purification. Elle avertit du risque que cette « conscience mentale habile » (Icarios) veuille utiliser l’extase divine au profit d’éléments qui ne sont pas prêts à la recevoir pure (les bergers). Et la perturbation introduite dans ces structures mentales élémentaires détruisent cette intelligence habile (les bergers tuent Icarios), l’élaboration de son but (sa fille) et son intuition (son chien).

Dionysos et Ariane

Selon la Théogonie d’Hésiode, Ariane, rendue immortelle par Zeus, épousa Dionysos.
Phérécyde ajoute qu’elle fut abandonnée sur l’île de Dia par Thésée sur l’ordre d’Athéna alors qu’ils revenaient de Crète après la mort du Minotaure. La déesse lui annonça alors qu’elle deviendrait l’épouse de Dionysos, ce qui se produisit peu après lorsque le dieu fit son apparition sur l’île.
Homère présente une version bien différente des autres auteurs puisqu’il ne semble pas unir Dionysos et Ariane. Un passage de l’Odyssée relate ainsi l’histoire : « Ulysse rencontra Ariane au royaume d’Hadès. Thésée l’avait autrefois enlevée de Crète puis emmenée vers la colline de la sainte Athènes, mais il n’avait pu jouir de son rapt. En effet, Ariane fut dénoncée par Dionysos et périt frappée par Artémis dans l’île de Dia cernée par les flots. »

Dionysos et Ariane entourés de satyres

Dionysos et Ariane entourés de satyres  – Metropolitan Museum of Art 

Ariane est une fille de Minos « l’évolution de la consécration » et de Pasiphaé « celle qui rayonne pour tous », elle-même fille du soleil Hélios. Petite-fille d’Europe « une large vision » ou « grande ouverture de conscience », elle représente « le mouvement juste de la conscience pour l’évolution vers l’union », ce qui permet de se sortir des enfermements.
Dans la tradition homérique, l’union Dionysos-Ariane ne peut s’effectuer dans le yoga ordinaire par manque de purification (Ariane est tuée par Artémis). Elle a donc lieu dans l’Hadès, selon Hésiode : au niveau du yoga corporel, les voies de la dévotion et des œuvres ont convergé vers une même réalisation.
Mais cette dernière doit d’abord être parvenue à la non-dualité (rendue immortelle par Zeus pour devenir l’épouse de Dionysos né immortel).
La couronne d’or offerte par ce dernier représente l’ouverture la plus parfaite de la conscience.

Les enfants de Dionysos

Dans les sources archaïques, Dionysos n’a pas d’enfants. Selon les traditions plus tardives, il en aurait eu plusieurs d’Ariane parmi lesquels Oinopion « la joie dans l’incarnation », Thoas « l’impétuosité » ou « l’intériorité », Staphylos « grappe de raisin (ce qui annonce l’extase) ».
Enfin, Apollodore fait de Déjanire « le détachement » la fille à la fois d’Oineus « l’ivresse » comme père humain dans la lignée de Protogénie (Japet) et de Dionysos « l’extase » comme père divin, ce qui laisserait entendre que le vrai « détachement » se situe à la convergence de deux grandes unions mystiques, celle dans le Soi et celle du Divin qui prend possession de l’âme.

Attributs de Dionysos

Dionysos et ses Ménades sont porteurs du thyrse. C’est un bâton surmonté d’une pomme de pin, symbole de l’essence de la connaissance secrète qui atteste que celui qui est possédé par le Divin accède à la vraie Connaissance.
(Le nom « thyrse » signifierait avec les lettres structurantes « le juste mouvement à l’intérieur dans un état de réceptivité ».)

Polydoros

Si les filles de Cadmos et d’Harmonie peuvent être associées à la prise de conscience de certains buts à réaliser dans cette voie de la recherche de l’harmonie, Polydoros représente davantage la partie directement active. L’ensemble doit permettre de réaliser « l’exactitude », c’est-à-dire apporter « la juste vision dans le mental, la juste impulsion et le juste sentiment dans le vital, le juste mouvement et la juste habitude dans le physique ».
Son nom signifie le plus probablement « celui qui se donne beaucoup, le don de soi » sans que l’on puisse écarter tout à fait le sens des « nombreux dons (que l’on reçoit) », dons que l’on peut supposer être des dons spirituels parmi lesquels des capacités créatrices nouvelles, principalement dans le domaine des arts.

Rien ne permet d’affirmer avec certitude que, dans les mythes primitifs, Polydoros ait eu une descendance. Ce n’est qu’à la fin du Ve siècle que la liaison avec Œdipe est établie, dans les écrits d’Hérodote et des Tragiques (Eschyle, Sophocle et Euripide). Toutefois, comme ce dernier héros est associé à des mythes traitant également de purification et de ré-harmonisation – les guerres des Sept contre Thèbes et celle des Épigones -, la filiation semble cohérente.

En revanche, le rattachement d’Antiope à Polydoros est plus complexe à saisir, car deux filiations distinctes sont données, conduisant à deux chronologies différentes de la fondation de Thèbes qui marquent l’entrée dans le processus de purification active.
Nous traiterons les histoires concernant Antiope et ses fils Amphion et Zéthos dans un prochain chapitre, avec la lignée de Polydoros. Mentionnons seulement ici que les débuts du processus sont marqués par une erreur d’orientation de yoga représentée par Lycos et son épouse Dirké. Celle-ci maltraita Antiope durant de nombreuses années : le chercheur perçoit déjà quelques lueurs de vérité (Lycos) mais se dirige dans une fausse direction (le nom Dirké indique une inversion par rapport à Diké «  juste manière d’agir »). Dans le même temps, les bases du processus de purification sont posées relativement facilement tandis que le chercheur commence à faire l’expérience de « la nuit ». Polydoros s’unit en effet à Nyctéis « la nuit », sœur d’Antiope, qui lui donna un fils Labdacos, père de Laïos et grand-père d’Œdipe.

Annexe : Le dieu Pan, les Satyres et les Silènes, les Courètes, les Corybantes, les Cabires et les Telchines

Ces divinités mineures qui interviennent peu dans les grands mythes sont décrites dans des sources contradictoires et souvent obscures. Suivre l’évolution de leur symbolisme au cours du temps nécessiterait donc une étude particulière qui sort du cadre de cet ouvrage.

Le dieu Pan

Nous traitons ici ce dieu car il est souvent cité comme faisant partie du cortège de Dionysos. Il est souvent comparé aux Satyres et aux Silènes car son apparence est proche de la leur. Toutefois, contrairement aux premiers, Pan est un dieu. Il n’a pas non plus d’affinité pour la boisson qui favorise l’émergence du vital non purifié. Ses cornes, ses oreilles et ses pattes de bouc doivent donc relever d’un autre symbolisme : celui des attributs de la chèvre qui accède à l’Esprit par le plus haut du vital, et non celui d’une force vitale brute. (On se souviendra que Zeus fut allaité par une chèvre, Amalthée).

Il est presque inconnu dans les temps archaïques, car seul l’hymne homérique à Pan composé postérieurement au VIe siècle en atteste l’existence. Son influence s’est affirmée à l’époque classique et il semble être devenu progressivement une divinité importante de l’Orphisme. Il est en effet souvent représenté dans la suite de Dionysos.
Selon l’hymne homérique, il est né en Arcadie sur le mont Cyllène, d’Hermès et d’une Nymphe dont le dieu tomba amoureux.
Selon d’autres sources, il serait le fils de Pénélope et d’Ulysse, ou même d’Apollon.
Quelle que soit sa filiation, elle renvoie toujours à des expériences très avancées sur le chemin : soit au plus avancé des chercheurs (Ulysse), soit au surmental (Hermès), soit encore au rayonnement de l’être psychique (Apollon).
Fils d’Hermès, il représente une réalisation du surmental, la capacité de descendre dans les couches profondes du vital et/ou d’atteindre ses sommets. Le père n’est en aucune façon troublé par l’apparence rustre de son fils, car seul le plus haut du mental peut intégrer la totalité de l’ombre.
Sa mère, une nymphe fille de Dryops, exprime « la conscience ou la vision dans le vital » à un niveau très archaïque du développement humain. Elle correspond aux énergies de la nature qui animent « l’arbre », et même le plus évolué d’entre eux, le « chêne » (Dryas). L’Arcadie, province dans laquelle est située la ville d’Olympie, est également le symbole d’une région très avancée de la quête.

Pan est donc l’expression d’une force ou d’un plan que le chercheur rencontre dans les stades avancés de la quête, un plan aux racines de la vie où tout est considéré et intégré, en accord avec le nom du dieu « Pan (Παν, tout) ». Il exprime l’intégration de l’ombre inhérente à la plongée dans les couches du vital archaïque et la révélation du « vital vrai » ou « vital cosmique (Pan) ». C’est pourquoi, dès sa naissance, Hermès le présenta à Zeus et aux autres immortels qui tous sans exception se réjouirent. Car si Pan avait une allure quelque peu inquiétante qui pouvait causer des « paniques sans fond (qui submergent le chercheur) », il était « joyeux au fond du cœur » : seul un chercheur parvenu sur le plan surmental peut rencontrer Pan sans être déstabilisé par ce que représente ce dieu-chèvre et trouver la joie au-delà de toute peur.
Symbole de la jonction surmental-vital profond et de la joie qui accompagne la découverte du vital vrai, il devint un grand dieu de l’Orphisme.

Pan est aussi doté d’une vue perçante qui l’apparente aux voyants (dotés de surcroît de discernement) qui regardent le monde « d’en haut », car il surveille ses moutons depuis les cimes.
Comme son père, il joue magnifiquement de la flûte (la Syrinx) dont les auteurs tardifs lui attribuent l’invention (alors que ce fut Hermès son inventeur dans la tradition classique, après que ce dernier eut donné la Cithare à Apollon.) Il est donc l’expression d’une certaine capacité d’adhésion au « rythme » et à « l’harmonie » (l’exactitude et la pureté).

Expression du surmental, il put intervenir avec son père Hermès pour tirer d’un mauvais pas son grand-père Zeus après que celui-ci eut vaincu les géants (lors d’un combat qui se produit à un stade très avancé sur le chemin et que nous aurons l’occasion d’étudier plus loin.). Selon Apollodore, Typhon avait des ailes sur tout le corps, sa taille était si démesurée qu’il dépassait toutes les montagnes et que souvent même sa tête touchait les astres. Le haut de son corps n’était qu’entrelacement de serpents. Durant le combat, il sectionna les nerfs des mains et des pieds de Zeus (ou ses tendons) et les dissimula. Hermès et Pan les dérobèrent et les remirent en place dans le corps du dieu, ce qui permit sa victoire finale.
Dans les luttes du yoga les plus avancées, le processus d’expansion de la conscience (Zeus) perd sa faculté d’action (les tendons coupés) et ne peut vaincre à lui seul l’ignorance fondamentale (Typhon) si n’intervient le surmental (Hermès) et sa capacité d’intégration de l’ombre qui ouvre sur le vital vrai ou vital cosmique (Pan).
La littérature tardive, sous l’influence du christianisme, donna une image dévoyée de ce dieu qui fut, semble-t-il, très honoré dans l’Orphisme. Elle le montre poursuivant les nymphes dans la campagne, la plupart du temps sans succès.

Les Satyres et les Silènes

Les plus anciennes sources font des Satyres et des Silènes (qui sont les plus âgés des Satyres) des descendants de Phoronée. Elles les décrivent comme sans valeur et inaptes au travail et ne mentionnent de lien ni avec Hermès ni avec Dionysos.
Les premières représentations figurées les dépeignent comme des êtres mi-humains mi-équins accompagnant le cortège de Dionysos.
Puis ils évoluent vers l’humain avec seulement quelques particularités animales, d’abord équines puis caprines (queue, oreilles, protubérances cornues). Ils sont alors munis de thyrses et de flûtes de Pan.
Le plus souvent cités comme des fils d’Hermès et des participants au cortège de Dionysos, ils seraient dans ce dernier cas des expressions joyeuses du surmental associées à la voie de la jouissance divine.

Les Courètes, Corybantes, Dactyles, Telchines et Cabires

Notre propos n’est pas d’en faire ici une étude approfondie car ils interviennent peu dans les grands mythes.
Leurs lieux de résidence pourraient donner une première indication. Les Dactyles du mont Ida « l’union » pourraient concerner la réalisation de la non-dualité en l’esprit (Zeus est né sur ce mont). Les Telchines de l’île de Rhodes « rose » seraient liés à la croissance de l’être psychique tandis que les Courètes et les Corybantes « les inspirés » de Phrygie « brûler » concerneraient la croissance du feu intérieur, tout comme les Cabires.

Le nom Courètes signifie « jeunes guerriers », symbole des chercheurs qui s’engagent sur le chemin. Ou encore, avec κουρος et la lettre structurante T, ils représentent une aide pour le chercheur « qui commence à aspirer ».
En se livrant à de bruyantes danses guerrières, ils permirent la croissance de Zeus à l’abri des recherches de son père Cronos. Dans certaines légendes, Zeus sortit même de leur tête : ils auraient ainsi permis l’émergence de « la conscience humaine » mentale supra-consciente. Ils existaient donc lors de l’Âge d’or, sous le règne de Cronos, pendant la croissance vitale de l’humanité.
On dit qu’ils inventèrent l’art de travailler le métal (la confection des premiers outils efficaces pour les labours, la chasse, etc., c’est-à-dire les premiers outils pour le travail sur soi et pour la quête), la garde des troupeaux (la concentration, la conservation des expériences et des réalisations, etc.), l’art de la chasse (la vigilance, la conscience témoin et le discernement) et celui de l’élevage des abeilles (la croissance de l’être psychique), autrement dit les préliminaires du chemin spirituel.

Les Cabires sont liés aux Mystères de Samothrace, lieu d’initiation probablement davantage réservé aux petits Mystères. Dans un drame perdu d’Eschyle, ils auraient accueilli les Argonautes. On les appelait « les grands et puissants dieux ». Ils étaient censés protéger les initiés de tous les dangers, et plus spécialement de ceux de la mer, les dangers issus du plan vital.