LA GENÈSE

 

La Genèse dans la mythologie grecque semble donner deux origines distinctes – Chaos et Gaia. Elle commence ainsi :
« Le premier de tous naquit Chaos, et ensuite Gaia aux larges flancs, base stable des immortels maîtres des cimes de l’Olympe neigeux, puis les étendues brumeuses du Tartare, et Éros, le plus beau des dieux immortels qui détend les membres et qui, en tous les dieux et tous les humains, gouverne au fond des poitrines le juste vouloir et l’intelligence. »

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Voir l’Arbre généalogique 1

Dans ce récit d’Hésiode, apparaît d’abord le « Chaos ». L’habitude est de donner à ce mot le sens d’une béance, assimilée au tohu-bohu de la Genèse, à un monde « vide et vague ». Mais ici, aucune connotation de désordre ou de confusion. Et si persiste une idée de vacuité, c’est celle d’un vide qui contient potentiellement tout.
La lettre structurante de ce nom, le Khi (Χ), exprime le point qui contient tout, l’Un concentré en Lui-même, l’Absolu, le Tao, le Vide, etc. et se situe très au-delà de notre actuelle capacité de compréhension.
Selon Hésiode cependant, la conscience humaine est capable de s’élever jusqu’à ce point, mais seulement par éclairs lorsqu’elle rejoint les plus hauts plans du mental, car, nous dit-il, Zeus peut y envoyer sa foudre.
Cet Absolu, hors de l’espace et du temps, est le royaume de l’infini et de l’éternel, hors même la manifestation. Les notions « venir au jour » ou « se manifester » n’ont donc ici qu’un sens symbolique. Aussi n’y-a-t-il pas nécessité d’engendrement et les quatre premières entités divines coexistent-elles de toute éternité.

Puis, avec la présence de Gaia, Chaos devient la Force-Conscience et Gaia (ou Gé) son mouvement d’extériorisation, lequel sera ensuite le principe d’Existence et du Devenir, et dans les plans plus denses, la personnification de la Terre et de la Matière.
Les lettres du nom Gaia (Γ+Ι) expriment la conscience qui s’élance depuis son plus haut « niveau » (il ne s’agit que d’une nécessité graphique car à ce stade on ne peut parler de niveau). Fondement de l’Existence, Gaia est à l’origine des principes de la manifestation qui, à leur tour, régiront la création.

Simultanément à Gaia, apparaît le brumeux Tartare, le principe de non-existence (Non- Être) et non-conscience, qui semble se rapprocher de ce que Sri Aurobindo nomme la Nescience. Exactement opposé à Gaia, il est ce qui permet à l’Absolu de « s’oublier » Lui-même, de réaliser le suprême sacrifice divin. Mais à ce stade rien n’est scindé car tout est Un. On peut le lire dans les lettres structurantes du mot « Tartare », assemblées selon la forme classique x+Ρx, ici Τ+ΡΤ+Ρ « Conscience + retournement (négation) de la Conscience + selon le plan divin ». C’est une région qui, selon Hésiode : « est aussi éloignée de la terre que la terre l’est du ciel, car il faudrait neuf nuits et neuf jours à l’enclume de bronze descendant du ciel pour arriver la dixième nuit à la terre, et il lui en faudrait tout autant pour descendre de la terre au Tartare. »
Le temps de la chute de l’enclume révèle la nécessité d’une période entière de gestation d’une manifestation.
Le Tartare peut être conçu comme une résistance passive, une puissance qui s’oppose en permanence à la pression de l’Absolu, à son attrait incoercible pour l’Existence en Devenir.

Typhon, VIe siècle avant J.-C., Rome, CC BY 3.0, Sailko

Typhon, VIe siècle avant J.-C., Rome, CC BY 3.0, Sailko

Selon Hésiode, de son union avec Gaia, il engendra Typhon, symbole de l’ignorance, qui se manifeste dans les plans plus denses en « enfumant », en « aveuglant » et en générant « les premiers tourbillons mentaux ».

Dans l’Hymne homérique à Apollon, c’est Héra seule qui créa Typhon pour se venger de la naissance d’Athéna que Zeus avait mis au monde seul : la puissance de limitation (Héra) venait ainsi contrecarrer par l’ignorance (Typhon) la force d’expansion évolutive (Zeus) qui donna l’impulsion de la croissance intérieure (Athéna).
Lorsque la conscience humaine prit le pas sur l’animalité – quand Zeus réussit à vaincre Typhon – l’ignorance resta active par l’intermédiaire de ses enfants qui comptent parmi les plus grands monstres (Cerbère « le gardien de la Mort », l’Hydre de Lerne « le Désir », la Chimère « l’Illusion » et le chien Orthros « le Mensonge »).

Bertel Thorvaldsen, Eros/Cupidon (vers 1897-1899). Musée Thorvaldsen, Copenhague, CC BY-SA 3.0, CarstenNorgaard

Bertel Thorvaldsen, Eros/Cupidon (vers 1897-1899). Musée Thorvaldsen, Copenhague, CC BY-SA 3.0, CarstenNorgaard

Enfin parut Éros, la Félicité ou Jouissance divine(l’Ânanda dans la tradition indienne), troisième terme de l’indivisible trinité et expression de la relation entre la Force-Conscience et son Énergie exécutrice. Il gouverne, au fond des poitrines des dieux et des hommes, le juste vouloir et l’intelligence : expression suprême de l’Amour, tout à la fois transcendant et agissant de l’intérieur, il soutient et dirige la Volonté-Sagesse – celle de l’âme (ou de l’être psychique) et non celle de l’ego – et l’Intelligence.
Le nom « Éros » est construit autour du Rho qui, rappelons-le, symbolise le mouvement vrai ou juste selon le plan de l’Absolu. Mère explique que : « la perfection est d’avoir un mouvement de transformation ou de déroulement identique au Mouvement divin, au Mouvement essentiel, tandis que tout ce qui appartient à la création inconsciente ou tamasique essaye de conserver identique son existence, au lieu de durer par la transformation constante. » La Joie ou l’Ananda résulte donc de cette adéquation du mouvement de transformation au Mouvement ou Jeu divin.

Ainsi est décrite poétiquement la plus haute manifestation de la Suprême Réalité accessible à la conscience humaine, la trilogie Existence-Conscience-Félicité. En posant en une seule génération l’Absolu (Chaos), puis l’Être et le Non-être (Gaia et le Tartare), Hésiode tranche d’un coup bien des controverses philosophiques.

LES ENFANTS DE CHAOS

À la suite de ce premier exposé, Hésiode développe la « descendance » des enfants de Chaos ou « principes de la manifestation », ou plus exactement leur « surgissement » (hors création, et donc hors espace-temps) car rien ne peut se mettre en mouvement tant que les principes de la manifestation ne sont pas établis. La Genèse reprend cette même organisation avec les mythes Élohiste et Yahviste de la création qui semblent se succéder de façon anachronique. L’explication en serait la description dans la première partie de la Genèse de la structure des plans de conscience, et dans la seconde partie de l’évolution de l’humanité à partir de son entrée dans les phases d’alternance du mental. Il semble que la descendance de Chaos relève, chez Hésiode, davantage de concepts métaphysiques que d’expériences. C’est pourquoi Homère, qui reste toujours très concret et s’intéresse peu aux concepts métaphysiques, fait du couple Océanos-Téthys, les courants de conscience-énergie, le couple primordial de l’univers.
Les deux premiers émanés sont Érèbe « Ténèbre » et Nyx « Nuit », la seconde exprimant dans le Devenir le sacrifice suprême du Divin, sa descente dans la Ténèbre de la densification.
L’Érèbe (Ρ+Β) est « une densification (Β) se développant selon le juste mouvement divin (Ρ) », et Nuit (Ν+Ξ) exprime « par l’identité entre le haut et le bas (Ξ), le même mouvement dans le Devenir (Ν) ». On retrouve ces deux formulations dans la première phrase de la Table d’Émeraude, célèbre texte de la tradition hermétiste et alchimique « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d’une seule et même chose ». (Notons que Ténèbre est le mouvement actif tandis que Nuit est réceptivité.)

De leur union, sont issus deux principes, Aéther (Éther) « la pure clarté de la conscience (la région supérieure de l’air) », opposée à l’Érèbe « la Ténèbre », et sa contrepartie dans le Devenir, Héméra « le jour » opposé à Nuit.
Entre Aéther et Héméra existe le même rapport de densification qu’entre Érèbe et Nuit. Aéther (ΙΘ+Ρ) indique la façon dont se produit le mouvement de la manifestation, une poussée de la conscience depuis l’intérieur (ΙΘ), lieu de son involution. (Il est d’usage de distinguer la « manifestation » de la « création ». Ce n’est pas l’Un mais les premières puissances émanées ou manifestées qui génèrent les puissances de création.)
Héméra, « le jour » (Μ+Ρ), traduit une densification d’Aéther, selon le mouvement vrai, une réceptivité active en parfait équilibre qui se développe selon le mouvement vrai. Cet état doit génèrer progressivement une conscience éveillée, « le jour », opposée à l’inconscience, « la nuit ».

De la nuit de la manifestation (Nyx), et non de la Ténèbre divine (Érèbe), sont issus de terribles enfants. Ce qui sur les plans supérieurs est une densification, et devient dans le Devenir la nuit de l’inconscience, génère aussi une puissante aspiration de la Matière pour l’Esprit et de l’Esprit pour la matière.
Au commencement de la manifestation, « Nuit » figure une absence totale de conscience, un « oubli » de l’origine. Les enfants de Nuit expriment les forces qui œuvrent de « derrière le voile », qui travaillent donc à notre insu et dont les motifs nous sont cachés. Apparemment opposées à l’ordre divin, elles font partie intégrante de son jeu.

Les enfants de Nuit

Hésiode semble les avoir répartis en quatre groupes.

Le premier inclut les états dont nous n’avons pas ou peu conscience, ou dont le sens nous est caché : le destin (Moros), la mort noire (Ker), le trépas (Thanatos), le sommeil (Hypnos) et les rêves (Oneiros).

Dans le nom Moros « le lot assigné par le destin », figurent les mêmes lettres structurantes que dans le nom Héméra. Il s’agit toujours de l’idée d’une progression de la conscience à travers un destin mystérieux auquel nous n’avons d’autre choix que de nous soumettre.

Ker (Κ+Ρ) « la mort (en tant que destinée ultime) » désignerait la fin de l’expérience choisie par l’âme dans un corps donné, tandis que Thanatos, « la mort personnifiée », représente davantage la mort physique qui mène vers un autre état d’être. La première est un processus passif (féminin), le second une action (masculin).
Hypnos « le sommeil » est étroitement associé à Thanatos, car il est aussi un processus intégrateur comme le confirment les lettres structurantes de son nom. Hésiode affirme que « jamais le soleil Hélios ne pose ses rayons sur Hypnos et Thanatos » : il s’agirait donc d’états de conscience – subconscient profond et inconscient – qui n’ont encore jamais été éclairés par la lumière supramentale.
Dans l’Iliade, Hypnos se vit promettre par Héra, s’il acceptait d’endormir Zeus, une épouse qu’il convoitait depuis longtemps, la plus jeune des Grâces, « Pasithéa », « la vision totale », c’est-à-dire « l’éveil » : si le chercheur accepte d’entrer dans « le juste mouvement issu de l’Absolu (Héra) », en travaillant à pacifier totalement la partie active de sa conscience mentale (vers le silence mental), alors il peut vraiment devenir un « éveillé ». Zeus, « la conscience mentale (supraconsciente) la plus haute en évolution », ne peut en effet en aucun cas être « endormi » ou « inconscient », mais seulement « endormi les yeux ouverts », dans une vigilance totale, comme cela est exprimé dans le mythe d’Endymion : il ne peut que soumettre son activité au mouvement juste.
Oneiros, « les rêves, les songes », décrit des expériences à la limite de la conscience de veille qui doivent être décryptées pour servir l’évolution. D’après Homère, ils sortent chaque nuit de leur demeure sombre située aux confins occidentaux d’Océanos, dans l’Érèbe, dans les mémoires corporelles. Mais comme nous voyons dans l’Iliade, au début du chant deux, un songe menteur sollicité par Zeus, nous devons en conclure qu’il en existe au moins deux sortes, en rapport soit avec le mensonge, soit avec la vérité. Un parfait discernement doit donc présider à l’interprétation des songes.

Le second groupe semble définir des mouvements très archaïques dans la conscience, ceux qui permettent de sentir que le mouvement n’est pas en accord avec la Vérité.
Momos, « le censeur », est le gendarme intérieur, non pas celui qui punit, mais celui qui avertit. Il intervient pour suggérer à Zeus un grand conflit, la guerre de Troie, en lieu et place d’une grande destruction de la race humaine par l’eau ou par le feu. Momos se signale à la conscience du chercheur par le sentiment d’un « grincement ».
Oizus est la personnification de « la souffrance ». Ce que Momos signale à la conscience comme mouvement erroné, Oizus le sanctionne après coup si le mouvement n’a pas été redressé. Cela implique une nécessaire disparition de toute souffrance lorsque la totalité de l’être, jusqu’au niveau cellulaire, sera en accord avec le mouvement juste divin.

Le troisième groupe est lié à la connaissance du Destin personnel :
les Hespérides, « les nymphes du soir », sont le plus souvent associées à un gigantesque serpent, celui de l’évolution, et gardent le pommier merveilleux qui porte « les fruits de la Connaissance ». Le jardin des Hespérides est situé, selon les sources, sur le Caucase, « aux extrémités du monde », « au-delà d’Océanos », c’est-à-dire aux racines des courants de conscience-énergie, ou, ce qui revient au même, en extrême occident, c’est-à-dire aux débuts de l’évolution humaine (c’est en retournant en conscience à cette source que l’homme retrouve la Connaissance issue de l’Unité). Cette Connaissance ne peut s’obtenir uniquement par l’ascension des plans de conscience dans le mental mais exige une illumination et une transformation des plans inférieurs perturbés et déformés par l’évolution.
Le symbole du serpent qui leur est associé, souvent nommé Ladon (Λ+Δ, libération et union), implique que nul ne peut acquérir cette connaissance qui remonte à la première mentalisation de la vie s’il n’est passé par l’incarnation et le processus de libération qui conduit à l’Union. En effet, il est fils de Phorcys et Céto, symboles de plans de l’évolution vitale de l’humanité (qui seront étudiés plus loin avec les enfants de Pontos).
Lorsque les anciens font des Hespérides des filles de Zeus, l’acquisition des pommes de la Connaissance se joue au plus haut niveau de la conscience mentale, le plan du surmental. Lorsqu’elles sont filles d’Atlas, elles sont tout à la fois celles qui séparent l’Esprit de la Matière lors de l’irruption du mental et le chemin de leur réunion.
Les Kères, (Κ+Ρ, « ouvertures justes de la conscience »), sont des divinités féminines associées à la mort, mais elles semblent apporter une certaine flexibilité dans la soumission au travail choisi par l’âme – sa destinée – qu’elles exécutent alors sans état d’âme une fois que le choix est fait. Ainsi, Achille peut choisir entre deux « Kères », soit une vie longue et ordinaire, soit une vie brève et glorieuse.
Enfin, les Moires (Les Parques chez les Romains), dont le nom est construit avec les mêmes lettres structurantes que Moros ci-dessus, avec inséré, le Ι de la conscience, sont les personnifications des modalités de la « destinée » de l’âme, ou de chacune des expériences liées à l’évolution de la conscience :
Lachésis, « la Destinée », le travail que l’âme s’est proposé d’accomplir dans cette vie.
Clotho, « celle qui file la trame de la vie », qui œuvre pour la croissance intérieure de la liberté et l’accomplissement de la tâche.
Atropos, « l’Inflexible », au sens d’incontournable : on ne peut fuir sa tâche, car la vie y ramène sans cesse. (Nous les avons déjà rencontrées dans la version où elles sont filles de Zeus).
Les dieux eux-mêmes ne sont pas aptes à contrevenir aux décisions des Moires, car elles sont issues d’un plan supérieur au leur : nous les verrons intervenir pour empêcher ceux-ci d’aider un héros sur le champ de bataille lorsque son heure est arrivée. Le temps pour l’accomplissement de cette « destinée » et de chacune des expériences qui la composent est donc « décrété» en quelque plan mystérieux auquel seuls de grands initiés peuvent avoir accès.
Cependant, les Moires sont plutôt perçues par l’homme comme des contraintes pesantes et inflexibles, jusqu’au moment où il peut rassembler en un tout cohérent les fils de sa vie et en percevoir le sens caché.

Dans le dernier groupe, nous trouvons :
Némésis, « le don de ce qui est dû » ou « la juste rétribution » (Ce qui peut être associé à la notion de « karma »), et plus tardivement « l’indignation que cause l’injustice », c’est-à-dire la perception humaine de la justice.
Chez Hésiode, elle est associée à la déesse Aidos « la conscience de l’unité » et toutes deux quittent le monde des humains lors de l’avènement de la race de fer, signifiant par là que l’homme perd la connexion avec sa Source et aussi la connaissance des causes de son existence présente.
Dans une tradition relativement ancienne, Némésis est la mère d’Hélène. Voulant échapper à Zeus qui la courtisait, elle se métamorphosa en oie, ce qui obligea Zeus à prendre la forme d’un cygne. Ainsi, pour atteindre à la plus haute vérité ou liberté (Hélène), il faut que la conception de la justice humaine soit fécondée par les sommets de l’intelligence, le plan du surmental, c’est-à-dire par la compréhension de la justice divine.
Apaté, la « tromperie », induite par l’illusion des apparences.
Philotéta, « l’amour vital », dont la première forme est la dévoration. Souvent associée à la ruse et à la tromperie.
Géras, « la vieillesse », appréhendée comme « cristallisation, fixation », et donc sans cesse agissante à tous les âges de la vie.
Éris « la discorde ». Selon les lettres structurantes, « le juste déploiement de la conscience de l’Absolu dans son mouvement d’éloignement » que nous appelons dans cet ouvrage « force de séparation ». Elle est à l’origine de nombreux enfants qui décrivent les conséquences humaines de cette séparation : Algos (la souffrance), Léthé (l’oubli de l’origine), Até (l’erreur, l’illusion de la séparation), Pseudos (le mensonge), Usminè (les combats confus, les mêlées), etc.
Éris provoqua entre les trois déesses Héra, Athéna et Aphrodite, une querelle qui fut à l’origine de la guerre de Troie.
Até, la déesse de l’illusion, « qui marche sur la tête des mortels », est surtout celle de l’aveuglement de l’esprit issu d’une adhésion insuffisante au réel. Chez Homère, elle est la fille aînée de Zeus : lorsque le mental apparait, ses premières manifestations sont bercées d’illusions. Até fut même capable d’égarer Zeus le jour où Héraclès devait naître afin que ce soit l’oncle de ce dernier qui héritât du royaume de Mycènes.

LES ENFANTS DE GAIA

Après ce bref exposé des principes de la manifestation, nous pouvons revenir à Gaia, l’Énergie exécutrice de la Conscience-Force qui, se dédoublant « en premier lieu, fit naître, égal à elle-même – il fallait qu’il pût la cacher, l’envelopper entièrement – Ouranos le ciel étoilé, afin qu’il fût, pour les dieux bienheureux, séjour à jamais stable (ou « infrangible » selon une autre traduction) ». La Conscience-force et son Énergie exécutrice se manifestent dans cette deuxième phase « hors temps » comme le couple Esprit/Matière dans lequel l’Esprit (Ouranos) « entoure » ou « imprègne » totalement la Matière (Gaia). Ouréa « les hauts monts », enfantés par Gaia juste après Ouranos, symboles de l’attirance de la Matière pour l’Esprit et de la réalisation de l’union en l’esprit, sont en conséquence le lieu de résidence obligé des forces qui agissent en vue de cette union (Olympe, Ida, etc.).
(Mais l’union dans le corps se réalisera au royaume d’Hadès et ce dieu n’appartient donc pas aux douze divinités de l’Olympe.)

Pour que la création puisse « s’animer » il manque un dernier acteur, la Vie : c’est pourquoi dans ces temps du « commencement », Gaia enfanta aussi Pontos, « l’étendue stérile du large qui se gonfle et fait rage ». Cette vie étant la totalité de la Vie, une et indivisible, ne peut s’engendrer elle-même et ne peut être morcelée. C’est pourquoi Hésiode la qualifie de « mer stérile ». Ce qui ne l’empêche nullement d’avoir cinq enfants avec sa mère Gaia, les Pontides, qui sont les cinq étapes de croissance vitale chez l’homme.

Tous ces « prémices » de la création furent générées par Gaia seule, « sans bonne entente, source de désir », c’est-à-dire avant même que n’apparaisse l’idée de séparation, laquelle sera à l’origine du désir qui tente de combler le manque.
Lors d’une seconde étape, Gaia eut avec Ouranos deux groupes d’enfants, cette fois-ci « avec désir », car elle les conçut « au lit du ciel » : les douze Titans et Titanides, puis les Cyclopes et les Cent-Bras.
Le nom « Titan » signifie « celui qui tend vers », expression qui décrit une force (ou « tendance ») qui organise les rapports entre la Matière et l’Esprit, à la racine de l’évolution, dès les premières manifestations de la vie.
Ces forces ne sont pas directement accessibles à la conscience humaine actuelle, car elles ont été reléguées dans le Tartare par les dieux. L’expérience ne peut en être faite qu’au plus haut niveau de la conscience mentale. Mère affirme que les hommes seraient terrifiés s’ils devenaient conscients des forces à l’œuvre dans la création.
Les Titans, forces de création, sont à l’origine de la quasi-totalité des arbres généalogiques que nous étudierons dans le prochain chapitre consacré à la structure fondamentale de la mythologie.

Les Cyclopes et les Cent-Bras, des géants, représentent, lors de cette première étape de densification, les aspects d’Omniscience (Vision totale) et d’Omnipotence de l’Absolu.
les Cyclopes ont un seul œil au milieu du front (κυκλοσ+ οψ ) et symbolisent « la vision de la Totalité (circulaire) » aussi appelée « Omniscience ». Ils se nomment Brontès (tonnant), Stéropès (éclair) et Argès (éclatant de blancheur) et évoquent la toute-puissance, l’instantanéité et la perfection de vision.
Ce sont eux qui donneront à Zeus la foudre et le tonnerre : celui qui devient un « voyant » acquiert en même temps le pouvoir qui agit de façon foudroyante.
Il ne faut pas confondre, bien qu’il s’agisse des mêmes pouvoirs à des degrés différents, ces trois Cyclopes (qui seront relégués dans le Tartare par Zeus) avec ceux qui interviendront dans les aventures des grands héros, en particulier le Cyclope Polyphème, fils de Poséidon, aveuglé par Ulysse.
Il existe en effet plusieurs niveaux de vision, conscients ou subconscients, dès les stades primitifs de la vie.
Les perceptions instinctives, y compris toutes les connaissances animales spontanées, appartiennent par exemple au premier niveau de « vision » subconsciente.
les Hécatonchires ou « géants aux Cent Bras » (et cinquante têtes, une tête pour chaque paire de bras) sont les symboles d’une puissance qui agit avec précision, habileté et efficacité en chaque point comme en tous les points, simultanément et sur tous les plans, puissance aussi appelée « Omnipotence ». Sur les plans inférieurs du mental, elle exige un discernement et une capacité à établir des rapports justes entre toutes choses.
Ils se nomment Cottos, « une action de la conscience depuis son plus haut niveau », Briarée « la force (agissante dans la création) » et Gygès « très puissant ».
Selon Homère, le géant Briarée « la Force » ainsi nommé par les dieux (selon les lettres structurantes « un mouvement juste et puissant tourné vers l’incarnation ») est appelé par les hommes Égéon, « la force d’aspiration ou foi ». Ces deux noms traduisent deux perceptions de la même force, celle du plus haut plan du mental, le plan des dieux, qui voit la Force comme une expression de l’Absolu « pesant » sur l’humanité avec d’infinies précautions, et celle du plan mental ordinaire (le plan des hommes), qui appréhende cette force comme « foi », c’est-à-dire confiance totale en la Vérité.
Cottos et Gygès résident « aux fondations mêmes d’Océanos », puissances à la source de tous les courants de conscience-énergie. Nombre d’auteurs les rendent responsables des ouragans et des cataclysmes, symboles de manifestations d’une puissance absolue, terrifiante et indomptable.
Briarée, plus bienveillant, fut choisi comme gendre par Poséidon qui lui donna sa fille Cymopoléa « celle qui se meut comme une vague » : dès l’origine de la vie (Briarée est parfois donné pour un fils de Pontos et de Gaia) cette puissance d’incarnation se traduit par un mouvement ondulatoire ou vibratoire.

Ces géants doivent être distingués de « ceux qui ne pouvaient être vaincus que par une alliance des dieux et d’un mortel » : ce sera un célèbre combat mené par Héraclès bien après la fin des travaux, la Gigantomachie. Ces derniers géants représentent des mouvements archaïques auxquelles s’affrontent les chercheurs les plus avancés sur le chemin. Hésiode les fait naître des gouttes de sang qui s’échappèrent du sexe tranché d’Ouranos et tombèrent sur la Terre. Il s’agit, très probablement au niveau cellulaire, de mouvements tels que la trépidation, l’excitation, la répétition, l’inertie, etc.

La mutilation d'Uranus par Saturne, Giorgio Vasari (1511-1574), Palazzo Vecchio, Florence

La mutilation d’Uranus par Saturne, Giorgio Vasari (1511-1574), Palazzo Vecchio, Florence

Mais Ouranos s’opposait à ce que ces Puissances (Titans, Cyclopes et Cent-Bras) viennent à la lumière et les maintenait dans le sein de Terre. « Mais elle en dedans, elle gémissait, l’énorme Terre. (…) Rusé, mauvais, fut le savoir-faire dont elle eut la pensée ». Et aussitôt, elle fit apparaître « l’indomptable (l’inflexible) gris » et forgea une faucille. Puis elle rechercha l’assistance de l’un de ses enfants. Tous avaient peur de leur père. Ce fut Cronos, le plus jeune, qui se proposa. Et tandis qu’Ouranos s’allongeait près de Gaia dans « son désir de bonne entente », Cronos trancha le sexe de son père et le jeta au loin.

Ce passage décrit la transition de la manifestation à la création. Les forces représentées par les Titans et les géants restent inactives tant qu’il n’y a pas eu un renversement de prédominance entre la Force-Conscience (Ouranos) et son Énergie exécutrice (Gaia). La vie non plus n’a pas encore entamé son processus de développement. Ce qui permet d’opérer le renversement, c’est l’apparition d’un principe de limitation représenté par la faucille, librement accepté, qui fixe des limites au libre jeu de la puissance créatrice infinie de l’Esprit (la castration d’Ouranos).
La faucille est tout à la fois symbole de limitation et la description du jeu divin à l’origine de toutes choses : par sa courbure et son renversement de direction, elle donne l’image d’un éloignement puis d’un retour vers la source, avec l’idée d’une progression. Était-ce déjà une connaissance des anciens, que la matière (Gaia) courbait l’espace (Ouranos) ? Tous les mouvements de la matière, de la vie et du mental répondront à ce jeu « inflexible » de l’Absolu : distanciation qui permet la Liberté et retour vers l’origine dans la Joie, le mouvement même d’Éros.

L’expression employée par Hésiode « l’indomptable gris », non seulement se rapporte à la dureté du métal nécessaire à la confection de la faucille, mais surtout, en référence à l’Arbre de Vie, décrit l’apparition d’un premier « voile » entre le monde divin et le monde de création, une opacité « infrangible » pour la conscience humaine *(cf. le schéma avec la notation « voile des abysses » sur les Planches en fin d’ouvrage). Ce voile aussi est créé par le jeu de l’Absolu, car « Rusé, mauvais, fut le savoir-faire dont elle eut la pensée » ! C’est une barrière pour la conscience humaine, à la fois légère et infranchissable. Le concept de « ruse » figure aussi avec le serpent de la Genèse : le Devenir et l’évolution impliquent un jeu de la Conscience suprême dont l’homme a le sentiment de faire les frais.

De plus, le « désir de bonne entente » laisse entendre qu’un premier niveau de « séparation » ou « d’objectivation » s’est inséré subrepticement entre la terre et le ciel, entre l’Esprit et la Matière.

Si Ouranos « enfouit ses enfants dans le sein de Terre », c’est parce que dans le couple primordial, il incarne la Force-Conscience et donc le principe de concentration. Pour que l’Énergie exécutrice puisse entrer en action, des limites doivent être imposées à la puissance créatrice de l’Esprit (le sexe), et la castration en est l’image.
Dès lors, les forces présidant à la création – les Titans et les Puissances primordiales – furent libérées et les principes qui organisent les rapports de l’Esprit et de la Matière entrèrent en action, permettant le développement de la vie et de ses cycles. Eschyle énonce que la mère des Titans est Chton (Χθων). Selon cette conception, ces puissances ne seraient pas issues alors d’une rencontre de l’Esprit et de la Matière, mais seulement de la Matière où elles seraient involuées.

Lorsque Cronos trancha les organes génitaux de son père, des éclaboussures mêlées de sang tombèrent sur Gaia. Et au long des années, celle-ci donna naissance aux Érinyes (Alecto, Tisiphone et Mégère), aux grands géants et aux nymphes des frênes (les nymphes Méliennes ou Méliades).
Les « éclaboussures » qui jaillirent de la blessure d’Ouranos sont des particules de « l’essence » de la puissance de l’Esprit, sa partie vivifiante et créatrice. Lorsqu’elles tombèrent sur la Terre, la fécondant, elles générèrent les éléments primordiaux de l’alliance Esprit-Matière, ceux que le chercheur découvrira lors de sa descente vers les racines de la vie.
Ces forces surgirent pour stimuler ou contrebalancer le processus créateur issu de la limitation de l’Esprit, et apparurent au fur et à mesure de l’évolution :
elles remettent sur le chemin juste de l’évolution lorsque l’homme s’en détourne (les Érinyes)
elles soutiennent l’émergence de la vie (les Géants)
elles incitent à la croissance, étant surtout actives dans les débuts de l’évolution (les nymphes des frênes ou nymphes Méliennes).

Clytemnestre essayant de réveiller les Erinyes, Musée du Louvre, Paris

Clytemnestre essayant de réveiller les Erinyes, Musée du Louvre, Paris

Les Érinyes sont des esprits vengeurs qui interviennent pour punir les offenses graves, principalement les parjures et les crimes familiaux. Elles agissent tantôt par l’intermédiaire de mortels, tantôt directement.
Les Érinyes sont toujours concernées par les violations du mouvement essentiel de l’évolution en chacun.
Les parjures concernent ceux qui ne suivent pas la voie que leur âme s’est donnée en cette vie.
Les crimes familiaux, ceux des parents ou des enfants le plus souvent, brisent ce qui lie le chercheur à son origine divine (les crimes contre les parents sont la cause la plus fréquente de leur intervention), ou interrompent ce qui en lui demande à se développer (les enfants).
L’action de ces divinités est totalement incompréhensible pour l’homme car il n’est pas le plus souvent conscient de son erreur, aussi les Érinyes marchent-elles dans le noir. De plus, elles sont sans pitié : ce sont des mouvements inflexibles.
Même l’être psychique peut laisser le chercheur s’orienter dans une mauvaise direction s’il juge qu’elle doit être utile à l’ensemble du chemin : Oreste et Alcméon, incarnant deux travaux assez avancés dans la quête, furent punis par les Érinyes pour le meurtre de leur mère – respectivement Clytemnestre et Ériphyle – pourtant perpétré avec le consentement d’Apollon.
Elles sont représentées munies de torches et entourées de serpents, symboles de « lumières dans l’obscurité » et d’« évolution ». Leur nom, construit autour des lettres Ρ et Ν, exprime « l’action de la loi supérieure sur l’évolution selon la nature ». Leur nombre et leurs noms sont passés sous silence dans les légendes primitives. Les noms (Alecto, Tisiphone et Mégère) leur furent attribués durant la période romaine et leur sens est peu clair.
Elles agissent aussi en de rares cas particuliers, pour forcer l’évolution. Par exemple, elles enlevèrent la parole à Xanthos, le cheval d’Achille, qui avait prophétisé en faveur de son maître, privant ce dernier de l’expression de son vital (expérience qui correspond, sur le plan mental, à une privation des facultés intuitives, d’inspiration ou de révélation.)

Les grands géants, évoqués plus haut, sont des forces immenses, trépidantes, et désordonnées, qui accompagnent les premières manifestations de la vie émergeant de la matière : Encelade (trépidation), Porphyrion, (le bouillonnement désordonné de l’énergie), Éphialtès (l’angoisse primitive), etc. Ils disparaitront lorsque cela sera devenu indispensable à la transformation de la conscience corporelle. Ce seront les derniers combats d’Héraclès, « la Gigantomachie », longtemps après la guerre de Troie, quand le chercheur sera installé sur le plan des dieux (le surmental), car ils ne peuvent être vaincus totalement que par une alliance des hommes et des dieux.

Enfin, les nymphes des Frênes représentent l’attirance primordiale de la vie pour l’Esprit. Durant l’Âge d’or, au temps de Cronos, avant que Zeus ne se venge de Prométhée, les hommes, encore dans la phase de croissance vitale, allaient chercher « le feu du ciel » au sommet des frênes : la jonction avec le monde de l’Esprit, avec l’Absolu, s’opérait par le plus haut niveau du vital (transes, danses sacrées, etc.). Ces arbres étaient donc consacrés à Poséidon, le dieu qui règne sur le subconscient, la force qui veille à l’évolution vitale.

Puis Cronos jeta dans la mer les organes génitaux de son père Ouranos. Autour d’eux se forma une écume dont jaillit la déesse Aphrodite. Cronos détrôna alors son père, puis, ayant épousé sa sœur Rhéa, régna sur l’univers avec les Titans et Titanides. Les Cyclopes et les Cent-Bras restèrent enfouis dans le sein de Terre jusqu’à leur libération temporaire par Zeus qui sollicita leur aide dans la guerre contre les Titans.

Comme on l’a vu dans le chapitre consacré aux dieux, cette version d’Hésiode place l’Amour à l’origine de la vie, dans son premier contact avec la puissance génératrice de l’Esprit, alors que celle d’Homère dans laquelle Aphrodite est fille de Zeus et de Dioné, elle-même fille du Titan Océanos, fait de l’amour un processus évolutif vers l’union. En fait, Hésiode lui donne plusieurs noms « Les dieux et les hommes appellent cette divinité à la belle couronne Aphrodite, parce qu’elle fut nourrie de l’écume des mers ; Cythérée, parce qu’elle aborda Cythère, Cyprigénie, parce qu’elle naquit dans Chypre entourée de flots et Philomédée, parce que c’est d’un organe générateur qu’elle reçut la vie. » Ces différents noms indiquent le plus probablement différents stades d’évolution de l’amour dans l’homme.

S’ensuivit la longue période pré-Olympienne, l’Âge d’or pour les hommes, l’enfance de l’humanité. Pendant cette phase de croissance vitale, la conscience mentale était en gestation, incapable d’imposer sa loi. Mais le vital savait qu’il n’en serait pas toujours ainsi. Aussi, Cronos, averti par un oracle que l’un de ses enfants le détrônerait, les dévorait-il à peine nés, les uns après les autres.
L’homme vivait alors dans une sensation/perception d’éternité que nous avons parfois dans l’enfance. En ce temps, avant que ne s’impose le mental modérateur, dominaient les instincts, les pulsions et les émotions. Le monde des Titans, puissances archétypales de la création, est donc aussi celui de l’expression des fortes énergies de vie qui sommeillent au fond de nous. En sommeil (car Zeus les relégua dans le Tartare), elles peuvent cependant faire irruption dans l’homme mental et parfois sous forme de violents instincts de destruction. Plutarque rappelait que les anciens nommaient Titans cette partie de nous qui est irrationnelle, violente et démoniaque.

Avant d’aborder la transition vers le mental humain réflexif, nous devons examiner les différentes étapes de croissance de la vie dès son émergence hors de la matière. Elles sont illustrées par les enfants de Pontos.