LE RÈGNE DE ZEUS ET LE CHÂTIMENT DE PROMÉTHÉE

Le règne de Zeus marque dans l’humanité le début de la prépondérance du mental sur les forces de vie. Simultanément, l’humanité entra dans de longs cycles du mental durant la moitié desquels la connexion au Réel est perdue : c’est le symbole du châtiment de Prométhée et de la quête des apparence par son frère Épiméthée.

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Atlas et Prométhée - Vatican Museums

Atlas et Prométhée – Vatican Museums

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Le règne de Zeus

Puis, « quand les dieux bienheureux eurent achevé leur temps de peine et tranché par la force, face aux Titans, le litige des honneurs revenant à chacun, voilà qu’ils pressaient l’Olympien, Zeus au vaste regard, d’être roi, maître et seigneur des immortels (sur les sages conseils de la Terre). C’est lui qui répartit entre eux de bonne façon les honneurs revenant à chacun. »
Après avoir affirmé leur volonté de maîtriser et d’éloigner les forces primitives qui avaient permis la croissance vitale de l’humanité, les puissances du surmental acceptèrent de se mettre sous la houlette de la plus haute d’entre elles, « afin qu’elle les distinguât et dirigeât leur jeu ». Zeus possède un « vaste regard », la conscience la plus étendue : sur ce plan, nul ne peut le surpasser.

Hésiode définit ensuite le cadre de l’évolution humaine – celui de la « progression spirituelle » car il ne semble pas que les anciens maîtres de sagesse aient fait de différence entre les deux – en donnant à Zeus successivement sept épouses que nous avons étudiées dans le chapitre précédent. Nous ne rappelons ici que Métis et Héra.

Zeus, la conscience surmentale, s’étant imposée sur les puissances en charge de la croissance vitale puis sur la puissance d’ignorance, Typhon (le désordre, l’incohérence et les tourbillons du mental émergeant), put féconder Métis, (la déesse de la sagesse, fille d’Océanos, d’un courant de conscience-énergie) : ce fut l’entrée dans le processus de l’acquisition de la Connaissance exacte ou du Discernement. Puis, lorsqu’il avala la déesse, c’est-à-dire lorsque le surmental se consacra totalement à la réalisation de l’Intelligence cosmique par identification, alors pouvait naître Athéna et l’homme put entrer dans la quête par un retournement intérieur. Car Métis, du sein de Zeus, « l’aide à discerner le bien du mal » et leur action combinée conduit à la « connaissance de soi ». Métis sera donc présente dans la conscience lors de toutes les autres unions de Zeus, que ce soit avec des déesses ou des mortelles : le discernement ou l’Intelligence est donc la clef de voûte de l’ensemble. Seule Héra s’unit avec Zeus bien avant Métis, et même à l’insu de leurs parents (Iliade, XIV 295) car son action limitatrice dans le mental intervient bien avant l’entrée dans le processus de discernement.

La durée de cette intégration concerne la totalité du champ de la mythologie grecque qui se développe sous l’égide d’Athéna, « l’égale de son père en force ardente et en sage vouloir » car jamais n’y apparaît le deuxième enfant de Zeus et de Métis, « un fils au cœur plus que violent, qui doit devenir le roi des dieux et des hommes ». Ce dernier détrônera son père, mettant définitivement un terme au règne de la conscience mentale.

L’autre menace qui planait sur la royauté de Zeus (sur la suprématie de la conscience mentale) fut évitée par le mariage contraint de la déesse Thétis avec un mortel, Pelée, car une prophétie avait annoncé que son fils serait plus puissant que son père. Zeus devait donc absolument éviter cette union pour lui-même. Thétis et Pelée eurent un fils célèbre, Achille qui donna la victoire aux Grecs lors de la guerre de Troie.

Enfin, ce fut son mariage, celui-là définitif, avec Héra, « le juste mouvement » de limitation. Leurs enfants font évoluer la conscience humaine dans l’incarnation par le renouvellement des formes (Arès et Héphaïstos) selon le plan divin. Héra fut toujours considérée comme la grande déesse d’Argos, celle des ouvriers de « la brillance », de la « rapidité » (et du « non-agir »).

Prométhée et Épiméthée

Simultanément à l’instauration du règne du mental se produisit dans la conscience humaine un phénomène qui fut symboliquement traduit dans toutes les mythologies par l’image de la « chute ».
Tant que l’homme reste de façon prépondérante sous la gouverne de son vital (pulsions, émotions, sentiments) les deux forces fondamentales de l’univers, fusion et séparation, jouent entre elles de façon non dissociée comme elles le font dans le règne animal. Il n’y a ni conscience morale, ni faute, ni honte. Mais pas non plus de possibilité d’individuation : selon les connaissances occultes, dans le règne animal, ce sont principalement des « âmes groupes » qui gouvernent l’évolution.
Lorsque l’homme entre dans le mental réflexif dont l’objet est de gagner l’individuation, s’instaure un processus de discernement qui implique à la fois une distanciation de l’objet et une connaissance par identité. Le mouvement de séparation s’effectue par le mental logique ou mental de raison et celui de l’identification par l’intuition.
Au terme du processus, la vérité de l’action doit être perçue par l’intuition et réalisée par la raison, ce qui conduit à l’acte juste. Mais cette évolution a été faussée, nous l’avons vu, dès les premières manifestations de la force mentale nerveuse par une puissance opposée qui a perverti les fondements naturels de la vie. Les Anciens l’ont appelée Échidna « la vipère », celle qui introduit le sentiment d’une existence séparée. Car tout dans ce monde créé semble soumis à des forces opposées pour la réalisation d’une perfection supérieure.

Poursuivant la nécessaire construction d’un centre de conscience individualisé, la nature a utilisé la force de séparation, avec ses déviations, mélanges et impuretés, pour l’élaboration d’un « ego » ou personnalité (au sens de masque). Sous la double influence de l’ignorance fondamentale, Typhon, et de cette perversion, Échidna, la raison prétendit accéder seule à la Vérité, plutôt que de servir l’intuition, laquelle se perdit dans des procédés variés de divination active, perdant tout contact avec le Réel. Car la chute n’est rien d’autre finalement que la perte du contact intérieur, ce que rejoue tout enfant à un moment ou à un autre avant l’âge de raison, sauf les êtres nés libres, sans ego.
Ce processus devait toutefois être modulé par un principe fondamental de l’univers, vibratoire ou ondulatoire, source de cycles gouvernant aussi bien le mental que la vie. L’aigle envoyé par Zeus, dévorant durant le jour le foie de Prométhée qui se reconstitue durant la nuit, représente dans le mental, l’action de ce principe : l’influence alternée des puissances de fusion et de séparation, de l’intellect et de l’intuition, essentielle à l’acquisition du « discernement ».
Bien que les symbolismes soient parfois assez éloignés, l’étude en parallèle des mythes de Prométhée et de la Genèse semble donc s’imposer.

La guerre qui opposa les dieux aux Titans clôt une période idyllique (celle de « l’âge d’Or » sous le règne du Titan Cronos, ou, dans la Bible, celle où l’homme coule des jours heureux dans le jardin d’Éden sous l’œil bienveillant de Yahvé) et assure la transition avec la prépondérance du mental.
L’histoire de l’ascension des plans de conscience dans le mental est toute entière incluse dans la descendance de Japet. Le nom de ce Titan, construit autour des lettres Ι+Π+Τ, exprime l’idée d’un lien (Π) dans la conscience (Ι) vers les niveaux les plus élevés de l’Esprit (Τ). Le nom de sa femme Clymène, « la Célèbre », laisse entendre qu’il s’agit des « victoires » de l’homme dans cette ascension. Cette lignée fut nommée par les anciens « Deucalionides », du nom de leur petit-fils.

Le couple Japet-Clymène eut quatre enfants, Atlas, Ménoitios, Prométhée et Épiméthée.

Avec les enfants d’Atlas, les maîtres de sagesse ont répertorié les étapes à franchir dans le mental pour reconquérir l’unité perdue, l’homme gagnant au cours de cette traversée son « individualité » ou sa « liberté ».
Atlas « de sa tête et de ses bras infatigables, soutient le vaste ciel ». S’il sépare ainsi le ciel et la terre, il est aussi le chemin de leur réunification : lorsque toutes les étapes représentées par ses enfants les Pléiades auront été franchies, l’unité perdue sera retrouvée. Il faudra pour cela que son fils Prométhée soit « délivré » du pilier auquel Zeus l’a enchaîné. (La pièce correspondante, attribuée avec réserves à Eschyle, « Prométhée délivré », a été perdue, mais il semble évident que Prométhée ne peut être délivré par Zeus, mais plutôt par le second enfant que donnera Métis à ce dernier.)

Ménoitios n’intervient dans aucun mythe. Hésiode nous dit que « Zeus l’envoya d’un trait de sa foudre dans l’Érèbe, en raison de sa folle présomption et de son courage ». Son nom signifie probablement « un mental effronté ».
La longue période correspondante de l’évolution couvre les deux premières étapes de la croissance mentale, celles du mental physique et du mental vital, où domine à la fois l’arrogance et un semblant de courage, proche de l’inconscience, né des pulsions de fuite ou d’agressivité. Tant que domine cette arrogance mentale, la quête ne peut pas vraiment commencer.

Les deux frères Prométhée et Épiméthée, par l’union de leurs enfants respectifs Deucalion et Pyrrha, ouvrent les deux lignées des chercheurs qui suivent l’ascension des plans de conscience dans le mental, par Hellen et Protogénie.
Celle d’Hellen, et donc des Hellènes, des Grecs « ceux qui recherchent une libération en l’Esprit ». (Ne sont pas concernés ceux qui ne sont pas encore vraiment engagés sur le chemin, généralement appelés les Pélasges, ceux qui sont « proche du début », le peuple le plus ancien du Péloponnèse chassé de Thessalie par les Lapithes. Certains affirment que l’impiété et l’arrogance des Pélasges furent à l’origine du déluge de Deucalion.)
Celle de Protogénie, « l’avant-garde », les aventuriers de la conscience.

Les noms de Prométhée et Épiméthée sont habituellement traduits par « celui qui pense d’abord » et « celui qui pense après coup », interprétation fondée sur le rapprochement de μηθευς avec « μανθανω, comprendre ». Ainsi, Prométhée prévoirait les conséquences des évènements tandis que son frère, ne comprenant qu’en surface, ne pourrait aller à contre-courant de l’évolution naturelle.
C’est ainsi que la mise en garde de Prométhée n’empêchera pas son frère d’accepter Pandore : la partie intuitive de l’homme ne peut éviter le déroulement du processus inéluctable de l’éloignement.

Une interprétation avec les lettres structurantes complète avantageusement cette première approche. Prométhée Pro + M + Θ (eus), serait celui « qui met en avant sa soumission à ce qui naît et s’exprime à l’intérieur » et son frère Épiméthée « celui qui reste à la surface de cette soumission », autrement dit dans les apparences (c’est le tout premier sens de Epi : dessus, à la surface de). L’être intérieur étant connecté au Réel, il perçoit simultanément l’action et ses conséquences. Tandis que la personnalité, l’être d’apparence, ne peut corriger qu’après coup.
Les deux frères décrivent les deux aspects de l’homme qui aborde le mental, un être intérieur encore connecté à l’Absolu, Prométhée, si ténue que soit la liaison, et une personnalité de surface, Épiméthée, qui ne peut résister à s’emparer de « la pomme de la connaissance », ici symbolisée par Pandore, la femme que les dieux ont façonnée pour lui.
Ils représentent donc aussi les deux parties du chercheur qui s’engage dans la quête, son être intérieur et une nature inférieure issue de l’évolution encore très engluée dans l’illusion, l’ignorance et les apparences.
Et c’est avec cette double nature qu’il devra cheminer, ne rejetant ni l’une ni l’autre, mais s’appuyant sur les deux. La personnalité vraie devra être libérée progressivement du mouvement centralisateur et captateur de l’ego que la nature a mis en place pour l’évolution. Une purification, puis une libération progressive devront conduire aux portes de la transformation.
Dans ce livre, est appelé « ego » le mouvement centralisateur, issu de l’ignorance, par lequel la nature réalise le processus d’individuation, dans une prise de conscience progressive de soi. L’ego, qui implique une identification de notre existence avec le moi extérieur, doit être d’abord développé pour être ensuite élargi et dissout dans la personnalité vraie. « L’homme doit s’affirmer dans l’ignorance avant de se rendre parfait dans la connaissance. » (Sri Aurobindo, La vie Divine). Le mouvement centralisateur contribue en premier lieu à la formation de l’ego ou moi animal, celui qui permet une séparation de l’âme groupe du troupeau. Puis, lorsque l’être devient sensible aux alternances du mental qui doit permettre l’acquisition du « discernement », se produit « la chute ». Le processus centralisateur qui alimente l’ego existe donc avant que le sentiment « d’être séparé » n’emplisse tout le devant de la scène mentale.
L’ego n’existe que par ses limites et périt par la perte de ses limites. C’est une formation (ou déformation) à la fois du mental, du vital et du physique. Il y a donc une libération de l’ego successivement mentale, vitale puis physique.

Le mythe commence avec l’histoire du partage de Mékoné, lorsque se « réglèrent les différends entre les dieux et les hommes, lorsqu’ils se séparèrent et cessèrent de partager les repas », c’est-à-dire lorsqu’intervinrent les premiers signes de la rupture.
Prométhée, partageant un grand bœuf, fit une première part qui avait bonne apparence en enfouissant les os dans la graisse, puis mit les meilleurs morceaux dans la panse de l’animal sacrifié, en un deuxième lot à l’aspect repoussant. Zeus, sans être dupe de la ruse et prévoyant les maux qui attendaient les mortels, choisit la première part, non sans être envahi d’une grande colère. Il se vengea sur les hommes en les privant de sa foudre, laquelle était la source du feu qui s’allumait en haut des frênes, là où les hommes venaient le chercher.
Mais Prométhée déroba le feu et le cacha dans une tige creuse de fenouil pour le donner aux hommes.
L’histoire commence avec une première séparation dans la conscience qui s’insinue dans l’état de nature proche du Réel, dans l’unité de l’enfance. Un mouvement intérieur, le sens centralisateur de l’ego par lequel l’homme devient captateur, fait son apparition : les dieux et les hommes cessent de partager leur repas. La poussée évolutive se manifeste à travers Prométhée, comme elle le fera par le serpent de la Genèse. (Certains auteurs donnent pour femme à Prométhée Pronéia « celle qui met en avant l’évolution ».) La partie de la conscience la plus haute dans l’humanité, que l’on peut ici associer aux maîtres de sagesse, sait que ce mouvement causera de grands maux, mais aussi qu’il est inévitable, car Zeus n’en est pas dupe.
Le lieu de l’action est la plaine de Mékoné « la plaine de l’opium », c’est-à-dire de l’endormissement ou de l’inconscience : tout se passe à l’insu de l’homme. Dans la Genèse, « Yahvé fait tomber une torpeur sur le glébeux » et la première conscience de la dualité se manifeste : Yahvé, d’une côte d’Adam (en fait, d’un côté de l’Arbre de Vie), crée la femme. Ce n’est pas encore Ève, mais seulement Isha, femme d’Ish. C’est une prise de conscience de la polarité, mais sans séparation. Les deux sont nus, le glébeux et sa femme, mais ils n’en blêmissent pas : il n’y a ni honte, ni culpabilité.
(Si c’est la femme qui est issue de l’homme, c’est uniquement en raison de la primauté de l’Être sur le Pouvoir réalisateur.)

Cette première étape de la chute fait perdre à l’homme sa proximité naturelle avec le Réel, le Divin dans la nature, mais aussi avec ses plus hautes manifestations que l’homme avait coutume d’aller chercher au sommet de sa nature vitale. En effet, auparavant, Zeus enflammait la cime des frênes (les arbres les plus fréquemment frappés par la foudre en Grèce ancienne), et les hommes venaient y prendre le feu : c’est-à-dire que la liaison avec l’Absolu s’établissait au plus haut de l’être vital émotionnel, de manière spontanée et simple comme on peut l’observer parfois chez les enfants. L’intrusion du mental dans le fonctionnement humain, avec son acolyte le doute, rendit ce contact direct impossible. Dieu ne se promenait plus dans le Paradis. Il semblait qu’un voile épais s’était glissé dans la conscience entre le Réel et les hommes, créant une rupture, cependant nécessaire à l’individuation.
Mais le lien ne fut pas totalement rompu. Car Prométhée, à l’insu de Zeus, donna aux hommes une semence de feu, « sperma puros », qu’il avait dérobée. Hésiode ne précise pas l’origine du feu. Chez d’autres auteurs, il provient soit d’Hélios, le soleil, soit de la forge d’Héphaïstos : le lien avec le Divin va désormais s’établir soit par un contact direct avec l’âme (le supramental Hélios), soit par un feu mental (amoindri par le phénomène d’alternance, car Héphaïstos est le forgeron boiteux).
Ce n’est plus la foudre mais un feu qui couve et se consume lentement, comme dans une tige de fenouil : à l’instar du feu de la forge, ce feu intérieur doit être sans cesse entretenu et surveillé.
Prométhée fut donc considéré comme un bienfaiteur de l’humanité par les Anciens, car il représente ce qui rappelle à l’homme son origine divine. Aussi est-il, pour nombre d’auteurs, l’inspirateur des arts, des inventions, de tout ce qui élève l’homme et l’éloigne de son animalité.

(L’expression de l’Absolu dans le vital peut être considéré comme le plus haut niveau de la magie naturelle dont certaines manifestations subsistent encore dans les chamanismes – au sens large du terme – mais un très grand nombre de facultés semblent avoir disparu, telle par exemple la connaissance intuitive des pouvoirs de guérison des plantes et des cristaux.)

La chute

Le mythe se poursuit ainsi :
Contre les hommes, Zeus imagina d’envoyer un mal qui ravirait leur cœur et qu’ils chériraient. Il ordonna à Héphaïstos de fabriquer un être fait d’eau et de terre, une vierge à l’image des déesses immortelles. Athéna devait lui enseigner le tissage et la parer d’ornements, Aphrodite lui conférer grâce et désir douloureux, Hermès lui donner la parole et lui insuffler l’esprit d’une chienne perfide.
Quand elle fut achevée, Hermès la nomma Pandore. Puis Zeus en fit présent à Épiméthée qui l’accepta, bien que son frère lui ait recommandé de refuser tout cadeau de Zeus ou de le rendre aussitôt. Jusqu’alors, les hommes vivaient à l’abri des afflictions.
Or, il y avait près de là une jarre soigneusement scellée emplie de tous les maux. Pandore ayant ôté le couvercle, ils se répandirent aussitôt sur la terre, avec l’assentiment de Zeus. Seule l’espérance, n’ayant pas eu le temps de sortir, restait sur le bord de la jarre et elle fut, selon la volonté du dieu, enfermée à nouveau.
Alors la terre et la mer furent remplies de maux tandis que les maladies « étaient privées de parole ».

Pandore porte le même symbolisme que la pomme de la Genèse, le « fruit » de la Connaissance, sous la forme des « dons des dieux » accessibles à l’homme qui aborde le mental, mais auxquels il ne doit pas s’identifier. Car ces dons (ou possibles réalisations) ne sont reliés ni à l’âme ni à l’être psychique, n’étant que les attributs donnés par les sommets de la conscience mentale à une entité issue de la matière et de la vie (faite de terre et d’eau), un simulacre de « réalité ». Cette entité n’est donc que passagère et disparaît avec la mort. C’est la personnalité, indissociable du corps, à laquelle presque tous les humains s’identifient. C’est le symbole des potentialités du mental, de la connaissance issue du bas, de la matière et non celle qui vient de l’Esprit, à laquelle seul Prométhée peut accéder. De même, l’arbre de la Connaissance est ancré dans la terre et non dans le ciel.
Lorsque l’homme, dans la partie de lui-même qui reste à la surface et s’occupe du monde extérieur, s’identifie à Pandore, lorsqu’il saisit pour lui-même la Connaissance, automatiquement apparaissent en contrepartie les maux qui sortent de la jarre : l’attachement, le désir et la souffrance qu’ils entraînent. L’homme va ainsi agir de son propre droit et non du droit du Divin. Mais Prométhée, celui qui est capable de renouer un contact, aussi ténu soit-il, avec le feu au-dedans donné aux hommes dans la tige de fenouil, sait que l’identification à l’être de surface, lequel est dominé par le mouvement centralisateur de l’ego, entraîne une séparation du Réel qui ne peut qu’être source de souffrance.
Aussi Prométhée précisa bien qu’Épiméthée, s’il acceptait un cadeau offert par Zeus, devait le rendre aussitôt. Mais « Épiméthée prit le don et devant son malheur, comprit ».
L’identification semble toutefois inéluctable, même si l’être intérieur, Prométhée, sait qu’il se fourvoie. Car sa voix est trop faible devant la mainmise du mental sur la conscience, celle que représente Zeus. Ce dernier est en effet devenu, depuis qu’il a vaincu les Titans et avalé Métis, le guide de cette étape de l’évolution. Il faudra à l’humanité un long et patient travail pour mettre un terme à cette identification à la personnalité.

Zeus mit en œuvre la même « ruse » que celle employée par le serpent de la Genèse (lequel est le symbole évolutif par excellence), la séduction.
Les « dons » dont fut parée Pandore représentent pour l’homme, Épiméthée, ce que lui font miroiter les acquis de la connaissance. À la fois seulement images du Réel et pourtant intermédiaires indispensables vers la Connaissance, ce à quoi l’homme aspire : le « Nouveau » (beauté virginale), la capacité de se dépasser (semblable à une déesse immortelle) et la variété des accès à l’Absolu (les travaux de tissage aux couleurs innombrables donnés par Athéna). Mais il en subit aussi la contrepartie, un amour soumis à la tyrannie des désirs et des angoisses ainsi qu’à la souffrance (dons d’Aphrodite), une soi-disant « volonté sincère » de se soumettre au Réel, caractérisant le « Pharisien » en tout homme (chienne perfide) qui met la satisfaction de son désir au premier plan et non la soumission à son être intérieur.
Enfin, Pandore fut dotée d’une voix par Hermès : la voix est le symbole de l’expression vraie, de ce qui « nomme » d’après la Vérité des choses. Or ici, « dans sa poitrine, Hermès mit des mots mensongers et trompeurs, des manières sournoises, comme Zeus grondant le voulait », aptes à séduire Épiméthée.

Ce n’est donc pas Pandore la cause de la chute, mais la volonté d’Épiméthée de se l’approprier, tout comme ce n’est pas l’Arbre de la connaissance du bien et du mal qui pose problème, mais celui d’en manger les fruits, de les garder pour soi. Cette volonté d’appropriation pervertit le processus de construction de l’ego qui, en son temps, est indispensable pour construire l’individualité, pour extraire l’homme de sa gangue d’ignorance, le libérer du troupeau et développer ses potentialités.

L’ouverture de la jarre est la contrepartie automatique de l’identification à la personnalité de surface, au corps. Elle soulève les obstacles indispensables à l’évolution, « maux funestes et maladies ». Auparavant, les hommes connaissaient « leur message » (par l’instinct), mais une fois la jarre ouverte, Zeus « les priva de parole » : les maladies, les souffrances et la mort ne s’intègrent plus dans le processus juste de l’évolution car l’homme n’en perçoit plus le sens. Il les analyse du haut de son mental et ses réactions spontanées se faussent. A mesure qu’il avance dans la partie séparatrice du cycle, sa perception du Réel s’émousse. Il finit par prendre le mensonge pour la Vérité avec la plus parfaite bonne foi.

Selon la volonté de Zeus, l’Espérance, qui est fondée sur la connaissance de la participation à l’Unité, « resta enfermée dans la jarre ». Il ne s’agit pas ici de l’espoir, qui est une projection mentale, mais bien de l’Espérance qui est de l’ordre de la foi, donc de la certitude intérieure, laquelle, au stade précédent, était encore instinctive. Cette connaissance de l’« Unité » reste donc cachée à l’homme afin qu’il puisse la retrouver en lui-même. La non-espérance devient un aiguillon évolutif. Si l’Espérance avait été donnée avec le reste, les souffrances n’auraient pas été privées de parole, et l’homme aurait compris la raison de son malheur. Il n’aurait pas été en mesure alors de faire ce que la Genèse nomme « l’épreuve de la liberté » lorsqu’il prend conscience de la dualité, c’est-à-dire d’opérer un élargissement de la conscience indissociable de la « libération » des désirs, des attachements et de l’ego.
En fait, le mythe précise que l’Espérance resta « au-dedans, sous les lèvres de la jarre », autrement dit accessible à qui veut se donner les moyens de la recontacter. A tout moment, l’homme a la capacité d’utiliser l’obstacle, de « comprendre » le sens de ce qui lui arrive. Il faut seulement qu’il puisse faire un pas en arrière, qu’il cesse de s’identifier à sa personnalité, à son corps, en fait, qu’il transgresse l’ordre de Zeus. Et ceci demande un travail conscient sur les « petites choses », qui, approfondi par Achille, donnera la victoire aux Grecs lors de la guerre de Troie. Lors de ce travail, le chercheur est prévenu d’éventuelles fausses routes par un sentiment de malaise intérieur.

Un éclairage similaire de cette période de l’évolution est donné dans la Genèse, avec toutefois une insistance sur quelques points particuliers qui n’apparaissent pas dans la mythologie grecque.
Dans les deux récits, les hommes vivaient dans des conditions paradisiaques, un Éden ou un Âge d’Or, et en furent privés ; puis ils se heurtèrent à un dieu exerçant sa toute puissance, peut-être même cruel et sadique.
Et surtout, les deux mythes introduisent de façon insistante la notion du « discernement » et mettent sur le compte du désir de s’approprier « les fruits de la connaissance » (la pomme d’un côté, Pandore de l’autre) tous les malheurs qui s’ensuivent : ce sont les effets des premiers frémissements du mental pour « comprendre », associés à l’ego séparateur.

Au commencement de l’histoire, l’humanité est encore dans l’enfance, dans un âge d’or qui n’est pas conscient de la dualité. Cette étape correspond au stade que l’on peut observer chez les enfants de 4-5 ans qui, bien que sexués, n’ont qu’une curiosité spontanée et naturelle pour l’altérité. C’est le temps du paradis, du jardin d’Éden, où Yahvé-Dieu se promène à la brise du jour. Tout va vraiment merveilleusement bien dans ce paradis. Yahvé y place le glébeux Adam qu’il a formé avec la poussière de la terre (adama). Ève n’est pas encore nommée. Le nom de la femme que Yahvé a donnée à l’homme pour qu’il ne soit pas seul est Isha, celle qui a été créée à partir d’un « côté » ou « pilier » de l’arbre vie et non pas d’une « côte » d’Adam, comme on l’a abusivement interprété par la suite. La dualité est potentielle mais non encore réalisée. L’homme en est encore au stade du développement de sa nature vitale émotionnelle. Sa relation avec l’environnement est encore de nature fusionnelle et instinctive. Sa pensée est rivée au moment présent et préoccupée uniquement des nécessités vitales. Il réagit aux sollicitations extérieures de manière plus ou moins impulsive et n’a pas encore acquis la capacité de discernement (le nécessaire mouvement de retrait et de séparation nécessaire à la prise de conscience objective n’a pas encore eu lieu). Sa relation à l’Absolu s’établit au plus haut de son être vital émotionnel à travers la nature qui en est l’expression la plus forte et la plus pure, et donc par le jardin et ses fruits. Dans les mythes grecs, les hommes vont chercher le feu, le contact avec le Réel, en haut des frênes. (Mélia, la femme d’Inachos, « celui qui n’est pas encore humain », fils du Titan Océanos, qui ouvre la lignée de « l’évolution selon la nature », signifie « frêne »). C’est pourquoi dans la Genèse comme dans les mythes grecs, les hommes sont végétariens.
Mais au cœur de cette harmonie, quelque chose intrigue, un arbre dont l’homme ne doit pas manger les fruits. En fait, il y a deux arbres au milieu de ce jardin : celui de la vie (cet arbre ne doit pas être confondu avec le symbole de « l’arbre de vie » dont nous avons parlé précédemment, qui, lui, contient les deux arbres) et celui « de la connaissance du bien et du mal », « l’arbre interdit ». Le premier représente le processus d’évolution dans la conscience de l’Unité et le second la croissance dans le processus d’individuation reposant sur le discernement.

Alors apparut le serpent, symbole de l’évolution dans les cycles. C’est par la femme, le pôle intuitif et donc la première avertie de la transformation à venir, que commence la mutation, l’entrée dans un mouvement séparateur destiné à l’acquisition du discernement « car vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal » : il y eut donc en l’homme une forte pression intérieure pour évoluer, qui est de nature divine.
A partir de ce moment seulement, Ish et Isha deviennent Adam et Ève, le couple « séparé ». Le glébeux crie le nom de sa femme « Ève » (Hava-Vivante), « la mère de tous les vivants ». Et Yahvé protège symboliquement par la flamme du glaive fulgurant l’accès à l’arbre de vie, car il semblerait bien qu’Adam et Ève n’aient eu nulle envie d’y toucher : la majorité de l’humanité, dominée par le processus séparateur et la nécessaire formation de l’ego, ne se soucie guère en effet de retrouver le chemin de l’unité perdue. De la même manière, l’Espérance reste enfermée dans la jarre selon la volonté de Zeus.

Il y a toutefois une différence notable entre les deux mythes : chez les Grecs, ce ne sont pas les hommes qui furent responsables de la chute, mais un Titan, Prométhée, qui paya très cher l’aide apportée aux mortels.
Reportant la faute originelle sur les dieux, les Grecs s’affranchissaient ainsi de la notion de culpabilité qui pèse encore si lourdement sur les consciences de l’Occident chrétien. Dans la Genèse en effet, honte et culpabilité coïncident avec l’appropriation de la connaissance :
Ish et Isha étaient nus et n’avaient pas honte. Leurs yeux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus : honte.
Puis ils entendirent la voix de Yahvé dans le jardin et se cachèrent : culpabilité.
Ces deux sentiments semblent constituer des compensations au vécu de séparation. La honte, liée à l’image de soi, permet de conserver le sentiment de son intégrité. La culpabilité, liée au groupe, cherche à en maintenir la cohésion, mais sans remise en cause de l’image de soi. Il est sans doute intéressant de constater que l’Orient dans lequel prédomine l’importance du groupe ait attaché tant d’importance à la honte, comme si, de toute manière, le sentiment de la primauté du groupe ne pouvait être ébranlé, tandis que l’Occident, plus individualiste, s’attacha à la culpabilité, le sentiment de l’individualité personnelle ne pouvant être remis en question. Ce point devrait être examiné conjointement avec l’étude des différences de fonctionnement entre l’Orient et l’Occident, selon la primauté de l’un ou de l’autre des « deux cerveaux ».
Honte et culpabilité surgissent dès que se manifeste la conscience de la rupture. En fait, ils semblent bien être les compensations automatiques au processus de discernement lorsque l’enfant (ou l’homme) se coupe de son être intérieur, lequel n’est pas « séparé ». Ils disparaissent dès que l’homme retrouve son unité, quel qu’en soit le chemin (aveu de la faute et pardon, prise de conscience de l’erreur et rectification, purification et libération, etc.).
L’ego en tant que mouvement centralisateur ne peut lui-même réparer la séparation dont il souffre et profite en même temps, et ne peut donc se défaire de la culpabilité. L’être pour cela doit s’abandonner à plus grand que lui.
La culpabilité peut s’insinuer lorsque l’acte dévie si peu que ce soit du sentiment de justesse intérieure, mais elle est surtout liée à la présence de l’ego. Lorsqu’il y a effectivement déviation, elle doit évoluer vers la seule perception « d’un quelque chose qui grince à l’intérieur » et vers la volonté immédiate de réajustement.

Le châtiment de Prométhée

Zeus fit enchaîner Prométhée à un pilier dans le lointain Nord et envoya un aigle le tourmenter. Le jour, celui-ci dévorait son foie qui se reconstituait durant la nuit.
La raison de ce châtiment était non seulement le vol du feu, mais aussi les nombreuses aides que Prométhée « le bienfaiteur » avait fournies aux mortels dans tous les domaines de la vie.
Héraclès, lors de son dernier travail (ou avant dernier selon les auteurs), tua l’aigle avec l’accord de Zeus.
La version du châtiment donnée ci-dessus est celle d’Eschyle. Hésiode n’en parle pas. Selon Apollodore, l’aigle était fils de Typhon et d’Échidna et donc un résultat combiné de l’ignorance et de la perversion de l’évolution. Il suggère donc que c’est l’identification d’Épiméthée à Pandore qui occasionne la perte du contact intérieur.

Ce mythe nous renvoie aux cycles du mental que nous avons déjà évoqués, marqués par l’alternance des forces de séparation et de fusion.
C’est au plus haut niveau la projection de l’Absolu hors de Lui-même puis son retour en Lui-même, symbolisé par le Rho. Sur le plan de la matière, expansion/contraction, et sur celui de la vie croissance/ résorption. Cf. l’étude d’Héphaïstos dans le chapitre concernant les dieux de l’Olympe.
Comme la durée d’un cycle est très longue au regard des vestiges que nous conservons de l’évolution humaine, la prise de conscience du phénomène par les initiés ne dut se faire qu’à l’entrée dans une phase de séparation. En effet, si l’apparition de l’écriture avait coïncidé avec une période de fusion, il n’aurait pas été nécessaire d’élaborer des textes et de les crypter, uniquement dans le but de conserver des idées évidentes pour tous. C’était l’entrée dans une période nécessaire à l’individuation, et donc d’éloignement de la nature en son essence et du sacré qui justifiait que soit conservée de manière secrète la connaissance du processus.
En fait, ces cycles n’influencent pas l’humanité tant qu’elle appartient encore au monde de l’enfance, non parce qu’ils n’existent pas mais plutôt parce qu’ils ne trouvent pas d’écho en l’homme qui vit essentiellement dans son monde de sentiments et d’images. Il n’y a pas de résonance.
Mais plus la pensée et la réflexion prennent de place, plus la sensibilité s’affine et plus se forge la conscience mentale, plus l’homme, malgré lui, vit sous l’influence de ces forces et de leur alternance.

Les Anciens considéraient donc que pendant l’enfance les énergies circulent librement entre l’esprit et la matière dans un fonctionnement harmonieux et simultané des énergies de fusion et de séparation. Car sur le plan vital l’instinct régit aussi bien la perception de ce qui doit être fait que son exécution. C’est pourquoi le symbole qui s’applique à cette période est le S « le serpent debout » de la Genèse. En revanche, lors de l’entrée sur le plan mental, la circulation des énergies oscille entre les deux fonctions du mental, la raison et l’intuition, selon le symbole du serpent « qui marche sur son ventre » le N. L’évolution ne se produit plus selon le mouvement juste de l’Absolu mais selon la nature. Dans la Genèse, si le « serpent debout » peut aussi être associé au signe de l’infini écrit verticalement 8, alors le « serpent couché » est identique au et le commencement de ce mouvement symbolisé par le signe inachevé, alpha α. La Bible donne quelques précisions sur les nouveaux rapports de l’homme et de l’évolution dans cette nouvelle phase de traversée du mental. « Je mettrai une hostilité entre toi (le serpent) et la femme, entre ton lignage et le sien. Il (son lignage) t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon » : tandis que le mental humain freinera l’évolution, celle-ci rendra l’humanité boiteuse, à l’instar d’Héphaïstos, car elle ne fonctionnera toujours que selon l’un des deux pôles.

Toutefois l’homme ne devait pas quitter cette période fusionnelle sans une profonde nostalgie. Cette ultime résistance pour entrer dans la période mentale séparatrice nous est contée dans l’histoire de la tour de Babel. En effet, contrairement à nombre d’interprétations, les hommes choisirent de rester unis et furent punis pour cela. Yahvé, descendu pour voir ce qui se passait sur terre, conclut : « Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue. Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ». En effet, le temps n’était plus à la primauté du groupe. Il fallait absolument que l’homme s’individualise, s’extraie de l’emprise du clan, accepte de rentrer dans le processus d’individuation. C’est pourquoi la chute fut aussi appelée « l’épreuve de la Liberté ».

Le châtiment de Prométhée est donc lié à cette alternance des forces dans le mental. Le jour symbolise les périodes d’éloignement, de distanciation, de séparation, durant lesquelles le lien au Réel se distend (le foie diminue), tandis que la nuit favorise le rapprochement et l’intimité avec l’Absolu, (le foie se reconstitue).

Pour le chercheur, la soumission aux cycles du mental et donc la souffrance induite par l’aigle, se poursuit tant que l’intellect n’a pas repris sa juste place comme outil d’exécution, sans interférer avec l’intuition, c’est-à-dire tant que le silence mental n’est pas fermement établi. Toutefois, cette réalisation est le plus souvent progressive, ce qui rend difficile de situer la « délivrance » du héros dans le cycle des travaux. Le chercheur peut s’apercevoir en effet qu’il est devenu libre des cycles dans certains domaines bien avant la réalisation de l’union avec l’Absolu.

La mort de l’aigle tué par Héraclès intervient lors de l’un des deux derniers travaux du héros, c’est-à-dire lorsque le chercheur a découvert les secrets qui « gardent l’immortalité » (le chien Cerbère) ou lorsqu’il devient un « connaissant » (les pommes des Hespérides).
Plus tardivement, Eschyle écrivit un « Prométhée délivré » dont nous ignorons tout, mais la tradition tardive entérina la délivrance du Titan par Héraclès. Apollodore mentionne un échange d’immortalité entre Chiron et Prométhée, mais cette version ne fait pas l’unanimité. Cet épisode sera examiné lors du troisième travail d’Héraclès.

Deucalion et Pyrrha : le mythe du déluge

Prométhée eut un fils Deucalion dont la mère est tantôt Pronoia « celle qui prévoit », ou encore « la providence, celle qui sauve », tantôt Hésione « le mental humain ».
Ce dernier épousa sa cousine germaine Pyrrha « celle aux cheveux rouges », la fille d’Épiméthée. Cette union indique une volonté de réaliser l’union spirituelle par la croissance dans les plus hauts niveaux du mental.
Pyrrha est la première mortelle née d’une union naturelle et représente ainsi la possibilité d’une réalisation purement humaine.
L’étymologie du nom Deucalion est obscure. Il peut provenir des mots Δευω « mouiller » ou « ne pas réussir » et καλια « cabane » en relation avec le déluge. Il pourrait aussi être interprété à partir de Δ+καλ : « celui qui appelle l’union ». Il semblerait que son identification à Noé dans le récit biblique ait été tardive. Le mythe est rapporté pour la première fois par Apollodore, un compilateur qui aurait vécu au premier ou au second siècle de notre ère.
Zeus, voyant que la race de bronze était pleine de violence et de vices, voulait la détruire. Sur les instructions de Prométhée, Deucalion fabriqua un « coffre », dans lequel il mit des provisions et embarqua avec sa femme Pyrrha. Zeus envoya un déluge qui fit périr tous les hommes à l’exception de quelques-uns qui s’étaient réfugiés sur les hautes montagnes.
Deucalion et Pyrrha errèrent alors sur les eaux pendant neuf jours et neuf nuits avant d’aborder les rivages de Thessalie.
Zeus, leur offrant de réaliser un souhait, dépêcha son héraut Hermès. Deucalion choisit de générer une nouvelle humanité. Sur l’ordre de Zeus, ils ramassèrent des pierres et les lancèrent par-dessus leur tête, faisant surgir ainsi, chacun, des êtres de leur sexe.
Ce mythe conserve, selon les exégètes et les climatologues, la mémoire de crues exceptionnelles en Mésopotamie vers le troisième millénaire et de façon moins probable, celle d’anomalies climatiques qui marquèrent l’entrée dans le Néolithique, il y a 11 000 ans, et causèrent en Égypte des inondations aberrantes à plus de huit ou neuf mètres au-dessus du niveau de la plaine.
Deucalion et Pyrrha eurent plusieurs enfants, parmi lesquels Hellen et Protogénie, à l’origine des deux grandes lignées de cette branche.

Sur le plan spirituel, le déluge correspond à un grand nettoyage des croyances et des formations héritées du passé dont seuls quelques éléments essentiels doivent être conservés.
Selon Apollodore, il se produit durant la phase d’évolution appelée par Hésiode « race de bronze », correspondant à la troisième étape d’évolution dans le mental et associée au développement de l’intellect (cf. ci-dessous). Lorsque l’homme se rend compte que celui-ci ne peut apporter de réponse à ses questions essentielles, il se livre à une importante remise en cause.
Mais l’Absolu ne laisse pas le chercheur dans un désert : il lui offre, selon sa nature et par le biais de ses capacités les plus hautes (Hermès), des bases nouvelles pour le chemin spirituel qui commence. Ce sont des mémoires anciennes d’humanité (les pierres) qui serviront de ferment à cette émergence.
Les neuf jours et les neuf nuits de l’errance sont les symboles de la gestation qui conduit le chercheur au début du chemin, sur les côtes de Thessalie, province des premières réalisations spirituelles.
Hellen et Protogénie, les enfants de Deucalion et Pyrrha, ouvrent les deux lignées majeures de la croissance dans les plans supérieurs de la conscience. Celle d’Hellen inclut l’ascension dans les plans de conscience dont la liste est donnée avec les filles d’Atlas, les Pléiades. Celle de Protogénie explicite les réalisations des « aventuriers de la conscience », les guides de l’humanité.

Les cinq « races » de l’humanité selon Hésiode

Hésiode, avant de poursuivre avec ce qui pourrait ressembler à des considérations morales, clôt sa description de l’évolution humaine par la définition de cinq étapes de croissance dans le mental.
Mais tout en décrivant une chute progressive par laquelle l’humanité s’éloigne peu à peu de la Vérité, il expose en contrepartie l’ascension d’une élite humaine vers les hauteurs spirituelles. Il faut donc conserver, à la lecture de sa description, cette image du jeu du yin et du yang (comme dans le signe du Tao) dans lequel le germe de la lumière grandit tandis que l’obscurité ne cesse de croître.
Tandis que l’humanité est soumise toujours davantage aux forces d’individuation, avec tous les errements dues à des ego encore tout puissants chez la majorité, une minorité, qui va s’amenuisant, alimente son feu intérieur et tente de percer vers les hauteurs au-delà du mental. Si Hésiode en perçoit les signes dans les premières étapes, il semble avoir abandonné toute espérance dans l’âge de fer où il se trouve.
« Puissé-je n’avoir plus à vivre parmi les hommes de la cinquième race et être mort avant où né après ! Car la race d’à présent est une race de fer. Le jour n’apportera pas de répit à leurs pénibles souffrances, ni la nuit aux soucis amers et dévorants que leur enverront les dieux. A leurs maux, toutefois, quelques biens seront mêlés. Zeus détruira aussi cette race d’hommes périssables, le jour où ils naîtront avec les tempes blanches. Le père alors ne ressemblera plus aux enfants, ni les enfants au père ; l’hôte ne sera plus cher à l’hôte, ni le compagnon à son compagnon, ni le frère à son frère comme aux temps passés. Ces misérables traiteront avec mépris leurs parents devenus vieux ; ils leur feront de durs reproches, sans craindre aucunement le jugement des dieux. Aux vieillards qui leur ont donné la vie, ils refuseront la nourriture. On ne respectera plus la parole donnée, ni la justice, ni le bien. Au contraire, on honorera celui qui fait le mal, l’homme devenu démesure. La force tiendra lieu de droit. Le sentiment de l’honneur disparaîtra. Par ses discours tortueux et par ses faux serments, le méchant nuira à l’homme de bien. L’envie au regard haineux, qui sème le trouble et se réjouit du malheur d’autrui, harcèlera les malheureux mortels. Alors, quittant l’Olympe, leur beau corps couvert de voiles blancs, Conscience et Équité abandonneront les hommes et s’en iront rejoindre les Immortels. Aux mortels resteront les chagrins amers ; et contre le mal ne sera nul remède. »

Ainsi se plaignait Hésiode il y a 2700 ans, prédisant de tristes lendemains à cette race de fer, « le jour où ils naîtront avec les tempes blanches », c’est-à-dire vieux avant l’âge, submergés de peurs, quand l’intellect, dont la tendance naturelle est la fixité, sera devenu le maître tout puissant, sur le point de provoquer la disparition de toute vie. Car ce mental de raison, issu du mouvement séparateur, ne peut avoir comme expression ultime qu’un désert glacé ou chaque être est figé dans la solitude, hors de la chaleur de la vie.
Depuis la conception de ce mythe, plus de trois mille ans ont passé. Même s’il y eut de courtes périodes appelées « Moyen-âge », il faut être un observateur attentif pour déceler des signes montrant que l’humanité a réellement inversé le mouvement par un retour au sacré.
Selon la théorie des cycles exposée dans le chapitre précédent et considérant la succession des générations dans la descendance du Titan Océanos, nous pouvons situer l’entrée dans la « renaissance » du grand cycle à la fin du Néolithique, lors des premières civilisations mésopotamiennes et égyptiennes. C’était il y a six mille cinq cent ans environ, au commencement de l’ère du Taureau, mille ans avant les premiers pictogrammes.
Nous serions donc aujourd’hui au maximum de la période séparatrice, lors du renversement des énergies. En homothétie avec les cycles secondaires de deux mille cent soixante ans, nous serions sur le point d’aborder une période similaire à celle de l’empire romain et de sa lente décadence, une nouvelle période de six mille cinq cent ans qui nous préparerait à une nouvelle entrée dans la partie fusionnelle du cycle.

Mais il nous faut revenir au tout début, à la race d’or, créée par les dieux lorsque Cronos régnait au ciel.
Les hommes vivaient alors comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l’abri de toutes misères. Jamais la vieillesse n’approchait. Quand ils mouraient, c’était comme gagnés par le sommeil. Zeus, après leur mort, voulut qu’ils devinssent des forces divines, gardiennes des hommes qui meurent.
Cette description peut être rapprochée de celle du jardin d’Éden, le paradis, que nous avons comparé à la toute petite enfance. Les hommes y vivaient en total accord avec les forces de la nature, sans aucune intervention du mental. Ils n’avaient pas conscience du temps et la mort n’était accompagnée d’aucune panique mentale. Certains disent mêmes qu’Athéna était encore une toute jeune fille en ce temps-là, c’est-à-dire que la quête intérieure était à peine commencée.
L’humanité semble conserver de cette période d’harmonie une connaissance intérieure, un « manque » qui mobilise les chercheurs en quête de la joie originelle, après avoir acquis l’individuation (la liberté) gagnée par la traversée du mental.
La « chute » vint perturber cette harmonie, car l’humanité, appelée à de plus larges horizons, n’avait atteint qu’un sommet provisoire.
Toutefois, aussi barbare que puisse sembler notre époque, elle ne doit pas entraîner une « nostalgie » de cette race d’or, car la sensibilité et l’individualité y étaient peu développées. L’homme vivait dans une harmonie « animale », dans une conscience de « troupeau », avec très peu de maîtrise de ses émotions et de ses pulsions.

La seconde race est d’argent. Elle peut être associée au développement du mental vital, comme la race d’or à celle du mental physique.
La race d’argent, nous dit Hésiode, fut bien inférieure à la première. Pendant cent ans, sans intelligence, l’enfant grandissait totalement soumis à sa mère. Mais après avoir atteint l’adolescence, il n’avait plus longtemps à vivre, victime de sa stupidité. S’abandonnant entre eux à la violence, les hommes ne voulaient pas honorer les dieux. Toutefois, depuis que le sol a recouvert leur race, les mortels les appellent « les Bienheureux sous la terre » et leur mémoire est respectée.
Il s’agit ici de l’homme gouverné par ses sens, très peu individualisé, dont le mental n’est pas encore capable de réguler les désirs et les pulsions. Tant qu’il est dépendant (auprès de sa mère), il se maintient dans l’innocence de l’harmonie. Dès que se produit la première individuation, il succombe aux conflits des ego.
Toutefois, le mental étant encore peu développé, les hommes de cette époque restaient largement sous l’influence des forces de la nature, c’est pourquoi ils furent appelés les bienheureux inconscients (« Bienheureux sous la terre »).

La troisième race est de bronze.
Les hommes de cette race n’avaient souci que de se battre. Ils ne mangeaient pas de pain. Leurs outils et leurs armes étaient en bronze. Leur force était grande, leur cœur terrifiant et dur comme l’acier. Ils se détruisirent les uns les autres et vinrent dans la vaste demeure d’Hadès, privés de gloire. Tout redoutables qu’ils étaient, la mort les a emportés et ils ont déserté la lumière éclatante du soleil.
Cette race décrit un approfondissement du mental, mais sans affinement du vital (sans connaître la farine). Les hommes étaient encore peu sensibles (cœurs d’acier), mais avaient une forte vitalité. A l’instar de l’intellect manié par l’ego qui veut toujours avoir raison, ils étaient très querelleurs.
Ils commencèrent à ne plus accepter la mort comme un simple passage et prenant conscience de la dualité, ils perdirent le contact intérieur (la lumière d’Hélios).

La quatrième race semble être aussi de bronze, bien qu’Hésiode n’en dise rien. Cependant, « elle était plus juste et plus valeureuse, une race divine formée de héros, ceux-là mêmes que l’on nomme demi-dieux. Ces héros se battirent devant Thèbes aux sept portes, sur la terre de Cadmos pour les troupeaux d’Œdipe, ou encore à Troie au-delà des mers, pour Hélène aux beaux cheveux. Certains moururent mais d’autres, Zeus les établit en un royaume différent de celui des autres hommes, aux confins de la terre, loin des dieux immortels, dans les îles des Bienheureux gouvernées par Cronos (après qu’il eut été délivré par Zeus).

Cette quatrième race parle d’une époque de hautes réalisations spirituelles dont certaines disparurent avec le temps, mais d’autres se maintinrent définitivement, l’harmonie de la première la race d’or, celle du temps de Cronos, ayant été retrouvée, mais doublée cette fois-ci de la conscience.
Cependant, ils ne furent que des « demi-dieux », n’ayant pas accompli la totalité du chemin dans le mental.

Puis vint la race de fer, à laquelle, comme Hésiode, nous appartenons : race qui se noie dans la nuit de la matière afin d’y apporter la conscience, la triturant de toutes les manières possibles, souvent même avec sauvagerie ; race qui doit permettre aussi à quelques conquérants de la Vérité d’accomplir le miracle attendu depuis des millions d’années, la jonction de l’esprit et de la matière, afin d’ouvrir les voies d’un « matérialisme divin ».

Cette succession des races permet d’illustrer de façon condensée ce double mouvement déjà évoqué : l’humanité évoluant, sa sensibilité s’est affinée, comme ses moyens d’investigation de l’inconscient. Mais, parallèlement, depuis treize mille ans et jusqu’à nos jours, elle s’est toujours plus enfoncée dans l’obscurité sous l’effet combiné des cycles du mental et de l’ego.