Ilion de Sri Aurobindo
Livre Un
Le Livre du Héraut
Brise les moules du passé, mais garde intacts son génie et son esprit, sinon tu n’as pas d’avenir.
Sri Aurobindo
(Aphorisme 238)
PREFACE
Jusqu’à présent, le poème Ilion a été quasiment ignoré par tous ceux qui s’appliquèrent à étudier l’œuvre de Sri Aurobindo pour la simple raison que celui-ci ne donna jamais les clefs nécessaires à sa compréhension ni la moindre indication sur le contenu symbolique du poème.
Il pose cependant une question essentielle dans le grand tournant spirituel que vit l’humanité actuelle, à savoir ce qui peut être conservé des structures et des réalisations supportant les efforts les plus avancés des anciens yogas vers davantage de consécration, de dévotion et de connaissance du Divin et ce que seront les bases du nouveau yoga
Sri Aurobindo avait acquis lors de ses années d’études en Angleterre une connaissance très approfondie de la culture grecque et pouvait composer des poèmes en grec ancien. De plus, nous pouvons déduire de ses paroles qu’il avait acquis une compréhension intuitive profonde du sens des mythes lors de son séjour en prison à Alipore. Il entreprit alors de confirmer de façon imagée, ce qui avait été « vu » par Homère il y a près de trois mille ans : Troie devait être impitoyablement rasée et tous ses habitants tués. Or la ville de Troie représente les structures établies à partir d’un accès permanent au mental illuminé pour soutenir les yogas et les réalisations les plus avancées. En revanche, la coalition achéenne qui lui est opposée a pour base le mental supérieur, plan auquel l’humanité dans son ensemble devra accéder dans les siècles ou millénaires à venir, à commencer par la réalisation de son unité.
Pour les aventuriers se pose cependant le problème des bases du nouveau yoga. Homère y a répondu en plaçant les seuls survivants de Troie, Énée et son fils Anchise, dans la lignée d’Assarakos, dont le nom signifie « égalité ». Ils sont les ancêtres de la lignée qui devra fonder la Troie future sur la base d’une progression dans l’amour, car Énée est le fils d’Aphrodite, la déesse qui veille à la progression de l’amour dans l’humanité. Homère n’en dit pas plus dans l’Iliade, explicitant seulement dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction.
Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant qu’aucun yoga ne pouvait être entrepris si n’était réalisé au préalable une parfaite égalité ou équanimité. Et pour ce faire, une purification approfondie devait être réalisée. Car, nous dit-il, l’Amour ne pourra croître que sur une base de Vérité, alors que c’est encore en grande partie le mensonge qui règne sur le monde. Ce que les humains appellent amour n’est en effet le plus souvent que son contraire ; non pas forcément la haine qu’on lui oppose mécaniquement mais la manifestation du mouvement de possession et de toutes ses expressions complexes qui vont jusqu’à prendre parfois l’apparence du dévouement, du sacrifice ou de la charité.
Sri Aurobindo a posé les bases du nouveau Yoga de façon très claire, yoga dont les grandes lignes sont :
un don de soi total entre les mains de la Mère divine ou Shakti, la puissance de réalisation du Divin ; un don de soi au Divin ou à Cela, quel que soit le nom que l’on choisisse (aussi appelé « surrender » ou consécration)
une puissante aspiration qui doit devenir progressivement constante et inébranlable (un « besoin » d’autre chose, de plus de vérité, plus de joie…)
une égalité ou équanimité
Selon Sri Aurobindo, « Posséder l’égalité, c’est avoir un mental et un vital tranquilles et immuables ; c’est n’être ni touché ni dérangé par ce qui vous arrive, ce que l’on vous dit ou vous fait, mais regarder toutes ces choses en face, sans aucune des déformations qu’engendre le sentiment personnel, et essayer de comprendre ce qui est derrière elles, pourquoi elles se produisent, ce que vous pouvez en apprendre ; ce qui, en vous-même, est l’objet de leurs assauts et quel profit, quel progrès intérieur vous pouvez en tirer ; c’est avoir la maîtrise des mouvements vitaux : colère, susceptibilité, orgueil, mais aussi désir et le reste ; c’est ne pas les laisser s’emparer de l’être émotionnel, ni troubler la paix intérieure ; ne pas parler, ne pas agir précipitamment sous leur impulsion, ne pas parler, n’agir que mû par un calme équilibre intérieur de l’esprit. L’entière et parfaite possession de cette égalité n’est pas facile à acquérir, mais il faut dans relâche essayer de fonder de plus en plus sur elle l’état intérieur et les mouvements extérieurs ».
une sincérité progressive
Sincérité que Mère a défini comme une soumission progressive de toutes les parties de l’être au Divin : « Ne permettre à rien, nulle part, de nier la vérité de l’être, c’est cela la sincérité. » (17-10-58) ; « Être sincère, c’est unifier tout son être autour de la suprême Volonté intérieure » (Agenda de Mère 14-7-1965) ; « L’unification complète de tout l’être autour du centre psychique est la condition essentielle pour réaliser une sincérité parfaite » (9-02-1972).
Les anciens initiés grecs, en sus de la lignée d’Assarakos (l’égalité), ont illustré ces bases par les héros qui revinrent vivants en Grèce : ce sont les épopées appelées « Retours » dont la plus célèbre et la seule qui nous soit parvenue est celle d’Ulysse contée dans L’Odyssée. Elle décrit le processus de réalisation d’une parfaite transparence qui doit permette aux courants de conscience-énergie divines de réaliser la transformation. Hormis ce héros, ceux qui revinrent nous sont connus. Voici les principaux : Agamemnon, roi de Mycènes (symbole d’une puissante aspiration et volonté intelligente), Ménélas, roi de Sparte (celui qui est fidèle à la vision du Nouveau), Nestor (la croissance de la sincérité et rectitude), Diomède (la volonté d’union avec le Divin), quelques devins (la croissance de la sensibilité et de la réceptivité dans différentes parties de l’être), Idoménée (celui qui désire l’union), Énée (l’évolution) et aussi bien d’autres héros secondaires.
Mentionnons également qu’en dehors des bases du nouveau yoga, Sri Aurobindo aborde dans Ilion un problème fondamental, la place de la souffrance dans le nouveau yoga, illustré par les rapports d’Achille avec l’amazone Penthésilée.
***
Selon Sri Aurobindo lui-même, Ilion, dont le titre était alors « La chute de Troie, Épopée », fut « commencé en prison en 1909, repris et complété à Pondichéry en avril et mai 1910 », donc quelques années avant qu’il ne commence Savitri. En effet, le premier manuscrit connu de Savitri est daté de 1916. (Les informations relatives à la composition d’Ilion sont tirées de deux ouvrages : « A commentary on Sri Aurobindo’s Poem ILION » de V.Murugesu, et « Ilion ou La Chute de Troie », traduction annotée de Raymond Thépot.)
On ignore si, manquant de quoi écrire en prison, « il le confia à sa mémoire » comme il dit l’avoir fait pour d’autres poèmes, ne le notant sur papier qu’après sa libération. Sri Aurobindo avait en effet une mémoire hors du commun comme en atteste de nombreux témoignages.
Entre 1910 et 1917, il transforma ces premiers vers en un poème épique comprenant plusieurs livres, tout en donnant la priorité à la revue mensuelle Arya et à Savitri.
Dans les « Notes » de « Collected poems », on peut lire : « Pendant les années vingt et trente, Sri Aurobindo travailla sur Ilion de temps à autre. Et même jusqu’en 1935, il se plaignait non sans humour de ne pouvoir distraire de sa correspondance ne serait-ce qu’une heure chaque jour : en trois ans, Savitri, Ilion et je ne sais encore combien plus seraient alors réécrits, complétés, terminés à la perfection. En fait, il ne trouva jamais le temps de terminer Ilion, mais en 1942 il révisa le début du premier livre qui devait servir d’illustration à son étude de l’hexamètre quantitatif, un essai qui fut publié en 1942 sous le titre On Quantitative Metre dans Collected Poems and Plays (SABCL, vol. 5, pp. 341-387) ainsi que dans une brochure séparée parue la même année. Il admirait en effet ce type de versification utilisé par Homère et, insatisfait des essais de son époque d’adaptation à la langue anglaise, proposa sa propre théorie et solution à ce problème. Cet aspect d’Ilion – la théorie de la quantité vraie – ne sera pas abordé dans la présente étude.
Ce passage révisé de 371 vers fut la seule partie d’Ilion diffusée sous forme imprimée durant sa vie. Une note de bas de page indiquait alors « un poème laissé inachevé ». Le texte complet de près de 5000 vers fut transcrit à partir des manuscrits de Sri Aurobindo et publié en 1957. Une nouvelle édition vit le jour en 1989 ; elle incorporait les corrections chronologiques de l’auteur et le début du neuvième livre qui ne fut jamais terminé. »
Sri Aurobindo, lors de ses années d’études en Angleterre, avait étudié le grec ancien. Il avait même reçu du directeur de la St. Paul’s School de Londres, surpris par les facilités de son élève, des leçons particulières de grec. S’il est probable qu’il pouvait lire couramment Homère dans le texte original grec, il est certain qu’il connaissait parfaitement les œuvres de cet auteur. De plus, alors qu’il avait été emprisonné à la suite de ses activités pour la libération de l’Inde, il en eut une compréhension intuitive comme il nous le dit lui-même : “A moment’s illumination in Alipore jail opened my vision and since then I have understood with the intuitive perception and vision”.
Cependant, à notre connaissance, Sri Aurobindo ne donna jamais aucune indication concernant le sens profond d’Ilion ni même ne dévoila le symbolisme de la guerre de Troie et des différents héros qui y participèrent. Les éléments de compréhension donnés dans cet essai reposent donc sur une interprétation de la mythologie grecque effectuée pendant plus de vingt ans par l’auteur en relation avec les écrits de Sri Aurobindo. Cette interprétation a été publiée en trois volumes sous le titre Mythologie grecque, Yoga de l’Occident. Ces ouvrages sont disponibles en français et au fur et à mesure de leur traduction, en anglais, sur le site web : greekmyths-interpretation.com.
Bien que rien ne permette à priori d’affirmer que toutes les hypothèses et résultats de cette interprétation puissent être appliqués à Ilion, tant d’indices à la fois dans ce poème et dans Savitri vont dans ce sens que nous pensons juste de les appliquer au décryptage d’Ilion.
Toutefois, la signification du nom de certains personnages mis en scène par Sri Aurobindo nous reste obscure. Comme nous pensons que rien dans ses écrits n’était « gratuit », que tout avait une raison d’être, il est probable qu’il ait pu utiliser des clefs de codage que nous ignorons encore.
Les bases de l’interprétation et la description générale du chemin spirituel ne sont pas reprises ici. Est seulement indiqué dans ce qui suit le sens général des principales lignées.
Celle du Titan Japet concerne l’ascension des sept plans de la conscience mentale représentés par les Pléiades, enfants d’Atlas, et les expériences qui y sont reliées. Atlas, condamné par Zeus à porter le ciel sur ses épaules, est le symbole de la force qui sépare l’esprit de la matière mais doit aussi les relier lorsque le chercheur – et l’humanité à sa suite – gravit ces sept plans.
Dans cette lignée, la branche troyenne s’inscrit dans la descendance d’Électre, la cinquième Pléiade, correspondant au stade du mental illuminé selon la progression indiquée par Sri Aurobindo. Régnant à l’extrême Est de ce qui était la grande Grèce, en Troade – actuellement l’Anatolie -, elle représente la réalisation la plus avancée des anciens yogas marquée à plusieurs reprises par un manque de sincérité et de consécration totale du chercheur (tel par exemple le refus de Laomédon d’honorer la promesse faite aux dieux lors de la construction de la citadelle de Troie). La sincérité dont il est question ici n’est pas celle évidente de ne pas dire de mensonge, mais celle définie par Mère comme étant la soumission intégrale de toutes les parties de l’être au Divin.
Hélène, symbole de « la vraie direction évolutive vers la Liberté », appartient au plan suivant, celui du mental intuitif, où figurent également Castor et Pollux – symboles de la réalisation la plus avancée de « force/pouvoir (maîtrise absolue du vital) » et « douceur » combinées – ainsi que Clytemnestre, symbole de l’une des plus hautes réalisations mentales.
Dans cette lignée de Japet, les expériences s’inscrivent à l’intérieur de deux branches différentes : d’une part dans la descendance d’Hellen (à ne pas confondre avec Hélène) – symbole du chercheur qui œuvre « vers plus de liberté » -, et d’autre part dans celle de Protogénie « ceux qui marchent en avant » pour les aventuriers de la conscience.
Dans la première figurent des héros tels Nestor « la progression dans la rectitude ou sincérité » et Ulysse, celui qui œuvre pour réaliser en lui une complète « transparence » à l’influence des courants de conscience/énergie qui relient les mondes de l’esprit et la matière. Dans la seconde figure Diomède « celui qui a le dessein d’être divin ».
La seconde lignée majeure est celle d’Océanos qui concerne le processus de purification/libération. Les branches des jumeaux Agénor et Bélos en détaillent les accomplissements nécessaires avec la lutte contre la peur illustrée par le combat de Persée contre la Gorgone et le chemin de purification/libération indiqué par les travaux d’Héraclès. Les deux premiers travaux illustrent la victoire sur l’ego et sur le désir jusqu’à la racine du mouvement de captation.
Une insistance particulière est apportée à la grande erreur spirituelle qui consiste à élaborer une construction mentale autour d’une expérience spirituelle vraie : c’est l’histoire du labyrinthe où se tient le Minotaure, conséquence des amours de Pasiphaé et du Taureau de Minos, lequel sera tué par Thésée.
Dans cette seconde lignée majeure figure Achille « celui qui accomplit la libération dans la profondeur du vital », sans la participation duquel la coalition achéenne n’aurait pu emporter la victoire lors de la guerre de Troie telle qu’Homère l’a chantée dans l’Iliade. Cette guerre devait décider de la direction évolutive à suivre pour conquérir une plus grande liberté selon la vérité de l’évolution (Hélène).
Les leaders du camp achéen contre les Troyens appartiennent à une autre lignée, celle de Tantale, symbole de « l’aspiration ». Dans sa descendance figurent deux frères, Agamemnon et Ménélas. Agamemnon « une très forte aspiration » (Homère nous dit que c’est le plus « cupide » de tous les achéens) est roi de Mycènes « une violente ardeur », ville fondée par Persée, le vainqueur de la peur : il est donc le symbole d’une construction intérieure qui s’oppose à la « tiédeur », celle d’un chercheur « libre » de toute peur.
Son frère Ménélas représente « celui qui est fidèle à sa vision du Nouveau vers plus de Liberté » (ou « la volonté tendue vers le but » ou encore « l’aspiration à voir »). Jusqu’à l’enlèvement de son épouse Hélène, il est le symbole d’un chercheur avançant en accord avec la vérité évolutive.
La compréhension du nom Ménélas est difficile. Parmi les sens que nous proposons ici nous privilégions « celui qui est fidèle à sa vision (du Nouveau vers plus de Liberté) » car c’est un guerrier (aimé d’Arès), et surtout Homère nous dit à plusieurs reprises qu’« il a les cheveux blonds ». Sa vision concerne le Nouveau car il est roi de Spartes « ce qui surgit », et aussi la Vérité évolutive vers la Liberté car c’est l’époux d’Hélène.
Pour ceux qui sont intéressés par le problème de la réalité de la guerre de Troie et du site lui-même, nous renvoyons le lecteur à ce qu’en dit Thépot dans la seconde annexe : Guerre de Troie et origine troyenne de Rome. Pour nous, cette guerre est symbolique dans sa totalité.
Si l’Iliade décrit la première étape du renversement des anciens yogas – le refus de séparer l’esprit de la matière – ce poème était accompagné dans l’Antiquité de plusieurs autres dont nous n’avons que des résumés : Les Chants Cypriens, L’Éthiopide, La Petite Iliade et Le Sac de Troie. Pour ceux qui sont intéressés par le problème de la réalité de la guerre de Troie et du site lui-même, nous renvoyons le lecteur à ce qu’en dit Thépot dans la seconde annexe : Guerre de Troie et origine troyenne de Rome. Pour nous, cette guerre est symbolique dans sa totalité.
Plusieurs autres poèmes traitaient des Retours des héros de la coalition achéenne ayant survécu à la guerre, « Retours » qui illustrent les processus d’intégration dans la matière qui suivent toute « ascension » et correspondent à un élargissement de la conscience. Nous avons évoqué plus haut L’Odyssée qui raconte le retour d’Ulysse. Les aventures de ce héros mettent en image un vaste processus de purification. Celui-ci entraîne en son stade ultime le renoncement aux états de sagesse et de sainteté qui ne peuvent être absolus que pour un chercheur hors du monde, et ceci afin de trouver le Divin dans la vie, dans la matière. Ces états de sagesse et de sainteté sont représentés par les deux principaux « prétendants » à la main de Pénélope – l’épouse d’Ulysse -, les divins Antinoos « un esprit puissant » et Eurymaque « le grand guerrier », confirmant que « le meilleur de l’ancien » est toujours le plus grand obstacle au nouveau. Il est en effet très difficile pour un chercheur de renoncer à ses plus belles réalisations.
Le yoga futur est alors préparé par Néoptolème « les nouveaux combats », fils d’Achille, qui achèvera la purification du vital profond. Rappelons en effet qu’Achille est fils de Thétis, elle-même fille de Nérée « le vieillard de la mer », divinité symbole des réalisations correspondant aux débuts de la vie hors de la matière, à la conscience cellulaire.
Et c’est dans ces profondeurs des mémoires archaïques que se livreront alors les grands combats du yoga du futur, au niveau des mémoires de la matière cellulaire. Ce yoga du futur sera entrepris par les fils qu’Ulysse eut respectivement de Pénélope « la vision de la trame » et de Circé « la vision discernante de la Vérité dans tous les détails » : il s’agit de Télémaque « les combats du futur » et de Télégonos « ce qui naît au loin, dans le futur ».
Ce sont des travaux de yoga qui poursuivront le travail de transparence pour permettre l’action des forces divines dans le corps. Il ne s’agit plus alors d’un yoga individuel mais d’un yoga qui a des répercussions sur l’humanité toute entière, car à ce niveau, tout est Un.
Un dernier poème, la Télégonie « ce qui doit naître dans le futur », dont nous n’avons que les résumés très succincts de Proclus et d’Apollodore, clôturait le cycle troyen.
Il chante des unions croisées, le fils issu de l’une des compagnes d’Ulysse épousant l’autre compagne de son père : le fils de Circé, Télégonos, épousa Pénélope tandis que le fils de celle-ci, Télémaque, s’unit à Circé.
La vision de la « trame » (ce qui à la fois « couvre » et protège l’accession aux états de conscience primitifs, symbolisé par Pénélope) déjà abordée par le chercheur (par son union avec Ulysse) se poursuit par la quête d’un discernement issu de la lumière supramentale : Télémaque s’unit à Circé qui est en effet une fille d’Hélios, le soleil, symbole de la lumière supramentale.
Et inversement, le processus de compréhension de la « trame » s’approfondit du fait de la vision discernante de la Vérité déjà acquise : Télégonos « ce qui naît dans le futur », fils de Circé, s’unit à Pénélope.
L’Agenda de Mère est une narration jour après jour pendant treize ans, de la sortie hors de cette « trame ». Nous ne citerons ici que des extraits des textes figurant au dos des pages de couvertures des Tomes 2 et 8 annonçant les volumes suivants :
Agenda de Mère, Tome 2 :
(…) c’est l’année où Mère, dans son corps, émerge dans une troisième position qui n’est plus la vie ni la mort que nous connaissons, un envers de la trame où les lois physiques ne jouent plus et qui ressemble étrangement au monde sub-quantique des « trous noirs » : le temps change, l’espace change, la mort change. Et si c’était le lieu de la Matière, dans le corps, où les lois du monde se renversent – qui n’étaient que les lois de notre tête – et où l’évolution débouche sur une liberté corporelle impensable, une troisième position qui sera la position de la prochaine espèce sur terre ?
Agenda de Mère, Tome 8 :
Comme si la terre était enfermée dans un bocal, prisonnière d’une « fausse Matière » : C’est comme une trame sur toute la terre, et on apprend au corps à sortir de là… Petit à petit la conscience des cellules sort de cette emprise.
Sri Aurobindo a repris avec Ilion la description du chemin à partir des évènements décrits dans L’Éthiopide, poème qui suivait immédiatement L’Iliade et traitait de l’engagement de l’amazone Penthésilée et des évènements situés entre L’Iliade et L’Odyssée. Quintus de Smyrne, poète latin du 3e ou 4e siècle après J.-C. en a proposé une version dans « La suite d’Homère » ou « Posthomériques ». Tandis que cet auteur fait mourir Penthésilée dès le premier chant, elle est toujours vivante à la fin d’Ilion mais l’on comprend qu’elle sera tuée par Achille en combat singulier.
Signalons enfin que, comme pour Savitri, chaque vers est important et revêt une signification particulière pour le yoga. L’interprétation qui est faite ci-dessous ne peut donc à elle seule révéler toute la richesse de ce poème.
Enfin, et sous toute réserve, nous pouvons imaginer que le cadre de la mythologie grecque ne laissait pas à Sri Aurobindo assez de liberté pour exprimer ses visions, ses expériences et ses réalisations. Surtout, elle impliquait un décodage du symbolisme de cette mythologie qui privait le lecteur de la possibilité d’une compréhension directe. Comme Sri Aurobindo se refusait à donner la moindre indication sur ce symbolisme, nous supposons que c’est l’une des raisons pour lesquelles il abandonna Ilion au profit de Savitri, poème qui ne nécessite aucune connaissance mythologique préalable.
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Ce travail a été réalisé sur la base de la traduction de Raymond Thépot, Éditions Latin Pen, Fraternité, Auroville à partir du texte original Ilion publié par Sri Aurobindo Ashram Trust.
LE CONTEXTE DE LA GUERRE DE TROIE
L’analyse symbolique de la Guerre de Troie figure dans le troisième volume de l’étude Mythologie grecque, yoga de l’Occident et ne peut vraiment être comprise qu’après assimilation des éléments donnés dans le chapitre correspondant et ceux qui précédent. Seuls les éléments les plus importants de cette étude seront repris ici.
Le récit de la Guerre de Troie, tel qu’il nous est parvenu dans L’Iliade, est une description de la difficulté à opérer le renversement entre les anciens yogas et le yoga du futur, tant « le meilleur de l’ancien constitue toujours le plus grand obstacle au nouveau ». En effet, les anciens yogas qui proposaient des voies d’union avec le Divin ou la Suprême Réalité en l’Esprit, avaient renoncé à rechercher cette union également dans la matière. Les initiés d’alors s’étaient en effet heurtés à des obstacles qui leur paraissaient infranchissables dans le processus de transformation en vue de la divinisation totale de l’homme, y compris de son corps physique. Ils ne visaient donc qu’à entraîner à leur suite l’humanité dans la seule « libération » individuelle, le plus souvent en s’isolant de la vie matérielle pour explorer les paradis de l’esprit. Quel que fût le niveau d’implication matériel et social des êtres « réalisés » dans les yogas « anciens », il ne s’agissait toujours que d’accomplissements personnels qui laissaient inchangée l’humanité dans son ensemble.
La guerre de Troie illustre le refus de ce seul accomplissement personnel – représenté par la coalition troyenne – et la quête d’une vérité plus haute incarnée par Hélène, héroïne issue de la coalition achéenne. Nous parlons de coalition troyenne et achéenne et non de troyens et de grecs, non seulement parce qu’il s’agissait dans chaque camp de véritables alliances de troupes de différentes provinces, mais aussi parce que l’on peut considérer que les troyens appartenaient à l’empire grec. Il s’agit en fait d’une guerre civile, symbole d’un conflit intérieur chez l’aventurier de la conscience. Le niveau que représente la coalition troyenne est aussi représentatif des forces qui seront utilisées dans un yoga du futur – la Troie future que fondera Énée – mais après que l’humanité ait compris que la matière ne peut être dissociée de l’esprit, que l’évolution implique une transformation intégrale de la nature humaine en vue de sa divinisation. Si cette guerre retrace une lutte intérieure, elle exprime donc aussi le plus probablement une opposition entre les divers courants de la spiritualité grecque de cette époque, opposition qui perdure encore très largement de nos jours. En effet, rares sont les spiritualités – sans même parler des religions – qui proposent la vision et la réalisation progressive d’une vie divine dans la réalité matérielle de cette terre.
L’ensemble des participants à cette guerre de Troie caractérisent donc un chercheur parvenu aux limites généralement admises de l’expérience spirituelle, limites représentées par les états de sagesse et de sainteté. En fait, le renoncement à la sagesse – au pouvoir, à la puissance de l’intelligence – et le renoncement à la sainteté (à la puissance de la vie et à ses pouvoirs) qui sont pour l’homme le signe de la perfection, pour s’abandonner totalement au pouvoir du Divin dans la matière, dans le corps ne sera vraiment acquis qu’au terme du périple d’Ulysse, lorsqu’il tuera les deux prétendants à la main de Pénélope, Antinoos et Eurymaque, symboles respectifs des états de sagesse et de sainteté (Cf L’Agenda de Mère, Tome 7, page 65 de l’édition française). C’est tout le problème de la libération de la soumission aux trois modes d’action de la nature, les guna, qui est ainsi posé. Car, comme le dit Sri Aurobindo dans le commentaire de la strophe 35 de la Bhagavad Gîta, « l’ego est là, caché dans le mental du saint comme dans celui du pécheur ».
Hélène, l’enjeu de la guerre, appartient à la lignée de Sparte, celle du « surgissement du nouveau », issue de Taygète – la sixième Pléiade – qui représente, selon la classification de Sri Aurobindo, le stade du mental intuitif ou intuition, situé entre le mental illuminé et le surmental. Si l’on adopte la version dans laquelle elle est fille de Zeus et Léda, et non de Tyndare et Léda, elle serait même issue d’une influence surmentale. Elle appartient donc au processus général d’ascension des plans de conscience dans le mental décrite par la lignée du Titan Japet. Du conflit mortel qui opposa ses deux frères à ses deux cousins, symboles des réalisations aux frontières de la non-dualité – ses frères Castor « le pouvoir que confère la maîtrise » et Pollux « celui qui lutte par l’extrême douceur », et ses cousins Idas « la vision d’ensemble » et Lyncée « la vision dans le détail », tous deux éléments du discernement exact, il ne subsiste qu’une immense compassion, Pollux « celui qui est parfaitement doux », symbole de la victoire sur les dualités.
La lignée troyenne
Nous allons reprendre ici les éléments principaux de la lignée troyenne afin d’avoir une idée claire des réalisations du chercheur lorsque commence la guerre de Troie. Le symbolisme des autres lignées sera rappelé ultérieurement.
(Cette lignée figure sur la Planche 16.)
La ville de Troie ou Ilion est située dans la province de l’empire grec située le plus à l’Est, en Phrygie « qui brûle », symbole donc des structures du yoga qui ont permis les réalisations les plus avancées (située le plus à l’Est, du côté du soleil levant) et le « besoin » le plus ardent, le feu intérieur – Agni – le plus fort (en Phrygie).
La lignée royale troyenne illustre l’état le plus avancé de la progression spirituelle dans l’ascension des plans de conscience, car elle issue de la Pléiade Électre qui représente le plan du mental illuminé.
Le fondateur de la lignée est Dardanos qui symbolise l’état d’union avec le Divin en l’esprit. Le roi de Phrygie, Teucer « l’élargissement en l’esprit » lui donna pour épouse sa fille Batéia, symbole d’un chercheur qui développe son yoga vers « tout ce qui est accessible ». Il fonda sur les pentes du mont Ida (la montagne des « voyants »), la ville de Dardania dont le nom est probablement lié au don de soi.
Son fils Érichthonios « celui qui va profondément sous terre (dans l’inconscient) » représente le travail dans l’inconscient vital corporel, descente permise par l’accès plus ou moins stabilisé au mental illuminé. Le chercheur a alors développé de nombreux pouvoirs dans le domaine de la force vitale car Érichthonios « était le plus opulent de tous les hommes et possédait trois mille juments avec leurs poulains » », symboles de très nombreux « pouvoirs ». Borée, le vent du Nord, symbole de l’ascèse yoguique, « prenant l’apparence d’un étalon à crinière bleue, engendra avec ces juments douze pouliches qui couraient sur les épis sans les courber et bondissaient sur le large dos de la mer en se jouant des brisants » : l’utilisation de ces pouvoirs ne modifiaient en rien les fruits de l’ascèse yoguique, ni n’étaient soumis aux perturbations vitales. Sri Aurobindo nous dit en effet que si les pouvoirs ne doivent pas être recherchés, le chercheur ne doit non plus les refuser systématiquement lorsqu’ils se manifestent. Le « Journal du Yoga » de Sri Aurobindo décrit tous les accomplissements qui peuvent être réalisés à ce stade. La crinière bleue de l’étalon nous évoque la couleur de l’aura de Sri Aurobindo exprimant le pouvoir du surmental.
Érichthonios a deux frères, Ilos et Zakinthos, qui représentent peut-être la transformation psychique.
Érichthonios, uni à Astyoché « qui concentre les capacités de l’être », eut un fils, Tros dont Homère nous dit qu’il fut le roi des Troyens, donc de tout ce qui travaille dans les plus hauts plans de la conscience. Lui-même « engendra à son tour trois fils parfaits, Ilos, Assarakos et Ganymède ».
Ilos, le fis aîné, symbole du travail en vue de la seconde transformation « la libération en l’esprit » est le fondateur de la cité qui prendra son nom, Ilion. Suivant les ordres intérieurs et une illumination (une vache), la partie la plus éclairée du chercheur se positionne en Phrygie, et donc dans un endroit où brûle Agni, le feu intérieur.
Après avoir fondé la cité, Ilos demanda à Zeus un signe en confirmation. Au lever du jour, il vit une statuette en bois qui était tombée du ciel à l’effigie de Pallas-Athéna, le Palladion. Mais en réponse à la prière d’Ilos, Zeus avait également précipité l’erreur, Até, en même temps que le Palladion. Ilos construisit un temple dans Troie pour y installer la statue qui constituait, tant qu’elle restait dans les murs, une protection pour Troie.
La cité est fondée cette fois-ci dans la plaine : le chercheur s’éloigne donc des hauteurs de l’union en l’esprit, de l’état de « voyant » (le mont Ida où l’aïeul d’Ilos, Dardanos, avait établi la première ville, Dardania). L’erreur originelle d’orientation, marquée par l’envoi simultané du Palladion et d’Até (Zeus précipita l’erreur, Até, en même temps que le Palladion) est soulignée par Apollodore qui précise que « la vache se coucha sur la colline d’Até (de l’erreur) ».
Toutefois, il semblerait bien que ce soit (ou plutôt que cela ait été au temps des anciens grecs) une erreur inévitable. En effet, le chercheur demande confirmation à son supraconscient de l’exactitude de la direction choisie et reçoit en retour un « signe » qu’il considère comme une validation (le Palladion). Mais le supraconscient envoie à la fois le symbole de « la paix de la libération » et « l’erreur » (Zeus envoie le Palladion et Até).
Si l’on considère que le nom Até est construit autour de la lettre T (Tau) et qu’elle est selon Homère la fille aînée de Zeus, elle pourrait indiquer une tension vers une réalisation dans les hauteurs du surmental. Elle ne représenterait alors une « erreur » que dans la mesure où le temps de l’ascension spirituelle touche à sa fin.
Une autre compréhension serait que le surmental étant le premier plan de la dualité lorsque l’on passe la frontière du supramental, il porte en lui les opposés, aussi bien une certaine vérité que l’erreur.
Le soutien ultérieur de plusieurs dieux majeurs au camp troyen (Arès, Aphrodite et Apollon) souligne la difficulté du discernement alors que le chercheur aspire à une confirmation du chemin évolutif. A ce stade, l’erreur n’est encore que potentielle, et le supraconscient semble bien encourager cette voie avec la protection d’Athéna. C’est-à-dire que la quête des hauteurs de l’esprit ne constitue pas au départ une erreur. L’erreur viendra plus tard d’un manque de consécration totale.
Les autres fils de Tros sont Assarakos « celui qui travaille à l’équanimité, à l’égalité » et Ganymède « celui qui œuvre pour parvenir à la joie », celle du surmental, car Zeus en fera l’échanson des dieux.
Mère décrit parfaitement le niveau de réalisation atteint ici lorsque dans un entretien du 17 octobre 1956, Elle décrit une joie au-delà de celle symbolisée par Ganymède :
« En fait, cette Joie-là est au-delà des états que l’on considère généralement comme les états les plus élevés au point de vue yoguique, comme, par exemple, l’état de sérénité parfaite, d’égalité d’âme parfaite, de détachement absolu, d’identité avec l’infini et l’éternel Divin, qui vous soulève nécessairement au-dessus de toutes les contingences. Parallèle à cet état, on peut en avoir un autre, qui est un état d’amour parfait, intégral, universel, qui est l’essence même de la compassion et qui est l’expression la plus parfaite de la Grâce qui efface les conséquences de toutes les fautes et de toutes les ignorances. Ces deux états-là ont toujours été considérés comme le sommet de la conscience ; ils sont ce que l’on pourrait appeler la frontière, l’extrême limite de ce que la conscience individuelle peut atteindre dans son union avec le Divin. Mais il y a quelque chose qui est au-delà ; c’est justement un état de joie parfaite qui n’est pas statique : la joie dans une manifestation progressive, un déroulement parfait de la suprême Conscience. Le premier des deux états dont j’ai parlé mène presque toujours à une abstraction hors de l’action, un état presque statique, et très facilement il conduirait au Nirvâna (en fait, cela a toujours été le chemin préconisé pour tous ceux qui sont à la recherche du Nirvâna). Mais cet état de joie dont je parle, qui est essentiellement divin, parce qu’il est libre, totalement libre de toutes les possibilités d’oppositions et de contraires, ne détache pas de l’action ; au contraire, il mène à une action intégrale, mais parfaite dans son essence et complètement libérée de toute ignorance et de tout esclavage à l’ignorance. On peut, sur le chemin, lorsqu’on a fait un progrès, lorsqu’il y a une compréhension plus grande, une ouverture plus totale, une union plus intime avec la Conscience divine, on peut éprouver cette Joie comme quelque chose qui passe et colore la vie, et lui donne son vrai sens, mais tant que l’on est dans une conscience humaine, cette Joie se déforme très facilement et se change en quelque chose qui ne lui ressemble plus du tout. Par conséquent, on ne pourrait guère dire que si l’on perd la joie on descend dans sa conscience, parce que… la joie dont je parle est quelque chose qui ne peut plus se perdre. Si l’on est arrivé par-delà les deux états dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est-à-dire l’état de détachement parfait et d’union étroite, et l’état d’amour et de compassion parfaits, si l’on est allé au-delà de ces deux états et que l’on a trouvé la Joie divine, il est pratiquement impossible de descendre de là. Mais dans la vie pratique, c’est-à-dire sur le chemin du yoga, si l’on est touché même d’une façon fugitive par cette Joie divine, il est évident que, si elle vous quitte, on a nécessairement l’impression que l’on est descendu d’un sommet dans une vallée assez obscure. Mais la Joie sans le détachement serait un don très dangereux, qui pourrait se fausser très facilement. Ainsi, rechercher la Joie avant d’avoir réalisé le détachement ne paraît pas être une chose très sage. Il faut d’abord être au-dessus de tous les contraires possibles ; au-dessus justement de la peine et du plaisir, de la souffrance et du bonheur, de l’enthousiasme et de la dépression. Si l’on est au-dessus de tout cela, alors on peut aspirer à la Joie en sécurité. Mais tant que ce détachement n’est pas réalisé, on peut facilement confondre la Joie avec un état exalté du bonheur humain ordinaire, et ce ne serait pas du tout la vraie chose, ni même une falsification de la chose, parce que la nature des deux est tellement différente, presque opposée, que de l’une on ne peut pas passer à l’autre. Alors, si l’on veut être en sécurité sur le chemin, il me semble que la recherche de la paix, de la tranquillité parfaite, de l’égalité parfaite, de l’élargissement de la conscience, de la compréhension plus vaste et de la libération de tout désir, de toute préférence, de tout attachement est certainement une condition préliminaire indispensable. C’est la garantie de l’équilibre, intérieur et extérieur. Et sur cet équilibre, sur cette fondation qui doit être très solide, alors on peut bâtir tout ce que l’on veut. Mais il faut que la fondation soit là, inébranlable, d’abord. »
Ce texte permet de comprendre pourquoi la Troie future sera bâtie par les descendants d’Anchise et de son fils Énée, dans la filiation d’Assarakos, « l’égalité parfaite » et non dans celle de son frère Ilos. Car c’est à partir de Laomédon, fils d’Ilos, que vont se produire les déviations dans le yoga. Après une longue période de purification et de « renversement » du yoga, l’aventurier de la conscience, et à sa suite l’humanité, pourront reprendre le chemin de l’ascension des plans de conscience dans la poursuite de l’amour (Énée est fils d’Anchise et d’Aphrodite) dans un monde de Vérité. Mais auparavant, comme le dit Sri Aurobindo, les forces de Vérité doivent s’incarner afin de permettre une illumination de la matière. (Si Virgile, pour rattacher la lignée des Empereurs romains à la Grèce, a repris les indications données par Homère sur la Troie future pour l’histoire de la fondation de Rome, ce fut à notre avis sans compréhension profonde du symbolisme de l’Iliade, uniquement pour glorifier les empereurs romains.)
Tros a également une fille, Cléopâtre « les célèbres ancêtres » qui montrent que l’aventurier de la conscience retrouve les nombreuses « réalisations » des anciens maîtres de sagesse d’époque passées de l’humanité. La lecture des biographies de Sri Aurobindo et de Mère jusqu’à leur rencontre, ainsi que celle du Journal du yoga de Sri Aurobindo en font largement état.
C’est en raison de la progression vers cette triple réalisation que le plus grand des héros troyens est appelé par Homère « le divin Hector ».
Ce niveau de réalisation a permis l’acquisition d’un certain pouvoir (dans le vital), d’une certaine force, mais ce n’est pas encore un pouvoir de transformation absolu venant du monde de l’unité, du supramental, car les chevaux de Tros ne sont pas immortels. Hormis ceux des dieux, seuls seront immortels les chevaux d’Achille.
Ilos a deux enfants. Son fils Laomédon « celui qui gouverne le peuple » – c’est-à-dire « celui qui œuvre à la maîtrise totale des éléments de son être » -, va être la cause de la déviance du yoga. Sa fille Thémiste « la loi juste du yoga » représente le juste but évolutif, et sera donc bien évidemment la femme de Kapys (grand-père d’Énée), et symbole du lieu d’où devra reprendre le yoga du futur après la réalisation de l’unité esprit-matière.
Mais il y eut un moment dans le yoga où un manque de consécration, de don de soi, s’est introduit, qui a orienté le yoga dans une mauvaise direction, symbolisé par le double refus de Laomédon : en premier lieu celui d’honorer sa promesse faite aux dieux Apollon et Poséidon de leur donner le salaire convenu. Ces dieux – respectivement dieux de la lumière psychique et du subconscient – l’avaient aidé à construire la muraille de Troie, sa citadelle ; en second lieu son refus de céder à Héraclès les chevaux qu’il avait promis en échange de la délivrance de sa fille Hésione.
Même si le chercheur a tenté de redresser la barre (avec Priam « le racheté »), il s’est finalement orienté vers le rejet de sa nature extérieure (Pâris-Alexandre), se focalisant essentiellement sur une ouverture aux mondes de l’esprit afin d’acquérir une encore plus grande maîtrise (Hector est uni à Andromaque qui lui donna Astyanax « le maître de la ville – de la nature inférieure »).
Dans la voie troyenne qui a dévié à un certain moment en séparant l’esprit de la matière, il ne peut plus y avoir d’aspiration à « devenir » puisque le but est l’être immuable, intemporel, impersonnel, dans le Soi ou le Brahman.
Cette voie de l’ascension des plans de conscience – qui non seulement n’est pas en elle-même une impasse, mais qui est aussi une donnée fondamentale de l’évolution humaine – ne pourra se poursuivre qu’après le redressement de l’erreur et l’instauration d’un état de Vérité (Énée, seul héros rescapé fuyant la ville avec son père Anchise sur le dos, est à l’origine de la lignée fondatrice de la Troie future).
Dans le camp opposé est la coalition achéenne : soutenue par « l’aspiration » ou « le manque » (la branche de Tantale), elle représente la volonté de poursuivre le processus de libération dans l’action (Ménélas, dans la lignée d’Atrée, uni à Hélène). Mais l’élément directeur de cette coalition, l’aspiration la plus forte (Agamemnon), est encore en quête d’une amélioration de l’homme actuel vers une sagesse supérieure (Clytemnestre) et ne conçoit pas encore que le nouveau yoga doive s’orienter vers une transformation radicale de la nature humaine. Car c’est bien d’une mutation vers une humanité supramentale dont il s’agit, et non d’une amélioration de l’homme mental, aussi saint et aussi sage puisse-t-il être.
Cette transformation doit s’opérer par une plongée dans les racines de la conscience à l’origine de la vie pour en purifier les mémoires évolutives, afin de parvenir à la Vérité de la Matière, celle contenue dans les cellules du corps. Dans un premier temps, ce doit être l’accomplissement de la libération vitale, qui conduit à une parfaite « égalité » (par l’acceptation d’Achille – fils de la Néréide Thétis et donc petit fils du « vieillard de la mer » -, et de ses bataillons de Myrmidons de s’engager dans le combat). Mais pendant longtemps, le chercheur ne prend pas la mesure de l’importance de la nécessaire transformation de l’être extérieur dans les profondeurs du vital pour être capable de percevoir le sens de l’évolution (c’est la « grève » d’Achille, principal sujet de l’Iliade, qui dura près de dix années). Plus exactement, la puissante aspiration de l’aventurier de la conscience, tournée vers une compréhension supérieure, s’est appropriée des éléments de lumière psychique qui devaient orienter vers ce travail d’égalité dans les profondeurs (Agamemnon s’est appropriée Briséis qui revenait de droit à Achille).
Dans le camp achéen, certains autres personnages méritent d’être cités :
Diomède qui représente, pour un chercheur établi dans un certain silence mental et comme conséquence du travail pour acquérir l’ivresse divine, le dessein de se fondre dans l’Absolu.
Nestor, le symbole de la rectitude, de la sincérité ou de l’intégrité, qui est l’un des piliers du yoga depuis ses débuts : il est de loin le plus vieux des héros.
Patrocle, « les ancêtres glorieux », qui incarne les réalisations passées d’union avec le Divin dans le cadre de l’ascension des plans de conscience.
Lorsque le chercheur est parvenu à faire passer l’être psychique au-devant de l’être, lorsqu’il a accepté de descendre dans les profondeurs pour purifier la nature extérieure (lorsque cesse la grève d’Achille, fils de la Néréide Thétis), lorsqu’il a réussi à mettre à leur juste place les réalisations passées (les funérailles de Patrocle), lorsqu’il est devenu familier des puissances du surmental, lorsqu’il a renoncé aux anciennes structures, aux « moules du passé » (après que Troie soit rasée), alors peut commencer la réorientation du yoga.
En résumé, le chercheur est ce que l’on appelle un « libéré vivant ». Il a réalisé la « psychisation » de l’être, laquelle œuvre à « la transformation de la nature inférieure qui amène la juste vision dans le mental, la juste impulsion et le juste sentiment dans le vital, le juste mouvement et la juste habitude dans le physique ». La tradition voulait que trente années d’un yoga soutenu soient nécessaires pour que le psychique passe au premier plan, réalisation qui consacre le travail de l’égalité, car le signe certain en est un état de conscience stable, immobile dans lequel l’être est parfaitement unifié.
Le chercheur est également parvenu à la seconde réalisation, celle du Soi Cosmique, la « transformation spirituelle qui est la descente, stabilisée, d’en haut, de la paix, la lumière, la connaissance, la puissance, la béatitude, la prise de conscience du Soi, du Divin, d’une conscience cosmique supérieure et la transformation en cela de toute la conscience. »
S’il est libre du désir et en partie de l’ego, il n’est pas toutefois libéré des limites et des lois de la Nature, des trois gunas.
Pour suivre la complexité du récit, il est donc utile de garder en mémoire le symbolisme des forces en présence qui se battent pour « la vérité évolutive vers la libération de toute limitation » (Hélène) et se souvenir que la Guerre de Troie n’est rien d’autre qu’une lutte contre les vieilles formes spirituelles qui refusent de disparaître.
LES PRÉMICES DE LA GUERRE
La légende veut que la chute de Troie ait déjà été inscrite dans sa fondation. En effet, nous avons vu que dans l’une des versions de la légende, « Até (déesse de l’égarement ou de l’erreur) fut précipitée sur la terre par Zeus à Troie en même temps que le Palladion – une statue à l’effigie d’Athéna – lorsqu’Ilos, le père de Laomédon, fonda Troie ». En outre, cette erreur de compréhension de la nouvelle orientation du chemin spirituel, envoyée par les dieux, c’est-à-dire issue du plus haut du surmental (Zeus), fut accentuée par le fait qu’une « illumination » se développa sur une base fausse : « Ilos avait suivi une vache (symbole d’illumination) qui se coucha sur la colline d’Até (de l’égarement), lui désignant ainsi l’endroit où il devait fonder la ville de Troie ».
Toutefois, Troie ne pouvait être définitivement conquise tant que le Palladion, demeurait dans l’enceinte de Troie, c’est-à-dire tant que le Maître du Yoga soutenait l’évolution correspondante et tant que la purification des profondeurs du vital n’avait pas été réalisée (l’implication d’Achille dans la guerre).
Nous avons identifié Athéna au Maître du Yoga, mais n’étant que le symbole de la plus haute sagesse issue du surmental, de la tête de Zeus, elle est assistée dans ce rôle par le psychique, Apollon et Artémis. Cette identification est justifiée par le fait qu’elle naquit tout en armes » : ce n’est donc pas une puissance qui se développe, mais une force de conscience, qui, lorsqu’elle se manifeste dans le chercheur, est déjà totalement formée et active.
Les anciens yogas défendus par les « libérés vivants » (les héros troyens) avaient érigé comme but suprême « la paix de la libération en l’esprit » ou « la perfection de l’égalité négative » (représentée par le Palladion), et aucune évolution n’était possible tant que le chercheur persistait à considérer la sortie de la vie terrestre comme la seule possibilité de perfection divine. Cet état est bien décrit par Mère (Agenda Tome 1, 16 mai 1960) : « On peut aller tout en haut de sa conscience et de là-haut balayer les difficultés (il y a un moment de la sâdhanâ où vraiment les difficultés n’existent plus ; il suffit d’attraper la vibration indésirable et c’est fini, on la pulvérise.) Et tout là-haut, on est très bien ; mais en dessous, c’est le grouillement. (…) Il faut que la maîtrise soit une VRAIE maîtrise, une maîtrise très humble, très austère, qui part de tout en bas et qui, pas à pas, établit le contrôle. En fait, c’est une bataille contre des petites choses, toutes petites : des habitudes d’être, des façons de penser, de sentir, de réagir. »
C’est le stade de « l’indifférence sattvique » issue de la connaissance qui survient lorsque le monde est perçu comme une illusion. (Sri Aurobindo, Journal du Yoga, Udasinata, p. 67
Pâris-Alexandre
Dans la suite du récit, le lecteur devra se souvenir que les héros sont des symboles de travaux de yoga tandis que les femmes représentent les buts de ces travaux, c’est-à-dire les réalisations correspondantes. Elles représentent aussi parfois ce sur quoi le héros peut s’appuyer pour son travail de yoga, ou encore son complément.
Pâris est l’un des fils de Priam qui selon Homère en eut cinquante, nombre qui exprime une totalité de réalisation. Il se situe donc dans la lignée de la Pléiade Électre, symbole du « mental illuminé ».
Son arrière-grand-père est Ilos, le fondateur de Troie qui donna son nom à la ville – Ilion – et symbolise le travail de « la libération en l’esprit ». Ses arrière-grands-oncles et tantes sont Assarakos « celui qui n’est troublé par rien » ou « égalité », Ganymède « celui qui a pour but la joie » et Cléopâtre « les célèbres ancêtres ou réalisations du passé ». Sri Aurobindo explique que les « pouvoirs » ne doivent pas être rejetés systématiquement mais que leur usage peut devenir une épreuve dangereuse dans une nature insuffisamment purifiée. (Cf. Journal du Yoga, p.48, Vijnanachatusthaya.)
Son grand-père est Laomédon, celui qui par deux fois refusa d’honorer ses promesses, symbole du chercheur qui refuse de tenir jusqu’au bout ses engagements spirituels d’une totale consécration, d’un don de soi (surrender) de toutes les parties de l’être. Sa grand-tante est Thémisté, « qui agit selon ce qui est juste » ou « selon la loi divine de la rectitude ».
Son père Priam « le racheté » fut ainsi nommé car il fut « racheté » par sa sœur Hésione, captive donnée par Héraclès à Télamon après son expédition punitive contre Troie. Le chercheur manque encore de considérer que ce n’est pas lui qui agit mais qu’il est seulement un instrument du Divin.
En effet, dans les Essais sur la Gîtâ, Sri Aurobindo explicite les trois degrés de progression dans le yoga proposé par la Gîtâ. Lors du premier degré, « il faut que, par le renoncement au désir et une parfaite égalité d’âme, l’homme, tant qu’il se croie l’auteur de l’acte, accomplisse les œuvres comme un sacrifice, un sacrifice à une divinité qui est le seul et suprême Moi, quoiqu’il ne l’ait pas encore réalisé en lui-même. » Lors du second degré « on doit ensuite abandonner non seulement le désir du fruit des œuvres, mais aussi la prétention d’en être l’auteur, et reconnaître que le Moi est le principe toujours égal, inactif, immuable, et que toutes les œuvres sont de simples opérations de la force universelle, de l’âme de la Nature, de Prakriti, la puissance inégale, active et muable. » (Le Yoga de la Bhagavad Gîtâ, adaptation de Philippe B. Saint-Hilaire, p 61).
Par son refus d’honorer la promesse faite aux dieux, Laomédon est le symbole d’un chercheur qui n’a pas accompli totalement ce second degré. Après une première purification réalisée par Héraclès, le chercheur a progressé dans ce second degré. Il lui est donc donné une seconde chance, la possibilité de se « racheter ».Priam est le « racheté ». Mais celui-ci épousera Hécube « ce qui est hors de l’incarnation », orientant de nouveau le yoga verts les hauteurs de l’esprit dans un rejet de la matière.
En prenant de l’ampleur – avec la croissance de Pâris – la libération en l’esprit, l’égalité, la joie et les siddhis (pouvoirs) se développent, entraînant plus de « vérité » et de « pouvoir » (Pâris l’emportait sur beaucoup en beauté et en force).
Mais bientôt, « il fut renommé Alexandre parce qu’il repoussait les brigands et préservait les troupeaux ».
Le nouveau nom donné à Pâris – Alexandre -, signifie « l’homme qui repousse », c’est-à-dire dans notre interprétation, « celui qui rejette sa nature extérieure », tout au moins les impulsions, les mouvements mécaniques, archaïques, qui proviennent de cette nature avant qu’elle ne soit métamorphosée (les brigands) au lieu de chercher à la transformer, et ceci afin de préserver ses acquis (il préservait ainsi les troupeaux).
Devenu adulte, il fut choisi par Zeus pour arbitrer une querelle :
Lors du mariage de Thétis et de Pélée, Éris suscita une querelle entre Héra, Athéna et Aphrodite, car il s’agissait de déterminer qui était la plus belle. Zeus demanda à Hermès de conduire les déesses sur l’Ida pour que le litige soit tranché par Pâris. Athéna offrit la gloire (le succès dans la bataille), Héra une souveraineté absolue (ou la royauté sur toute l’Asie), et Aphrodite lui promit qu’il serait entre tous beau et désirable (chez certains auteurs, elle lui promit l’amour d’Hélène).
Le sujet du litige est de déterminer laquelle des puissances spirituelles appartenant au plan du surmental est le but qui conduira le plus près de la Vérité divine (laquelle des déesses est la plus belle) : le guide intérieur vers la Connaissance (Athéna), le mouvement juste dans l’esprit (Héra) ou l’amour en évolution (Aphrodite). Rappelons qu’Aphrodite, selon Homère, est fille de Zeus et Dioné, et représente donc « l’amour en évolution dans la période mentale de l’humanité » et non le plus haut de l’Amour tel que décrit par Hésiode lorsque la puissance fécondante de l’esprit vint au contact de la vie, lorsque les organes génitaux tranchés d’Ouranos tombèrent dans le flot marin, Pontos.
Lorsque qu’une partie du chercheur se décide enfin à travailler sur les profondeurs de son vital (Thétis est une fille de Nérée « le vieillard de la mer »), la puissance de « discorde » intervient pour éloigner le chercheur de ce chemin de transformation (Éris suscita la querelle lors du mariage de Thétis et Pélée). La partie mentale la plus évoluée – celle qui est parvenue à l’égalité dans le mental illuminé, Pâris – choisit alors de considérer l’amour en évolution tendant vers un état d’amour et de compassion parfait, intégral, universel, comme le premier but du yoga, ainsi que proposé par Aphrodite. Ou bien le surmental fait en sorte que ce but apparaisse à ce qui dans le chercheur est en quête de « la vérité évolutive », Hélène, comme le chemin le plus évident (que Pâris soit le plus désirable). Ainsi, le chercheur choisit la voie de l’amour au lieu de choisir celle du juste mouvement ou du maître intérieur.
En fait, ce sont les dieux – les forces du surmental – qui en quelque sorte ont imposé ce choix car Aphrodite a promis à Pâris la réalisation la plus vraie, Hélène étant « la plus belle des mortelles » et donc symbole de la direction évolutive la plus juste vers la liberté. C’est aussi Zeus, le supraconscient, qui a demandé que l’arbitrage se tienne sur l’Ida, la montagne de Troie, symbole de l’Union avec le Divin en l’esprit. Le plus haut du surmental supraconscient fait ainsi en sorte que s’ouvrent de nouveaux chemins d’évolution et que soient dépassées les limites des spiritualités passées (Zeus voulait déclencher la guerre).
Ainsi, dans une première phase qui se révèlera assez longue, le supraconscient se retire à l’arrière-plan et remet le choix de la nouvelle orientation entre les mains du chercheur parvenu à « l’égalité », une « égalité » qu’il juge suffisamment établie (Zeus décide de laisser l’arbitrage à Pâris). Cette égalité est en effet alors la plus haute réalisation spirituelle du chercheur car Hector, frère aîné de Pâris, ne symbolise que la quête vers les hauteurs de l’esprit. Mais cette « égalité » est aussi issue de la voie la plus encline à nier la possibilité de transformation de la nature inférieure (Pâris est aussi Alexandre). (En fait, l’origine du nom Pâris est assez incertaine. Ce nom peut être formé à partir de Παρ+ισος ou de Παρ+ιημι, soit avec le sens de « presque égal » et/ou de « relâchement ». Dans la lignée d’Ilos où figure Pâris, c’est la libération personnelle qui est primordiale. Ce sera dans la lignée de son frère Assarakos « l’égalité », l’ancêtre d’Enée, que se développera le nouveau yoga.)
C’est le surmental qui guide le chercheur vers l’obligation du choix en vue d’un approfondissement de l’union en l’esprit (Zeus envoie Hermès pour guider Pâris vers l’Ida).
On pourrait penser que la promesse d’Aphrodite de donner Hélène à Pâris invite à considérer que la déesse induit le chercheur en erreur en soutenant la voie troyenne, car on peut considérer que l’épouse doit suivre son mari, le futur couple devant alors résider à Troie. Il serait alors légitime pour le chercheur d’admettre que pendant une longue période la quête de l’Amour et le rejet de la nature inférieure est une juste voie d’évolution vers l’union avec le Divin (le mont Ida). À moins que cette promesse n’ait pour but que de mener à terme la purification menant à la « sagesse » et à la « sainteté » puis à son dépassement qui sera le sujet de l’Odyssée.
Rappelons qu’Hélène est unie par le mariage à Ménélas représentant « celui qui se tient à sa vision vers plus de liberté sur une base nouvelle » (ou « une volonté inébranlable tendue vers le but ») dans la lignée de l’aspiration, de la volonté de progrès et de l’endurance (Ménélas appartient à la lignée de Tantale).
Alors que Ménélas était en voyage, Pâris vint à Sparte et persuada Hélène de partir avec lui. Hélène était pleinement consentante puisqu’elle dira plus tard qu’elle fut aveuglée par l’amour. Tous deux s’embarquèrent de nuit pour Troie avec une grande partie des trésors de Ménélas.
Nous devons noter ici un élément important : ce « glissement » de la vérité évolutive se produit dans une certaine inconscience car « ils s’enfuirent dans la nuit ». Mais le chercheur conserve nombre des réalisations obtenues par son yoga (ils emportent une grande partie des richesses de Ménélas.
Or les prétendants à la main d’Hélène avaient fait la promesse de soutenir celui qui serait choisi pour être son époux s’il était lésé dans son mariage. Agamemnon et Ménélas allèrent donc d’abord trouver Nestor, symbole du travail de « l’intégrité » ou de « l’évolution juste de la rectitude ou sincérité », qui les accompagna pour rassembler les héros et leurs troupes. Deux évènements marquèrent leur périple : la « folie » d’Ulysse et le « déguisement » d’Achille.
Rappelons qu’Achille symbolise le chercheur qui achève la purification du vital dans les profondeurs et qu’Ulysse représente le travail de transparence qui doit permettre la libre circulation des courants esprit-matière dans le corps. Tous deux sont encore assez jeunes avant que la guerre ne commence, signe de travaux de yoga à peine commencés.
Si le chercheur regimbe mentalement devant l’engagement de ce qu’il pressent (Ulysse simulant la folie), il met aussi très peu d’empressement à inclure dans le yoga le travail dans les profondeurs du vital. En effet, la puissance spirituelle (Thétis) qui a initié ce travail des profondeurs « sait » que s’il participe au mouvement de renversement, la « gloire » obtenue par la totale libération mentale et vitale ne pourra durer (Thétis savait que son fils Achille aurait une vie glorieuse mais courte s’il s’engageait pour Troie). Elle fait donc en sorte que soit dissimulé à la conscience le mouvement qui permet d’opérer le renversement (elle dissimula Achille).
Le chercheur peut donc faire le choix de rester longtemps un libéré vivant « sans gloire », c’est-à-dire sans qu’il n’apporte de nouvelle pierre à l’évolution. Mais s’il s’engage dans le combat, il ne pourra profiter longtemps des avantages résultant de l’accès à la non-dualité et de la libération en l’esprit, car un autre yoga l’attend, plus difficile encore qu’il ne peut l’imaginer à ce moment-là.
La mort d’Achille peut sans doute représenter ce moment où Mère, fin 1926, suivant les indications de Sri Aurobindo, déconstruisit en quelques heures une nouvelle création du Surmental déjà élaborée dans les plans subtils et prête à se manifester sur la terre.
Aussi ce mouvement est-il « dissimulé » parmi les réalisations potentielles de ce qui « se préoccupe de la lumière » : le travail d’ « accomplissement de la libération » est maintenu orienté vers les hauteurs de l’esprit, parmi les objectifs de réalisation d’un esprit « éclairé » (et donc inopérant pour la transformation de l’être extérieur).
Selon Hygin, le chercheur possède en effet dès ce stade une très forte connexion avec la lumière issue du surmental, car Achille a les cheveux roux. Cela confirmerait l’installation du chercheur dans le surmental, du moins en partie, car, rappelons-le, d’une part Ulysse est lié à ce plan par son arrière-grand-père Hermès, et d’autre part Homère dit aussi de lui que « sa pensée en fait l’égal de Zeus ».
Mais la nature fondamentale du chercheur – guerrier de la lumière – l’emporte sur tout : une fois qu’il a pris la décision irrévocable de consacrer sa vie au yoga, il ne peut plus ignorer la puissance de son engagement (Achille ne peut résister à l’appel des armes, même lorsqu’il est tenté de s’éloigner du combat).
A ce stade du chemin, le chercheur est en passe de terminer son travail de maîtrise : avec Déidaméia « celle qui passe au-delà de la maîtrise (celle qui tue ce qui soumet au joug) », Achille engendra Néoptolème « les nouveaux combats », héros qui participa à la destruction finale de Troie. Cette naissance symbolise donc la fin du yoga personnel et le début de l’action directe des forces spirituelles dans un être transparent mentalement et vitalement.
Il s’écoula toutefois beaucoup de temps avant que le chercheur ne s’engage dans une réorientation du yoga. Il doit encore subir une longue période de purification (dix années, soit la totalité d’un cycle d’évolution qui culmine avec le sacrifice d’Iphigénie).
Les chefs achéens qui sont nommés dans le chant deux de l’Iliade aussi appelé « Catalogue des Vaisseaux », représentent chacun un travail de yoga particulier nécessaire à ce stade du chemin et le nombre de leurs bateaux et de leurs hommes indique le plus probablement le degré d’achèvement exigé.
Le premier débarquement en Mysie
Il est à noter qu’aucune des deux tentatives manquées de départ pour Troie n’est mentionnée par Homère. Elles furent sans doute ajoutées par la suite pour préciser certaines errances initiales de la grande mutation du yoga. Homère ne mentionne jamais Iphigénie. La première version du mythe nous est donnée dans le Catalogue des Femmes, telle qu’elle a pu être reconstituée à partir d’un manuscrit comportant de nombreuses lacunes.
Les Achéens lancèrent la première expédition deux ans environ après le rapt d’Hélène. Lorsqu’ils atteignirent les rivages d’Asie mineure, les héros découvrirent une ville de Mysie et la mirent à sac, croyant qu’il s’agissait de Troie. Le roi des Mysiens, Télèphe, fils d’Héraclès, constatant que son territoire avait été mis à feu et à sang, arma son peuple et poursuivit les Hellènes jusqu’à leurs navires ; il tua nombre d’entre eux, parmi lesquels Thersandre, le fils de Polynice, qui avait opposé résistance. Mais quand Achille l’attaqua, refusant de faire front, il prit la fuite. Dans sa fuite, il trébucha sur un sarment de vigne et fut blessé à la cuisse d’un coup de lance.
Cette expédition est étroitement liée à une confusion du chercheur concernant la nature des « lumières » qu’il perçoit au loin (Télèphe « ce qui brille au loin, dans le futur »), de la Vérité entraperçue, car il y a encore mélange avec les anciennes vérités du yoga qui établissent les fondements de la sainteté et de la sagesse. Au lieu de considérer qu’une purification plus poussée dans les profondeurs de l’être (Télèphe est fils d’Héraclès) est une nécessité sur le chemin de la victoire contre Troie – et donc de faire des Mysiens des alliés – le chercheur rejette violemment cette purification. Le feu intérieur disparaît alors (Thersandros « l’homme qui brûle » est tué).
(Sous toutes réserves, cela permettrait de comprendre la phase ultime décrite par la mystique Bernadette Roberts qui évoque cette brusque cessation du feu intérieur après qu’il se fut développé en une torche, et s’étonne de n’en trouver aucune trace dans les écrits mystiques de St Jean de la Croix.)
Le second rassemblement à Aulis et le sacrifice d’Iphigénie
Agamemnon, uni à Clytemnestre, avait engendré Iphimédeia (Iphigénie) aux belles chevilles et Électre dont la beauté rivalisait avec celle des déesses.
Les Achéens rassemblés à Aulis ne pouvaient prendre la mer en raison de vents violents dont le devin Calchas révéla la cause : Agamemnon s’était prétendu supérieur à Artémis pour la chasse, provoquant la colère de la déesse. Pour l’apaiser, les Achéens devaient sacrifier Iphigénie. Ils égorgèrent alors la jeune fille sur l’autel d’Artémis, ou plutôt sacrifièrent à sa place un « eidôlon », Artémis lui ayant substitué une biche.
Puis la déesse rendit Iphigénie immortelle et éternellement jeune, et l’emmena chez les Taures où elle devint sa suivante.
Nous sommes ici en présence d’un mythe qui évoque un autre impératif : « la puissante volonté tournée vers les hauteurs de l’esprit » encore orientée vers « la célèbre sagesse » doit renoncer à poursuivre dans cette voie (Agamemnon uni à Clytemnestre doit accepter le sacrifice de leur fille Iphigénie « Ce qui naît avec force »). Il ne s’agit pas en effet d’une amélioration de l’homme actuel vers plus d’intelligence et de sagesse mais de sa transformation.
Les auteurs, pour lesquels n’est sacrifié qu’un simulacre, voulurent insister sur le fait que seule la forme personnelle du dessein doit être abandonnée, et non son essence qui doit être laissée à la direction du Divin : ce qui doit être entrepris (l’acte) doit être déterminé par le divin et non par l’ego.
C’est une parfaite consécration qui est demandée : ce qui doit apparaître doit être du ressort de la non-dualité et appartenir à l’éternel présent (Iphigénie est rendue immortelle et éternellement jeune).
De plus « ce dessein qui ne demande qu’à émerger » doit se mettre en premier lieu au service de la force qui veille à la purification (Iphigénie est emmenée en Tauride pour être une suivante d’Artémis).
Toutefois, Pindare et Eschyle s’accordent à dire qu’Iphigénie mourut effectivement à Aulis. Ils optèrent donc pour un abandon pur et simple de tout dessein personnel hormis celui de suivre à chaque instant le dessein divin.
L’ambassade à Troie
Les Achéens envoyèrent alors à Troie une ambassade composée de Ménélas et d’Ulysse pour demander qu’Hélène et les trésors de Ménélas leur soient rendus. L’assemblée troyenne, sous l’influence d’Antimachos, rejeta les demandes des Achéens.
Avant que ne s’engage la lutte intérieure finale vers le renversement du yoga, le chercheur tente de concilier les deux voies, espérant profiter de ses anciennes réalisations en vue de la perfection de l’homme actuel tout en tentant de répondre au « besoin d’autre chose » qui le presse.
Autres évènements précédant la guerre.
Un certain nombre d’autres évènements notables se produisirent durant les neuf premières années de guerre que nous ne détaillerons pas ici. Ils furent le fait d’Achille alors que c’est justement la « grève » de ce dernier qui constitue le pivot de la guerre de Troie. Autrement dit, cela tendrait à indiquer que le chercheur initie un mouvement de travail dans les profondeurs du vital puis l’arrête pendant une longue période, le temps de la « grève », afin que les autres parties de l’être se hissent au même point d’évolution.
Il s’agit des principaux évènements suivants :
« La première ambassade envoyée à Troie » qui indique une première tentative de concilier l’ancien et le nouveau, les anciens yogas et le nouveau yoga.
« Le sac des cités d’Asie » : qui décrit une remise en question de structures secondaires établies par les yogas anciens les plus avancés qui doivent être démolies en tout premier.
LA GUERRE DE TROIE
Nous avons consacré plus de cent pages à la guerre de Troie dans notre étude sur la mythologie grecque. Il y faudrait en fait plusieurs volumes pour donner le sens de tous les détails. Nous ne reprendrons ici que les grandes lignes.
Au départ, il y a la prise de conscience intérieure que la Vérité évolutive vers une liberté plus intégrale (Hélène) ne peut être le but d’une voie qui refuse la matière et prône seulement une perfection de maîtrise et d’union avec le divin en l’esprit par le renoncement au monde (les Troyens). La guerre de Troie exprime le conflit intérieur qui agite alors l’aventurier de la conscience qui ne sait, pour l’évolution future, ce qui doit être conservé des formes et des réalisations des anciens yogas.
Pendant très longtemps, l’aventurier de la conscience pense pouvoir trancher ce conflit sans descendre dans les couches profondes de l’être, car la grève d’Achille ne se termine qu’au chant XX de l’Iliade, vers la fin de la dixième année de guerre, lorsque le yoga bascule définitivement dans la nouvelle direction.
Le refus de descendre dans les profondeurs vient du fait que l’aspiration à plus de sagesse (Agamemnon) prétend être mieux à même de poursuivre le but dans ce combat. Or ce but doit être recherché par la poursuite du travail dans les profondeurs et non dans les hauteurs de l’esprit. (Agamemnon s’est emparée de la captive Briséis « la puissance » qui échut en partage à Achille lors de ses raids.)
Bien sûr, prétendre être la voie privilégiée de la vérité évolutive était le fait de nombreux yogas (les prétendants à la main d’Hélène) mais c’est « l’aspiration à plus de liberté », ou le travail de « celui qui demeure fidèle à sa vision » ou encore « la volonté tendue vers le but » qui est le plus légitime (c’est Ménélas qui l’emporta et devint l’époux d’Hélène). Hélène appartient à la lignée du mental intuitif qui vient après le mental illuminé, et donc le niveau dans le mental le plus à même de percevoir la vérité évolutive.
Lorsque le chercheur s’élance dans la voie de ce nouveau yoga, il n’a pas la moindre idée de ce qui l’attend. Sri Aurobindo dira même qu’il ne s’y serait pas engagé avec autant d’enthousiasme s’il avait su ce qui l’attendait (A.B. Purani, Evening talks with Sri Aurobindo). Mais il a reçu une confirmation intérieure du succès de sa « mission » (Nestor rappela à tous que Zeus leur avait promis la victoire au moment du rassemblement à Aulis « par un signe indiscutable »).
Au départ, il ne comprend pas vraiment que ce grand bouleversement nécessite une réorientation radicale, et non un arbitrage minimum entre certaines réalisations, en l’occurrence entre une « égalité » qui rejette la nature extérieure et « ce qui poursuit la vision » (Les deux camps pensent résoudre le conflit par un combat singulier, après que Ménélas eut défié Pâris-Alexandre). Mais les puissances du surmental – les dieux – ne l’entendent pas ainsi et c’est alors « la violation des serments », une imposition de la vérité surmentale contre les lois établies par l’usage.
Après avoir insisté sur la nécessité de l’ascension des plans de conscience (Athéna voulait distinguer Diomède), mis en avant la « sincérité » dans tous les plans de l’être (les entretiens de Nestor), fait une pause dans le yoga en confrontant la réalisation d’union en l’esprit à la plus haute conscience (Hector contre le grand Ajax), le renversement du yoga semble si prêt d’échouer que des puissances du surmental sont prêtes à intervenir dans la lutte. Mais elles sont arrêtées dans leur mouvement (Zeus interdit aux dieux d’intervenir). Le chercheur refuse toutefois de considérer la descente dans les profondeurs de la conscience corporelle tant que la situation dans le yoga n’est pas désespérée (Achille n‘accepta de s’engager que lorsqu’Hector serait parvenu aux baraques et aux nefs des Myrmidons).
Pour affronter cette longue épreuve, l’aventurier a dû se protéger des attaques hostiles dans sa nature extérieure en « construisant un mur », la citadelle de Troie, qui sera détruit par les puissances du surmental bien après le basculement du yoga.
Alors, les forces supraconscientes qui veillent au juste chemin d’évolution se mobilisent pour forcer le renversement du yoga (Au Chant XIV, Héra décida d’endormir Zeus) : le chercheur permet alors que certaines puissances du surmental lui apportent leur aide dans la lutte, en fermant l’accès aux plus hauts plans de l’esprit (Zeus est endormi). Le chercheur a pris conscience que les yogas du passé sont parvenus à une impasse évolutive en ce qui concerne le processus fondamental de croissance de l’amour.
Les puissances du surmental participent alors de plus en plus à la lutte, d’abord de façon subconsciente puis de plus en plus consciemment (C’est d’abord l’intervention de Poséidon, puis celle d’Apollon qui se dévoile devant Hector).
Vient un moment où les anciennes réalisations ne sont plus d’aucun secours (mort de Patrocle).
Jusqu’au dernier moment, le plus haut du supraconscient surmental (Zeus) retarde le basculement du yoga, jusqu’à ce que tout soit prêt. De nouvelles « protections » sont alors offertes au chercheur pour lui permettre une purification des profondeurs dans laquelle il s’engage (les nouvelles armes d’Achille). Il constate que les puissances du surmental sont très actives dans son yoga, mais dans des directions opposées (certains dieux supportent le camp troyen – ce qui veut concilier le meilleur des anciennes réalisations avec une amélioration de l’homme -, d’autres les achéens – l’aspiration pour « autre chose »).
À ce tournant du yoga, le chercheur est de plus en plus proche des forces du surmental. Aussi les dieux vont-ils se manifester toujours davantage à visage découvert. Le fait qu’ils se répartissent dans les deux camps indique que le surmental est encore un plan de dualité où les forces peuvent s’affronter, car toutes ont même légitimité à poursuivre la ligne qui leur est propre. Et si certaines défendent une option qui semble indéfendable – ici la position troyenne – elles ne sont pas pour autant dans l’erreur. Seule notre vision limitée peut en donner l’impression, car toutes n’ont en fait pour but que de contribuer à une plus grande perfection humaine. Les forces qui supportent l’ancien yoga ne font que permettre un total achèvement du mouvement évolutif précédent. D’autres anticipent le nouveau.
Le chercheur est alors ébranlé par le subconscient jusque dans les profondeurs du physique, et la puissance qui veille au travail de l’union dans le corps craint même un moment que ne soient dévoilées trop tôt – ou que le corps ne puisse supporter – les horreurs de l’inconscient profond ou la Vérité est corrompue (Hadès craint que Poséidon « ne fasse éclater la terre dans le ciel et n’ouvre aux yeux des mortels et des immortels l’effroyable demeure de la corruption dont les dieux mêmes ont horreur »).
Finalement, les puissances du surmental se retirent, à l’exception du dieu de la lumière psychique (Apollon).
C’est alors la fin du mouvement qui s’élance vers les plus hautes réalisations dans les plans de l’esprit (niveau de l’intuition) en se séparant de la nature extérieure. Cela annonce la fin prochaine de la libération ou universalisation vitale (Hector mourant annonce la mort prochaine d’Achille).
Pour l’aventurier des profondeurs, avoir mené un yoga en séparant l’esprit de la matière est une faute évolutive impardonnable (Achille refuse de rendre le corps d’Hector et le traîne derrière son char). En effet, le fait d’empêcher que le défunt ne soit enterré selon les rites indique que le chercheur n’a pas encore une compréhension juste de ce que ce mouvement représentait et de sa place dans l’évolution.
A l’inverse, même en considérant qu’elles ne seront plus utiles dans le nouveau Yoga, il rend grâce pour les anciennes réalisations qui ont permis l’union en l’esprit (Achille honore la mémoire de Patrocle).
Finalement, il accepte de considérer que le processus évolutif a nécessité cette phase de séparation. Une partie de lui-même, encore attachée aux anciens yogas, lui rend grâce (Achille accepte de rendre le corps d’Hector en l’honneur de qui des funérailles grandioses sont célébrées).
C’est à ce moment précis de la guerre qui marque également la fin de l’Iliade que commence le poème de Sri Aurobindo, Ilion. D’autres poèmes du « Cycle épique » mentionnent l’arrivée de Penthésilée, une fille d’Arès d’origine Thrace, pour lutter aux côtés des Troyens. Cette héroïne tiendra une place très importante dans Ilion.
Ilion – un poème épique en hexamètres quantitatifs
Livre Un
Le Livre du Héraut
Ilion est le nom ancien de la ville de Troie dans la mythologie.
Comme absolument tous les détails donnés dans la mythologie ont une raison d’être, nous allons d’abord nous arrêter sur la situation géographique de ce nom, son origine et sa signification symbolique. Nous ne traiterons pas le problème de la composition du poème en hexamètres quantitatifs qui constitue à lui seul un vaste sujet étranger à notre étude. Les lecteurs intéressés par ce problème de l’adaptation du vers hexamétrique à la langue anglaise pourront se référer au livre de Sri Aurobindo traitant de ce problème : Volume 26 de The complete works of Sri Aurobindo, The Future Poetry with On Quantitative Meter.
Ilion se situe dans la partie occidentale de la Turquie actuelle appelée Asie Mineure ou Anatolie « le pays du soleil levant ». C’était la province la plus Orientale de l’empire grec : elle représentait donc symboliquement les réalisations spirituelles les plus avancées tant dans l’ascension des plans de conscience que dans la purification des profondeurs de l’être et la transformation psychique.
Au temps d’Homère, cette région comportait plusieurs provinces dont la principale était la Phrygie, du grec Φρυγω : faire griller, brûler, symbole d’un ardent feu intérieur (Agni).
C’est en cette province que déjà eut lieu un premier cycle de progression qui a été décrit dans La quête de la Toison d’Or par Jason et son équipe d’Argonautes. Ceux-ci suivirent les côtes de la Mer Noire jusqu’au royaume de Colchide situé à son extrémité orientale. Ce premier cycle de yoga est surtout dirigé par le subconscient en réponse à l’aspiration du chercheur.
C’est également en cette province, beaucoup plus tard sur le chemin, que se situe le neuvième Travail d’Héraclès : le héros doit rapporter à son oncle Eurysthée La ceinture de la reine des Amazones. Cette peuplade de femmes guerrières avait sa capitale à l’embouchure du fleuve Thermodon « la chaleur (ou l’ardeur) de l’union » qui marque la phase ultime de la progression vers l’union avec le Divin (souvent appelée « vie unitive »). Comme ce sont des femmes, c’est une réalisation et non un travail. Certains auteurs les dépeignent comme des cavalières accomplies, ce qui démontre une parfaite maîtrise vitale : le chercheur est non seulement « maître en sa demeure », mais il est aussi un sage et un saint accompli. Cette réalisation ouvre les portes aux pouvoirs de la vie qui seront totalement acquis dans le travail suivant Les Troupeaux de Géryon. Dans le yoga de Sri Aurobindo, cela correspond à peu près à la fin de la transformation spirituelle qui suit la transformation psychique.
C’est dans cette « région » de la progression spirituelle que seront érigées par Héraclès les fameuses « Colonnes » qui marquent la limite que les initiés d’alors pensaient ne pas pouvoir dépasser (la transformation du mental physique). La plus ancienne mention de ces colonnes se trouve dans les œuvres de Pindare, un poète du Ve siècle avant J.-C., qui affirme qu’il n’est plus possible d’aller plus loin dans le yoga sans pour autant préciser la place de ces limites dans les travaux :
« Il n’est plus facile désormais de traverser plus avant la mer infranchissable au-delà des colonnes d’Héraclès, elles que le Héros-Dieu a posées comme témoins de la navigation la plus lointaine ; il a dompté les bêtes monstrueuses au large, et il a sondé précisément les courants des bas-fonds vaseux, et il est descendu jusqu’à obtenir la vision qui conduit au retour, et il a fait connaitre (la nature) de la terre. (Pindare, Troisième Néméenne (traduction adaptée par l’auteur). (Cf. à ce sujet l’Agenda de Mère Tome 1 p 235.) Ci-après la traduction d’Ernest Falconnet 1838 « Ne te flatte point de franchir à travers les flots d’une mer inabordable ces colonnes qu’Hercule érigea comme les témoins éclatants de sa navigation aux extrémités du monde. Ce dieu-héros avait déjà dompté les monstres de l’Océan, sondé ses abîmes et ses courants profonds, jusqu’en ces lointaines plages où le pilote trouve enfin le terme de ses fatigues et le commencement du retour ; il avait en un mot assigné à l’univers des bornes inconnues aux mortels. »
Ces auteurs affirment donc qu’un initié des temps jadis a « repéré » les courants de conscience/énergie à la racine de la vie et a même « vu » le chemin qui conduit à l’union esprit-matière, et donc à la divinisation de la matière.
Il est intéressant de s’arrêter quelques instants sur les noms des terres, étendues maritimes et détroits, lorsque, quittant l’Argolide, on s’éloigne des côtes de la Grèce pour se diriger vers cette fameuse Colchide, le lieu « de l’ouverture de la conscience à la liberté essentielle ». Cette dernière province était appelée Ééa ou Aia au temps d’Homère, « le lieu de la pleine Conscience », royaumes d’Aiétès « la vision d’ensemble » et de la magicienne Circé « la vision dans tous les détails ». Mère mentionne cette réalisation ultime du yoga ou les deux visions sont simultanées et absolues : « Le résultat de la création est une multiplication détaillée de la conscience. Quand s’uniront dans une conscience active la vision du tout et la vision de tous les détails, la création aura atteint sa perfection progressive. » (Agenda, 12-01-1972)
Tout d’abord, partant de l’Argolide, « la province des chercheurs de Vérité, de lumière et de pureté », le voyageur devait longer l’Achaïe, lieu d’une progressive capacité de « concentration ».
Argos signifie « brillant, blanc, lumineux, rapide ». Il est un autre sens « qui ne travaille pas », que nous pouvons imaginer provenir du fait que ceux qui se consacraient à la vie spirituelle « ne travaillaient pas » au sens ordinaire du terme.
Il vaut de noter qu’Achaia (αχαια) était en attique le nom de la déesse Déméter « la mère de l’union », la puissance du surmental qui veille dans le chercheur à la perfection de sa nature extérieure. Par ailleurs, Homère nommait « achéens » les habitants de la plupart des provinces formant la coalition contre Troie, ce qui laisse entrevoir l’importance qu’il donnait à la « concentration ».
Puis le voyageur doit traverser le détroit de Corinthe, ville fondée par Sisyphe, qui implique de travailler sur l’intellect pour le rendre libre des opinions et préjugés, de se former une pensée indépendante.
Puis le chercheur doit passer entre la Béotie, région symbolique de ceux qui commencent puis poursuivent le travail de purification, et l’Attique, la province de ceux qui « s’élancent impétueusement » dans le yoga.
La dernière province terrestre est l’Eubée, symbole d’une vaste incarnation, d’une base matérialiste solide. Bien sûr, les provinces environnantes donneront aussi en temps voulu des indications sur le Yoga.
Alors le chercheur peut commencer la navigation (le yoga ou sâdhanâ) et progresser à travers la mer Égée, l’Hellespont, la Propontide, le Bosphore et le Pont-Euxin. Ce périple décrit une progression dans la purification du vital, de plus en plus profondément.
Tout d’abord, la traversée de la mer Égée – nom qui provient de la chèvre, animal qui s’élance vers les hauteurs – est le symbole d’une progression de l’aspiration vers l’union avec le Divin. Vient un moment où le chercheur pénètre dans la mer de Thrace, lieu de l’ascèse ou souffle Borée, le vent du Nord.
Puis vient le premier détroit, l’Hellespont, qui marque une toute première expérience sur le chemin spirituel. Il tire son nom d’Hellé, sœur de Phrixos. Lorsque ces deux enfants, martyrisés par leur belle-mère, s’enfuirent de Grèce sur le dos d’un bélier volant à la toison et aux cornes d’or envoyé par Zeus, Hellé ne put maintenir sa prise, tomba dans la mer à cet endroit et s’y noya. Cette histoire illustre une première expérience de sensibilité lumineuse, bien avant que le chercheur ne se mette en route consciemment. La chute et la noyade d’Hellé indique aussi la limite du processus d’individuation, la réalisation d’une personnalité équilibrée et accomplie (Hellé).
L’Hellespont est aussi appelé « détroit des Dardanelles », en référence à Dardanos, le fondateur de Dardanie « les structures d’une juste évolution vers l’union ». Ce détroit illustre le fait que le yoga est « une voie étroite ». La construction de Dardanie au flanc de l’Ida, la montagne de « l’union », anticipe celle de Troie. Tros, le petit-fils de Dardanos, sera le fondateur de la ville de Troie située aux pieds de l’Ida dans la plaine. La ville prit le nom d’Ilion sous le règne d’Ilos, fils de Tros. C’est à partir de Laomédon, fils d’Ilos, que se produira le manque de consécration. L’insistance du chercheur sur les yogas des hauteurs de l’esprit dans l’optique d’une libération personnelle se fait au détriment de la progression de l’ensemble de l’humanité – c’est la lignée d’Ilos qui se développe au détriment de celle de son frère Assarakos « l’équanimité ». Ce sera seulement après la chute de Troie, lorsque la conscience mentale la plus haute prendra pour but une sincérité absolue – y compris dans le corps – que pourra reprendre la quête vers les hauteurs de l’esprit : lorsque Kapys, fils d’Assarakos « l’équanimité » s’unit à Themisté « la loi de la rectitude ou sincérité », fille d’Ilos, il engendra Anchise, père d’Énée.
Il est important de noter que Dardanos est le fils de la Pléiade Électre, ce qui indique que toute cette lignée travaille à perfectionner le positionnement dans le mental illuminé. Toutefois, des accès au mental intuitif et au surmental sont déjà présents car la chaine montagneuse de l’Ida a « ses pics hantés des dieux ».
S’étant aventuré sur la voie étroite, le chercheur aborde alors la purification du vital et les confrontations aux forces qui règnent sur ce plan : il entre dans la Propontide « pro Pontos ». Rappelons que les deux principales lignées mythologiques sont issues respectivement de Pontos et d’Ouranos, et expriment, pour la première, la croissance de la vie, et pour la seconde, la croissance de la conscience humaine mentale (au sens large). À la fin de cette purification s’ouvre le passage vers le mental lumineux, le Bosphore « qui porte la vache », la vache étant dans les Védas symbole d’illumination, de lumières issues du plan de Vérité.
Enfin, le chercheur pénètre dans les eaux profondes du vital, le Pont-Euxin « le vital très étrange, inhospitalier » dont les rivages sont peuplés par des tribus sauvages parmi lesquelles les Amazones. Selon notre interprétation, le sens habituellement donné au Pont-Euxin : « La mer hospitalière », est donc erroné. Ce yoga descendant dans les profondeurs du vital pour une purification approfondie ou « libération de la nature », il est probable que c’est cela qui lui valut le surnom de « Mer Noire ».
La ville de Troie, située en Phrygie et probablement située symboliquement sur les rivages de la Mer Noire, représente donc les structures sur lesquelles se fondent les réalisations les plus avancées des anciens yogas qui cherchaient toujours davantage d’union avec le Divin à partir du feu intérieur Agni, dans une poursuite de l’ascension des plans de conscience et un retrait du monde.
(La localisation (symbolique) de Troie sur la côte occidentale de l’Asie mineure ne nous semble pas correspondre à cette phase du yoga. Nous aurions tendance à la localiser à l’extrémité du Bosphore, sur le début des côtes de la Mer Noire ou juste avant, sur les côtes de la Propontide.)
Dans quelle mesure ces structures devront-elles être détruites pour aborder le nouveau yoga, tel est le problème examiné par Sri Aurobindo dans Ilion.
Le nom Ilion est construit autour des deux lettres structurantes Lambda (Λ) et Iota (Ι). La première, par son graphisme, indique un déploiement du Divin dans la manifestation. C’est donc un symbole de multiplicité, diversité et aussi de séparation, individuation, liberté. La seconde, Iota, indique le principe d’existence-conscience actif dans tous les plans de la manifestation. Ce mot exprime donc les structures (une ville) qui sont établies pour la libération de la conscience. Comme Ilos est un fils de Tros, il s’agit de cette libération au sommet de l’esprit. Tros, construit autour des lettres Tau et Rho, indique un juste mouvement vers les hauteurs de l’esprit. La lignée des Atrides, du nom d’Atrée, père d’Agamemnon et Ménélas qui dirigeront la coalition contre Troie, est à l’inverse un mouvement qui ne s’élance pas vers les hauteurs : a-TR.
Le Livre du Héraut
Résumé
Alors que les évènements décrits dans l’Iliade d’Homère se déroulent durant approximativement un mois (en fait une période de six jours suivie par les funérailles d’Hector douze jours après, soit dix-huit jours) durant la dernière année d’une guerre qui se poursuit depuis dix longues années – un cycle complet de maturation dans le yoga – ceux décrits dans Ilion se déroulent le tout dernier jour de la guerre. Sri Aurobindo ne s’intéresse donc dans Ilion qu’aux obstacles majeurs qui s’opposent en dernier ressort au basculement vers le nouveau cycle d’évolution, celui de la descente dans le corps.
A ce stade de la guerre, de très nombreux héros sont déjà morts de part et d’autre, indiquant soit que les mouvements correspondants sont arrivés à leur terme ou ont été abandonnés, ou encore que le chercheur ne peut plus s’appuyer sur les réalisations correspondantes. Mentionnons en particulier, le divin Hector, du côté troyen, qui incarnait le travail le plus avancé dans les hauteurs de l’esprit. Du côté achéen, citons Patrocle « les ancêtres glorieux », qui illustre les anciennes réalisations « retrouvées », mais qui ne peuvent plus être utiles. Comme le dira Mère à de nombreuses reprises, le chemin est désormais inconnu.
Dans ce premier livre, Sri Aurobindo évoque une ultime tentative de l’aventurier de la conscience de concilier les structures et les réalisations les plus avancées des anciens yogas avec une progression évolutive.
Les achéens délèguent en effet un héraut pour proposer un armistice aux Troyens qui leur permettrait de garder la tête haute, tout en rendant Hélène – c’est-à-dire en acceptant une réorientation de la vérité évolutive – ainsi qu’un trésor de guerre. L’assemblée troyenne en débattra dans les deux livres suivants pour finalement rejeter la proposition : le chercheur ne peut donc faire l’économie du combat intérieur qui devra obligatoirement conduire à oublier ou abandonner certaines réalisations passées.
Si l’on parle d’une « ultime tentative », c’est parce que le chercheur a déjà tenté à plusieurs reprises de concilier les anciens yogas avec une progression évolutive. Au Chant III de l’Iliade, Pâris-Alexandre offrit de se battre en combat singulier avec Ménélas, ce qui fut accepté par les Achéens. Cela aurait permis d’éviter de trancher.
La proposition qu’Hector transmit aux Achéens : si Ménélas était vainqueur, les Troyens garderaient Hélène et tous les trésors de son mari qu’elle avait emporté avec elle, et les Achéens repartiraient ; dans le cas inverse, les Achéens prendraient Hélène et les richesses de Ménélas et auraient droit en outre à une indemnité conséquente.
Mais à l’issue du combat, les accords ne furent pas respectés. Au chant VII, les Troyens à nouveau proposèrent de rendre les trésors de Ménélas emportés par Hélène mais les Achéens repoussèrent l’offre. Encore au chant XXIIII, Hector songea un instant à rendre Hélène aux Achéens avec de nombreux trésors. Alors que se dessine un changement radical de la direction évolutive, ces tentatives illustrent la profonde incertitude dans laquelle se trouve l’aventurier quant à la voie juste.
Sri Aurobindo prolonge donc avec Ilion le poème d’Homère l’Iliade, comme l’avait déjà fait Quintus de Smyrne, un poète des premiers siècles de l’ère chrétienne (Τα μετα τον Ομηρον, Suite d’Homère, parfois appelée Posthomériques).
Le cadre de l’action se situe après la mort d’Hector lors de l’arrivée de Penthésilée et de ses Amazones en soutien des Troyens. Cette héroïne met en déroute les Achéens, mais le poème Ilion s’interrompt avant qu’elle ne soit tuée par Achille, en accord avec la tradition. C’est donc Déiphobe « celui qui a vaincu la peur » que Sri Aurobindo présente comme le principal chef troyen (cf. Livre de l’homme d’état, vers 262). À ses côtés se tient l’amazone Penthésilée « celle qui est libre de la souffrance », symbole d’un chercheur qui, par la maîtrise et la séparation esprit-matière, se tient dans les hauteurs de la joie (elle demeure dans une contrée où le raisin s’élève aux nues). Elle incarne des réalisations figurées par les trois enfants de Tros : la libération en l’esprit (Ilos), l’équanimité (Assarakos) et la joie (Ganymède).
Héroïne majeure d’Ilion, reine ou seulement fille d’une reine des Amazones, elle est donc le symbole d’une réalisation qui, par une élimination progressive de la souffrance, révèle la nature lumineuse de l’être. Rappelons que ce peuple de femmes guerrières réside au-delà de la Propontide « le travail avancé sur le vital (Pro-Pontos) », à l’embouchure du fleuve Thermodon « le feu de l’union ». Son royaume étant situé encore plus à l’Est que Troie, Penthésilée symbolise le point le plus avancé de l’expérience spirituelle, le maximum de la réalisation sattvique, mais non le dépassement des trois guna comme nous allons le voir.
Cependant, le grand renversement du yoga a été décrété dans le supraconscient avec le transfert du flambeau évolutif. Il s’agit de progresser depuis la libération en l’esprit qui rejette l’incarnation vers un yoga de plus grande libération. La puissance qui en est le levier appartient au plan supramental, car Éos, déesse de l’aube et donc du « Nouveau », est fille d’Hypérion – le Titan qui incarne le plus haut plan des forces de création – et donc sœur d’Hélios – le soleil, symbole de la lumière supramentale. (La déesse Éos, indifférente au sort de Troie, transmit le fardeau de la Lumière et son énigme et son danger à l’Hellade). Il s’agit tout autant d’un renversement sur le plan individuel que sur celui de l’humanité dans son ensemble.
À ce stade de l’évolution du chercheur, les forces du surmental sont parfois clairement présentes à sa conscience (les dieux dévoilent leur grâce et leur puissance à la vision ou à l’ouïe des héros). Les réalisations du mental illuminé (les Troyens sont issus de la Pléiade Électre) apparaissent alors comme les sommets de la spiritualité humaine, tant en ce qui concerne le développement mental que l’ouverture psychique (le palais de Priam, vision de Laomédon et rêve de la harpe d’Apollon), l’harmonie que le pouvoir (la cité redoutable de puissance et splendide d’harmonie). Elles ont permis la libération en l’esprit et la victoire sur la peur mais ont conduit au rejet de l’incarnation (les fils de Priam ont maîtrisé la peur mais se sont éloignés de la vie et des choses humaines, aveuglés par le ciel). Rappelons en effet que Priam s’est uni à Hécube « ce qui est hors de l’incarnation ».
Sri Aurobindo poursuit l’affirmation d’Homère que le mental illuminé, une fois le yoga redressé dans une juste direction d’union esprit-matière, devra reprendre à terme la direction du yoga. Comme Homère avec l’ambassade à Troie, il affirme qu’un redressement du yoga serait possible si le mental ne s’arcboutait pas de toutes ses forces sur « sa » vérité, d’autant plus que le chercheur veut conserver les effets (ou pouvoirs) de cette réalisation (Achille ne veut pas la ruine de Troie, d’autant plus qu’il est amoureux de Polyxène ; mais les Troyens veulent garder Hélène). (Talthybios est ici le messager d’Achille et non plus celui d’Agamemnon comme chez Homère, et Anchise est fils de Bucoléon au lieu de Capys.)
Ce redressement impliquerait de rendre la primauté à l’aspiration, associée au travail dans les détails du quotidien, tout en reconnaissant l’importance de la libération en l’esprit (Achille propose d’unir l’Asie à la Grèce, les Troyens devant pour cela rendre Hélène).
Mais le chercheur, stimulé par une réalisation qui l’a libéré de la souffrance, ne veut pas abandonner la certitude qu’il est dans le chemin juste, au niveau même du surmental, malgré cet avertissement d’une autre partie de lui-même (Penthésilée se réjouit alors de pouvoir enfin affronter Achille et stimula les chefs troyens qu’elle considérait égaux aux dieux).
Cette libération a été obtenue par une longue ascèse menée en douceur et dans la joie, mais le chercheur l’a considérée à tort comme une réalisation ultime à laquelle il devait s’attacher contre vents et marées (Penthésilée a méprisé sa tâche – les travaux de la maison et le silence – seulement attirée et aveuglée par son désir personnel du combat). Cette réalisation, bien que proche de la vérité, appartient encore à la dualité (l’amazone est belle, mais belle d’une douceur amère qui se contredit). De plus, elle laisse la nature inférieure imprimer sa loi à l’âme (les monarques courtisent la populace).
Analyse détaillée
L’Aurore dans son trajet éternel qui commande le labeur des mortels,
L’Aurore initiatrice des choses, avec la nuit pour leur repos ou pour leur terme,
Pâle et les lèvres vermeilles, arrivait des brumes et de la fraîcheur glaciale de l’Euxin.
Tout comme dans Savitri (Livre 1, Chant 1, L’Aube symbolique), le poème commence par une évocation de la déesse de l’Aurore qui toujours et éternellement apporte une lumière Nouvelle, une nouvelle possibilité évolutive.
Dans la mythologie grecque, le plan le plus élevé du monde des Titans – le monde de création que nous pouvons associer au Supramental – est celui d’Hypérion « la conscience qui est au-dessus ». Ce Titan a trois enfants :
Hélios, le soleil « la lumière supramentale de Vérité » ou principe illuminateur du Supramental
Séléné, la lune, que nous comprenons comme le principe réalisateur du Supramental, le Pouvoir de Vérité, peut-être aussi comme la matière destinée à être supramentalisée.
Éos, la déesse de l’Aube, de l’Éternel Nouveau.
La déesse symbolique de l’Aube apparaît à l’Est, là où se lève le soleil, là où se manifeste la lumière Supramentale. C’est donc aussi à l’Est que se situent les réalisations évolutives les plus avancées, et donc la ville de Troie. En revanche, la coalition achéenne, bien que d’un niveau inférieur dans la progression des plans de conscience, s’appuie sur un « besoin », une puissante aspiration qui se manifeste dans toutes les parties de l’être : non seulement Agamemnon est le plus « cupide » de tous les grecs, mais il appartient aussi à la lignée de Tantale qui illustre « l’aspiration » ou « le besoin d’autre chose » jusque dans le corps (cf. le châtiment de Tantale dans l’Hadès).
Éos, la déesse de l’Aube, est le symbole de l’Éternel Nouveau. Ses quatre enfants, les grands « vents », les forces spirituelles qui assistent le chercheur – Borée, le vent du Nord « l’effort », Eurus, le vent d’Est « le renouvellement », Notos, le vent du Sud « la patience, l’endurance » et Zéphyr, le vent d’Ouest « la purification », travaillent à sa venue. Elle a toujours été présente à tous les moments où se produit une évolution, individuelle ou humaine. C’est pourquoi c’est une déesse « qui tombe constamment amoureuse ». Son amant le plus célèbre est le grand chasseur de bêtes sauvages Orion, le plus beau des mortels qui peut marcher sur les eaux, symbole du chercheur qui a réalisé la parfaite maîtrise vitale.
La lettre Ω (oméga) du nom Éos indique que c’est toujours une action tournée vers l’incarnation. Homère la nomme « la déesse aux doigts de rose », exprimant ainsi l’infinie délicatesse avec laquelle le Divin influence le changement.
Nous avons vu précédemment que l’Euxin – Pontos Euxinos, le vital inhospitalier – est le lieu des combats les plus avancés dans le yoga, dans les plans du mental corporel et du vital animal. C’est un chemin qui n’est plus tracé et qui, par sa difficulté, se rapproche des profondeurs glaciales de la mort. C’est pourquoi Sri Aurobindo parle « des brumes et de la fraîcheur glaciale de l’Euxin ». La déesse de l’Aube, la puissance évolutive, semble donc annoncer pour le yoga à venir une descente dans ces plans en vue d’une nouvelle lumière.
La terre, délivrée par le feu auroral de la vastitude étoilée et indistincte,
S’éveilla à la merveille de la vie, à sa passion et sa tristesse et sa beauté,
Soutenant tout sur sa poitrine, Mère patiente et compatissante.
Sortant de la vision sans forme de la Nuit, qui a les yeux tournés vers les choses cachées,
Livrée au regard de l’azur elle était étendue dans sa vêture verte,
Le front paré de lumière.
En sus de l’image poétique de la terre recevant la première lumière de l’aube à l’horizon, sur son front bombé, peut-être Sri Aurobindo évoque-t-il aussi la puissance qui siège au somment de la manifestation et que les Grecs nommaient « Gaia », la Force exécutrice du Divin qui se manifeste sous l’aspect de Nature. Unie à l’Esprit – Ouranos – elle enfante les puissances de création ou Titans. (Cf. planche 1).
Peut-être aussi annonce-t-il un nouvel éveil de la matière corporelle qui soutient en nous l’évolution des autres plans de conscience avec patience et endurance, à partir d’une conscience mentale illuminée (Le front paré de lumière).
Imposante et muette sous le rayon auroral,
Avec ses pics hantés des dieux, l’Ida montait resplendissante de miroitements diamantés, 10
L’Ida première des montagnes, avec les chaînes silencieuses au-delà,
Le regard fixé sur l’aurore en leur compagnie géante, comme depuis le début des âges
Elles la fixaient du regard, étayant le Temps sur leurs cimes.
La Troade, frileuse sur sa plaine, attendait la grâce de la clarté solaire.
La mythologie grecque comporte plusieurs montagnes symboliques qu’il y a lieu de distinguer.
Parmi les principales, mentionnons tout d’abord les pics du Caucase, situées au Nord-Est de la Mer noire. Ce sont probablement les plus lointaines montagnes auxquelles les anciens grecs pouvaient faire référence pour le commun des grecs dans la logique de la prolongation du royaume d’Aiétès et de Circé. C’est là qu’est enchaîné Prométhée. Fils d’un Titan, il a même rang que les dieux. Il représente l’effort de consécration soumis aux cycles du vital et du mental. Ce n’est qu’après la libération mentale et vitale qui permet de sortir de l’influence des cycles – et donc la fin de tout doute et de toute peur – qu’il pourra être libéré. (Cf. l’histoire de Prométhée : enchaîné par Zeus sur le Causase, l’Aigle du dieu lui dévore le foie le jour et celui-ci se reconstitue durant la nuit. Cela illustre l’alternance des phases de séparation et d’union, principalement dans le mental. L’Aigle de Zeus sera tué par Héraclès lors de l’un des deux derniers travaux, c’est-à-dire lorsque le chercheur a découvert les secrets qui « empêchent l’accès à l’immortalité » (Le chien Cerbère) ou lorsqu’il devient un « connaissant » absolu, un omniscient (Les Pommes du jardin des Hespérides).
Il y a bien sûr l’Olympe, la plus haute montagne de Grèce (2917m) figurant le plus haut du mental, le Surmental, où résident les dieux. Le dernier dieu arrivé sur l’Olympe est Hermès qui représente le plan du surmental, en tant que fils de la dernière Pléiade, Maya. Les jeux Olympiques sont donc célébrés en l’honneur de ceux qui sont parvenus au surmental, à la libération en l’Esprit ou réalisation du Soi. Le nom lui-même semble être construit autour de la lettre Lambda Λ « la libération » avec le suffixe mpos de localisation. Ces jeux furent instaurés par Héraclès de l’Ida (mont de l’Union), commémorant la fin des travaux, c’est-à-dire la fin du yoga personnel par l’Union avec l’Absolu, la fin des phases de transformation psychique et spirituelle. C’était les quatrièmes célébrés en Grèce ancienne. Ils étaient précédés par les jeux Isthmiques institués par Sisyphe (« ceux qui s’élancent sur le chemin »), les jeux Néméens fondés lors de la première guerre de Thèbes et dont Héraclès accrut la célébrité lors de sa victoire sur le lion de Némée (ceux qui commencent le travail de purification et à la fin parviennent à en vue de la mort de l’ego) et les jeux Pythiques établis en l’honneur d’Apollon qui, à peine né, tua le serpent Python, symbole du « processus de décomposition » (le premier contact conscient avec le psychique ou lorsque celui-ci prend la direction de l’être).
Il y a enfin l’Ida qui domine la plaine de Troie. La lettre structurante de ce nom (Δ Delta) indique l’union, celle en l’Esprit, au niveau du surmental car l’Ida a « ses pics hantés des dieux ». Mais le nom vient probablement du verbe signifiant « voir », et donc l’Ida serait la montagne des « voyants ». Lors des derniers jours de la guerre, les dieux descendront se mêler au combat, parfois reconnus par les héros : le chercheur devient alors le théâtre d’un affrontement de différentes forces du surmental qu’il peut parfois discerner en lui.
Bien sûr, il ne s’agit pas de nier la valeur de cette réalisation car l’Ida est resplendissante de miroitements diamantés. Cette montagne représente l’accomplissement ultime des anciens yogas dans l’Union avec le Divin (l’Ida première des montagnes), accompagné d’autres très grandes réalisations de grand silence résultant de la réalisation de l’égalité dans l’être (avec les chaînes silencieuses au-delà). Depuis le début des temps, les hommes les plus avancés ont toujours contemplé en silence ce que l’Aube apportait de Nouveau (comme depuis le début des âges, elles la fixaient du regard), bien au-delà de l’échelle de temps de la vie humaine (étayant (portant au-delà) le Temps sur leurs cimes). L’aventurier de la conscience, une fois de plus dans l’évolution, attendait la grâce d’une nouvelle intervention de la manifestation évolutive supramentale (La Troade, frileuse sur sa plaine, attendait la grâce de la clarté solaire).
Comme un espoir à jamais seul chemine à travers un rêve émeraude,
Se coulant vers l’ample étendue plus loin, là glissait le Simoïs languissant en ses courants,
Conduisant son fil argenté parmi la verdoyance des roseaux et des herbes.
La tête la première, ne pouvant pas souffrir l’Espace et ses limites, le Temps et sa lenteur,
Le Xanthe tonitruant se ruait vers les eaux houleuses dans le lointain,
Joignant son appel au rugissement à mille voix de la puissante Egée, 20
Répondant au cri illimité de la Mer océane comme un lionceau à sa mère.
Dans la mythologie, les fleuves sont des courants de conscience-énergie, tous enfants du Titan Océanos, qui participent de l’élargissement de la conscience humaine, non par l’ascension dans les hauteurs de l’esprit mais par l’intégration : évolution de la concentration (Inachos), de égalité (Pènée), etc.
Le Xanthe et le Simoïs sont les deux fleuves qui coulent dans la plaine de Troie et selon l’Iliade, s’y rejoignent.
Ils représentent deux courants de conscience-énergie en quelque sorte opposés, d’un côté celui de la puissance qui s’élance impétueusement pour briser les limites, de l’autre celui de la Nature qui prend son temps et semble paresser en d’infinis méandres.
Dans l’Iliade, Homère précise que le fleuve que les dieux nomment le Xanthe (Xanthos) « jaune, blond roux ou rouge doré » est appelé par les hommes Scamandre « l’homme à gauche ». C’est-à-dire que ce courant de conscience-énergie qui supporte un travail de yoga précis, est vu de façon différente selon qu’il est considéré du point de vue du surmental ou de l’intellect.
Le nom Xanthos est non seulement celui de ce fleuve de Troade, mais aussi celui d’un des chevaux immortels d’Achille, d’un cheval mortel d’Hector et de quelques autres personnages secondaires.
Les sources du Scamandre sont décrites par Homère au chapitre suivant : « Au-delà du figuier sont les deux fontaines d’où jaillissent les eaux du Scamandre aux tourbillons d’argent. De l’une coule une onde tiède et une fumée s’en élève comme d’un feu ardent. De l’autre, en plein été, sort un flot pareil à la grêle, à la neige froide, à l’eau congelée. »
Le Scamandre agit donc par l’intermédiaire de deux mouvements totalement opposés, que l’on peut associer à la fusion et à la séparation (de l’un s’élève une fumée comme d’un feu ardent, de l’autre une eau glacée).
Avec les lettres structurantes, Ξ+ΝΘ, le nom Xanthos « jaune doré » exprime une évolution intérieure en vue de l’identité haut/bas, esprit/matière. Au niveau du surmental, le plan des dieux, on voit que cela est perçu comme une force tendant vers l’unité supramentale, donc d’une couleur jaune-dorée. Le Xanthe est donc un courant de conscience qui tend vers l’immortalité telle que la décrit la Gîta, c’est-à-dire « une suprême perfection, une identification en loi d’être et en nature avec le Suprême, tout en continuant encore à exister, conscient du mouvement universel, mais au-dessus de ce mouvement » (Le Yoga de la Bhagavad Gîta, p 270).
D’un point de vue inférieur, de « l’homme à gauche », du cerveau gauche qui traite les informations de façon linéaire, logique, et qui sépare pour distinguer, seule est perçue la composante séparatrice. Le Scamandre est alors la puissance qui conduit l’homme à aspirer à une immersion totale et définitive dans l’existence infinie unique.
Symboliquement, le Scamandre peut aussi représenter l’ensemble des deux courants de conscience-énergie qui animent la structure de l’arbre des Sephiroth (« le fleuve aux tourbillons d’argent ») et sont figurés par les deux serpents du Caducée. Ces courants soutiennent le monde des formes et assurent le lien entre l’Esprit et la Matière. Dans le corps, ils empruntent les canaux nommés Ida et Pingala et sont souvent représentés dans le Caducée par les couleurs opposées noire et blanche.
Ce sont deux courants de nature opposée, traduisant les forces fondamentales de fusion/fission, éloignement/rapprochement, fusion/séparation, etc. L’un conduit vers l’individuation et l’éloignement de l’Absolu, l’autre vers la fusion ardente avec le Divin. Tous deux sont nécessaires au mouvement du Devenir. Ils prennent leur source dans « les deux fontaines » qui alimentent de leurs eaux le monde des formes, au point où se rencontrent la tête des deux serpents. Elles sont situées « au-delà du figuier », l’arbre de la Connaissance suprême, de la Vacuité où celle-ci prend sa source, ou encore de l’Unité en laquelle tout se rassemble (Sans doute ce fruit a-t-il été pris pour symbole en raison des nombreux pépins de la figue qui donnent l’impression, en coupe, d’être tous reliés comme les éléments d’une unité) : c’est le niveau de la Sephira occulte Daat. (Il ne s’agit ici que de l’arbre du mental et du monde des formes, car selon Homère, le Xanthe est fils de Zeus).
Si ces courants maintiennent la création en équilibre, leur influence sur certains plans se renforce toutefois selon des cycles cosmiques que les hommes ignorent, car ils ne perçoivent que l’énergie dans laquelle ils sont immergés de façon prépondérante. Durant le cycle mental d’individuation dans laquelle est plongée l’humanité (selon l’auteur depuis treize mille ans), les hommes ne ressentent clairement que l’influence séparatrice, celle du côté gauche (du cerveau gauche logique, le Scamandre « l’homme qui perçoit par la gauche »). Les dieux qui ont une vision plus haute, connaissent l’ensemble du cycle et sa raison dans l’évolution.
L’autre fleuve, le Simoïs, serait davantage lié à la conscience de la Nature qui prend son temps afin que rien ne reste en arrière « là glissait le Simoïs languissant en ses courants ». Le sens du nom par son étymologie est indéchiffrable pour nous.
Sri Aurobindo associe le Scamandre à la volonté fondamentale de liberté, à l’aspiration à briser les limites :
La tête la première, ne pouvant pas souffrir l’Espace et ses limites, le Temps et sa lenteur, le Xanthe tonitruant se ruait vers les eaux houleuses dans le lointain
Cette aspiration évolutive rejoint celle qui a mis le chercheur en chemin, celui qui s’est élancé vers les hauteurs, vers « l’élargissement indéfini de la conscience » (Océanos) (Joignant son appel au rugissement à mille voix de la puissante Egée, répondant au cri illimité de la Mer océane comme un lionceau à sa mère.)
Les forêts levaient les yeux de leurs éclaircies, les ravins devenaient conscients
de leurs ombres.
Se rapprochant insensiblement étincelaient les pieds dorés de la déesse.
Déployant par-dessus les monts et promontoires sa vêture de splendeur,
Fatidique elle venait, regardant toutes choses de ses yeux impartiaux,
Porteuse pour l’homme du jour de sa fortune et du jour de sa chute.
Tandis que l’aventurier est de plus en plus capable d’affronter la vision du Réel nu, il a une perception de plus en plus nette d’un tournant évolutif issu du supramental et tourné vers la matière (les pieds dorés). La Force qui se manifeste est une Force divine, issue de régions situées bien au-delà de la capacité de compréhension de l’humanité. Entre ses mains, l’homme n’est qu’un jouet.
Pleine de sa mission lumineuse, indifférente au soir prochain et à ses larmes,
Fatidique elle s’arrêta, impassible, au-dessus de la grandeur mystérieuse d’Ilion,
Avec ses édifices qui ressemblaient aux pointes chatoyantes des flammes
cristallines du matin
Et la ligne rythmique et opaline des faîtes de ses tours, notes de la lyre du dieu solaire. 30
Les structures du yoga qui soutiennent les réalisations de l’aventurier expérimentant les plans supérieurs du mental – mental illuminé, mental intuitif et surmental – sont comme des pointes de lumière cristalline. Et les structures les plus avancées se développent selon un grand rythme cosmique, expressions de l’harmonie de la lumière psychique (Apollon). (Il y a ici une incertitude : la lyre est un attribut d’Apollon, qui dans la guerre se range du côté des Troyens. Hélios – le soleil, la lumière supramentale – n’est pas habituellement dépeint avec une lyre. Un peu plus loin, il est fait mention des « troupeaux dorés du dieu solaire » qui semblent concerner davantage Hélios du fait de leur couleur dorée.)
Surplombant de haut tout ce qu’une nation avait bâti et son amour et son rire,
Eclairant pour la dernière fois les grand-rues et les foyers, les marchés et les temples,
Regardant les hommes qui devaient mourir et les femmes destinées à l’affliction,
Regardant la beauté que devaient abattre le feu et la faucille du massacre,
Fatidique elle éleva le rouleau du Jugement rouge de l’écriture des Immortels,
Dans la profondeur de l’air invisible dont les replis enveloppent la race et ses lendemains
Le fixa, et passa, souriant du sourire de ceux qui sont sans chagrin et sans mort, —
De mort distributeurs bien qu’ignorant la mort, qui le matin
Sèment la graine de l’événement pour que la moisson soit prête à la tombée de la nuit.
La force évolutive qui s’apprête à entrer en action (et dont l’aventurier est conscient) contemple depuis les hauteurs du plan divin les réalisations des anciens yogas (Cléopâtre « les célèbres anciens » est sœur d’Ilos, grand-père de Priam) , ainsi que ce qui a été réalisé dans la progression de l’amour (Anchise, petit-fils d’Assarakos « l’égalité » s’est uni à Aphrodite), et dans celle de la joie (Ganymède « celui qui a pour dessein la joie », l’échanson des dieux, auquel le rire fait référence). L’aventurier sait que le Nouveau qui s’apprête à se manifester demande l’abandon de bien des formes passées (les grand-rues et les foyers, les marchés et les temples), de bien des sâdhanâ passées (les hommes qui devaient mourir) et de bien des réalisations et buts de yoga (les femmes destinées à l’affliction).
Tout cela a été vrai en son temps (la beauté est vérité) mais doit maintenant céder la place sous l’effet d’une volonté intransigeante (la beauté que devaient abattre le feu et la faucille du massacre).
Le plan Divin, ignoré des hommes, est incontournable (l’air invisible dont les replis enveloppent la race et ses lendemains).
Ce qui a été semé au commencement d’un cycle évolutif voit maintenant son mûrissement. Car dans la graine est contenu l’arbre, et dans le tout premier moment de chaque mouvement est contenu tout son développement (ceux qui sont sans chagrin et sans mort … sèment la graine de l’événement pour que la moisson soit prête à la tombée de la nuit.) De même, on peut voir dans l’action et l’œuvre de Sri Aurobindo le développement humain pour les millénaires à venir.
Par-dessus l’attente des plaines et la transe millénaire des sommets, 40
Sortant du soleil et de ses espaces elle arriva, s’arrêtant tranquille et fatale,
Et suivie à distance par les troupeaux dorés du dieu solaire,
Transmit le fardeau de la Lumière et son énigme et son danger à l’Hellade.
Le premier vers peut indiquer « l’attente » du commun des mortels des paradis promis par les différents envoyés divins et les réalisations de ses initiés vers les royaumes de l’esprit, obtenues uniquement par la transe, depuis des millénaires.
La déesse-force qui apporte le Nouveau vient du monde supramental et apporte dans son sillage, pour les millénaires à venir, les pouvoirs et capacités liés à ce plan, les troupeaux dorés du dieu solaire.
Ouvrir les chemins évolutifs, marcher en avant de l’humanité est toujours un dur labeur et une avancée dans l’inconnu. Le fardeau qu’ont porté les êtres les plus avancés, les libérés vivants des derniers millénaires, sont ici en quelque sorte remerciés pour leur travail tandis que le fardeau de l’évolution, le mystère des voies divines et le danger pour soi-même que représente toute percée évolutive est transmis à d’autres, à une autre partie de l’être de l’aventurier.
Quand la Vie, comme un char divin le long des rues d’or de l’éther,
File avec rapidité, changeant invisiblement la courbe du trajet de l’âme.
Et que, alourdi du choix survenu ou du destin appelé puis enduré par l’homme,
Le moment avance, poussant le passé vers le futur,
Seuls son visage et ses pieds sont visibles, non la charge qu’il transporte.
Nous portons le poids de l’événement et de sa surface, mais le sens en est caché,
La terre ne voit pas ; le vacarme de la vie assourdit l’oreille de l’esprit : 50
L’homme ne sait pas ; et celui qui sait le moins est le messager choisi pour la sommation.
L’homme n’écoute que la voix de ses pensées, le chuchotement ignorant de son cœur,
Le sifflement des vents à travers le faîte des arbres du Temps, et le bruissement
de la Nature.
Non seulement du fait de la pression de la vie, mais aussi en raison de ses choix et de ses puissants désirs dont il doit endurer les conséquences, les uns et les autres résultant de son ignorance, l’homme modifie à son insu les choix plus profonds de son âme, le trajet que celle-ci s’était fixé avant l’incarnation. Il n’est alors conscient que de l’expression extérieure des évènements (le visage du moment) et de leur impact dans la matière (ses pieds), non ce dont ils sont porteurs en vérité. Au niveau de l’ensemble, des grands mouvements terrestres, nous endurons sans comprendre : l’humanité ne saisit pas leur sens dans l’évolution (la terre ne voit pas). De même, au niveau individuel, l’homme est emporté par ses émotions et ses pensées, ainsi que par des perceptions lointaines et incertaines : il est inconscient, il ne « sait » pas, car il n’est plus attentif à la voix qui chuchote à l’intérieur. (Ou encore : nous ignorons le sens des évènements, aussi bien d’un point de vue matériel (la terre ne voit pas) que d’un point de vue spirituel (le vacarme de la vie assourdit l’oreille de l’esprit : l’homme ne sait pas).
Et c’est la partie la plus inconsciente qui porte l’ultime tentative de conciliation pour des choses inconciliables. Car si elle était consciente, elle verrait que cette tentative n’est pas en accord avec la vérité évolutive (celui qui sait le moins est le messager choisi pour la sommation).
Le messager aussi se hâtait à présent, conduisant le char de sa mission :
Il avait appelé ses coursiers quand l’aurore n’était qu’une lueur à l’est.
Encore mal réveillés dans les tourelles de lumière, les guetteurs du matin sursautèrent
Au grincement des roues et au trépignement exultant des sabots,
Sabots des chevaux de la Grèce galopant vers Troie la Phrygienne,
Ils passèrent fièrement, en le piétinant, le Xanthe, bravant l’écume de sa colère ;
Hennissant en force comme de mépris, ils franchirent les courants emmêlés du Simoïs, 60
Jumeau du Xanthe, ceint de roseaux, rivière douce et paresseuse.
Seul et sans armes, le conducteur du char ; ses cheveux blanchissaient, il était racorni,
Usé par ses décades. A Pergame avec son enceinte d’une puissance cyclopéenne
Vieux et seul, insignifiant, il arriva, lui le plus faible des mortels,
Portant entre ses mains impuissantes le Destin, et la ruine d’un empire.
Dans cette dernière tentative de conciliation de l’ancien et du nouveau, l’aventurier s’était préparé et avait mobilisé ses énergies dès qu’il avait senti que des forces nouvelles allaient se manifester sur la terre. Ces énergies étaient celles de la coalition achéenne conduite par Agamemnon, celles du pouvoir de concentration et de l’aspiration.
A ce moment du Yoga, l’aventurier ignore le mouvement du Devenir qui jusque-là soutenait l’évolution vers les hauteurs de l’esprit : aussi il « piétine » le Xanthe. Il n’a pas envie non plus d’attendre que l’évolution se produise avec la lenteur infinie de la Nature, aussi peut-il « mépriser » le Simoïs, l’autre de ces deux fleuves dont nous avons parlé précédemment.
La partie de la conscience de l’aventurier qui tente la conciliation est positionnée au-delà de la dualité : le messager est sans armes. Si nous nous référons au paragraphe précédent, il représente la partie qui est la moins consciente du nouveau chemin, probablement toujours pour cette même raison que le meilleur de l’ancien est toujours le plus grand obstacle au Nouveau. Ce qui dans l’être de l’aventurier porte la tentative de conciliation existe depuis longtemps (ses cheveux blanchissaient, il était racorni, usé par ses décades). Mais cette partie n’a aucun pouvoir sur les forces qui préparent le basculement (il porte « entre ses mains impuissantes le Destin, et la ruine d’un empire).
Pergame est le nom de la citadelle de Troie, c’est-à-dire la partie fortifiée de la ville. Ce nom peut signifier aussi « ce qui réalise l’union au-dessus », c’est-à-dire dans les hauteurs de l’esprit. Rappelons que ces fortifications avaient été édifiées par Apollon et Poséidon – respectivement dieux de la lumière psychique et du subconscient – qui étaient venus en aide à Laomédon. C’est-à-dire que les puissantes bases et protections des anciens yogas avaient été élaborées par l’aventurier en contact avec les forces régissant la lumière psychique et le subconscient au niveau surmental.
Les Cyclopes sont des géants d’apparence humaine dotés d’un seul œil au milieu du front, symbole d’une vision élargie et non duelle. Leur nom signifie « vision sphérique » et inclut donc une idée de totalité. Il y a dans la mythologie plusieurs niveaux de ce pouvoir de vision élargie. Le plus haut est représenté par les Cyclopes fils de Gaia et d’Ouranos et donc frères des Titans. Ils représentent l’Omniscience de l’Absolu (leurs frères les Hécatonchires ou Cent-bras étant Son Omnipotence et son Omniprésence).
A un niveau inférieur, le Cyclope le plus connu est celui que dut affronter Ulysse, Polyphème. Son nom signifie « celui qui rend manifeste ou perceptible beaucoup de choses ». C’est un fils de Poséidon, le dieu qui gouverne le subconscient.
Sri Aurobindo, mentionnant l’enceinte de Pergame « d’une puissance cyclopéenne », nous dit que ce qui constitue les très grandes « protections » des anciens yogas ont été élaborées par des êtres qui non seulement avaient réalisé la transformation psychique (l’aide d’Apollon) mais aussi avaient développé un grand pouvoir de vision.
Au repos, la tête dressée, Ilion le vit arriver de la mer et des ténèbres.
Audible au milieu des faibles et lents mouvements de vie de la cité endormie,
Un pas de course s’approcha rapidement, et le cri de la sommation
Vint battre autour des portes gardant les édifices de la splendeur de Priam.
« Gardiens chargés de la nuit, vous qui vous tenez à la grande porte de Laomédon, 70
Eveillez les rois iliaques. Talthybios, héraut d’Argos,
Se tient pour parlementer devant les portails de Troie dans la grisaille de l’aube. »
Le premier vers de ce passage caractérise un chercheur qui est un « éveillé » et se maintient dans un état de parfaite détente, donc d’équanimité. Sa conscience est en permanence en alerte, « la tête dressée », tandis que tout son corps est détendu mais parfaitement présent, prêt à bondir s’il le faut. C’est donc un état totalement opposé à l’endormissement. Le mot anglais traduit ici par « au repos » est « couchant », un terme utilisé en héraldique. En français, le terme utilisé est « rampant ».
Cet « éveillé » devient conscient d’un mouvement qui est issu des profondeurs du subconscient et des ténèbres de l’inconscient (Ilion le vit arriver de la mer et des ténèbres) mais qui est tout de même perceptible à la conscience malgré son peu de participation au monde extérieur et donc son éloignement de celui-ci (Audible au milieu des faibles et lents mouvements de vie de la cité endormie). Ce mouvement à peine perceptible au début se transforme rapidement en un pressant questionnement intérieur (le cri de la sommation). Il se manifeste dans l’aventurier, aux endroits de la conscience restés ouverts au monde, à une conscience plus vaste (les portes des remparts de la cité), en particulier à l’endroit qui a été l’objet d’un manque de consécration, de don de soi (la grande porte de Laomédon). Cet appel intérieur demande que soient questionnés les principaux mouvements et les réalisations du yoga qui ont conduit à cet état de fait, au constat d’impossibilité de rendre la matière divine (Eveillez les rois iliaques).
Nous savons peu de choses sur Talthybios sinon qu’il est dans la mythologie le héraut d’Agamemnon, c’est-à-dire l’expression extérieure d’une très puissante aspiration à la Connaissance. Ici, il est présenté en tant qu’héraut d’Argos, des aventuriers qui cherchent la lumière.
Son nom est complexe à déchiffrer. Il pourrait être une association de ce qui représente la « force » (bi βι) et l’être intérieur (θ), associé à la racine tala (qui supporte, qui endure), car l’une des formes anciennes de son nom semble être Talethobios (ταλεθοβιος). Il serait alors le symbole de « la force intérieure qui supporte, qui endure ». Héraut d’Agamemnon, il parle au nom de l’aspiration la plus forte en l’être. Il pourrait alors être le symbole de l’endurance dans l’aspiration de la volonté-intelligente vers plus de sagesse (Agamemnon unie à Clytemnestre).
Sri Aurobindo précise qu’à ce moment du yoga, le nouveau qui se profile est encore indistinct (la grisaille de l’aube).
Perçant, insistant fut l’appel. Dans la pénombre et le silence de sa chambre,
Conduit loin en char dans ses rêves au milieu de visions de gloire et de terreur,
Scènes d’un monde plus intense, – ce monde, une fois brouillé et déformé dans les cellules du cerveau,
Est vague et inconséquent, mais là il est riche en couleur, en beauté et en grandeur,-Soudain tiré par la tension de ce fil conscient qu’est le lien terrestre
Et averti par son corps des exigences du Temps et du dur travail à lui assigné dans l’impermanence,
Déiphobos, rejoint dans ce lointain splendide,
Touché par l’intermédiaire des trajets nerveux de la vie branchés sur le cerveau du rêveur, 80
Entendit l’appel terrestre, et le sommeil effarouché recula
Glissant comme la rosée de la crinière d’un lion.
L’aventurier ne peut échapper à la question car l’appel intérieur lié à son incarnation est puissant et insistant. Il est « tiré » hors des mondes de la conscience que son esprit va explorer, aussi bien les mondes de la lumière que ceux des ténèbres. Ces mondes où il est emmené (Conduit loin en char) sont plus vrais (beauté), plus variés (riche en couleur) et ont plus de grandeur là où l’aventurier les expérimente que ce que le cerveau peut en traduire à l’état de veille. Leurs influences ne sont plus alors perceptibles (ce monde, une fois brouillé et déformé dans les cellules du cerveau, est vague et inconséquent). Dans l’Agenda, Mère mentionne parfois ces mondes de terreur qu’elle doit affronter dans sa conscience et l’intrépidité et le manque absolu de peur qui est alors nécessaire.
Il s’agit ici probablement de transes car ce qui est connu en ésotérisme comme la « corde d’argent » rappelle l’aventurier dans sa réalité corporelle (Soudain tiré par la tension de ce fil conscient qu’est le lien terrestre). C’est sa nature corporelle qui le rappelle aux besoins impérieux de l’évolution (les exigences du Temps) et à la tâche qui lui a été assignée dans cette incarnation, dans cette vie terrestre soumise à l’impermanence. Lorsque les nerfs, supports de la conscience mentale, transmettent à la conscience la perception du corps (Touché par l’intermédiaire des trajets nerveux de la vie branchés sur le cerveau du rêveur), l’aventurier sort de la transe dont il est coutumier.
Déiphobos « celui qui vainc la peur » est un prince troyen, fils de Priam (Le nom français est Déiphobe mais nous conservons ici les mots utilisés dans la traduction par Raymond Thépot). A un endroit, il est nommé « divin Déiphobos » dans l’Iliade, c’est-à-dire représentant un état de non-dualité. C’est le frère préféré d’Hector, le leader troyen dans la conquête de l’esprit.
Ce qui est donc interpellé ou éveillé en premier dans ce questionnement, c’est la partie de l’aventurier qui travaille sur la peur. À ce stade d’avancement dans le yoga, l’aventurier est libéré de la peur du moins des peurs mentales et vitales – celles symbolisées par la Gorgone vaincue par Persée, l’ancêtre d’Héraclès -, mais les peurs cellulaires ne sont pas vaincues. Mère à la fois évoque dans l’Agenda l’absolue nécessité d’être sans peur pour s’aventurer dans les mondes où l’on accède par la transe, mais les très fortes angoisses qu’elle expérimenta au niveau de la conscience cellulaire.
A contre-cœur il s’en revint
De la lumière des domaines d’outre-mort, des royaumes merveilleux
Où il avait vagabondé, âme parmi les âmes, dans les régions qui sont delà notre portée,
Affranchi du labeur et de l’incertitude, et de la lutte, et du danger.
Maintenant, par force, il s’en retournait, quittant le répit accordé à ceux qui sont
nés dans le temps,
Appelé vers le conflit et les blessures de la terre, appelé vers le fardeau
de la lumière du jour.
Sur la couche sculptée il dressa sa stature de géant.
Eperonné par la hâte il baigna ses yeux et recouvra les souvenirs de la terre,
éperonné par la hâte,
Ayant revêtu habits et armure il traversa à grands pas la ville de ses pères 90
Dont les dieux l’observaient en route vers son destin, en direction des portails de Pergame.
L’aventurier dans ses transes explore des mondes merveilleux où résident les âmes, les êtres psychiques. Ce sont des plans de lumière, par-delà la naissance et la mort. Là, il n’y a plus d’effort à faire, tout est connu sans le moindre doute possible, il n’y a plus de dualité donc plus de lutte, et même les forces hostiles sont perçues comme faisant partie du plan divin (Affranchi du labeur et de l’incertitude, et de la lutte, et du danger).
Il sort donc de sa transe « à contre-cœur », car le monde réel a beaucoup moins d’attrait, étant un monde de dualité marqué par les conflits et la souffrance.
Le mouvement intérieur se produit avec une conscience-témoin issue du surmental car « les dieux l’observaient en route vers son destin ». Les dieux appartiennent en effet aux plus hauts niveaux du plan de formation, le surmental. Le monde de création est, au-dessus des dieux, celui des Titans.
Neuf longues années avaient passé et à présent la dixième s’achevait péniblement,
Années du courroux des dieux, et l’assiégeant encore menaçait les remparts,
Depuis que par un matin tranquille les vaisseaux étaient arrivés après avoir passé Ténédos
Et que le premier Argien avait été abattu au moment où il sautait d’un bond sur les plages phrygiennes ;
Les assaillants attaquaient encore, les défenseurs obstinés de même les repoussaient.
Dans la mythologie, il y a plusieurs notations symboliques de la durée des phases de progression dans le yoga. Aucune, bien évidemment, ne correspond à une durée réelle. Dix années correspondent à une totalité d’expression, le temps que la progression nécessaire soit vécue et réalisée sous tous ses aspects. Par exemple, dans le travail de purification-libération, il fallut dix années à Héraclès pour terminer les douze travaux, ou encore la guerre des Épigones eut lieu dix ans après la guerre des Sept contre Thèbes. L’autre façon de noter est la « génération » : ainsi, par exemple, la quête de Jason pour la Toison d’Or eut lieu près de trois générations avant la guerre de Troie, et la chasse au Sanglier de Calydon une génération avant la guerre des Sept contre Thèbes.
Nous sommes donc ici dans les tous derniers moments de cette phase du yoga durant laquelle les forces du surmental tirent chacune de leur côté, chacune seulement préoccupée de sa pleine expression, entraînant à leur suite différentes parties de l’être. Sri Aurobindo nous dit en effet que toutes les forces dans la création ont un droit égal à poursuivre jusqu’au bout leur ligne directrice, ce pour quoi elles ont été manifestées.
En fait, ces puissances du surmental supportent chacune une forme particulière de yôga : celui de la connaissance qui aspire à une immersion totale et définitive dans l’existence infinie unique, celui de la dévotion et de l’adoration qui aspire à demeurer dans le Divin, celui des œuvres qui aspire à l’unité de nature et de puissance d’être (Cf. Le Yoga de la Bhagavad Gîta, Chant XII, commentaires de la première strophe).
Ainsi, le camp achéen est soutenu par Héra, « le mouvement d’évolution juste » (selon l’ordre divin), par Athéna « le maître intérieur pour la croissance de l’intelligence discernante », émanation de l’intelligence divine qui aide à l’évolution de l’être par les combats du yoga, ainsi que par Héphaïstos, le dieu qui forge les formes nouvelles.
Même si Poséidon, le dieu du subconscient, semble bien souvent mettre des obstacles sur le chemin, ce ne sont que des leviers de l’évolution juste. Tant que la volonté évolutive est tournée vers les hauteurs de l’esprit, Poséidon semble offrir son soutien aux Troyens. Rappelons en effet qu’il a aidé Laomédon lors de la construction des murailles de Troie. Mais lorsque la dernière année de guerre fut bien entamée, il prit pitié des Achéens et se plaça définitivement de leur côté.
Hermès enfin, le dieu de la Connaissance surmentale la plus haute, soutient aussi les Achéens bien qu’il n’intervienne pas au début du conflit. Représentant le plan le plus élevé du mental, il doit nécessairement faire la jonction avec le supramental, et donc intervenir à la fin du conflit pour opérer le retournement définitif. Toutefois, son but étant l’unité, sans exclusion aucune, il sera compatissant avec les Troyens. En particulier, il aidera Priam à solliciter la clémence d’Achille.
En soutien au camp troyen, on voit tout d’abord Aphrodite, chez Homère fille de Zeus et Dioné, symbole de l’amour en évolution. Elle sera obligée de quitter le champ de bataille après avoir été violemment défaite par Athéna, car Sri Aurobindo nous dit que l’Amour ne peut être réalisé sur la terre tant que n’est pas établi le règne de la Vérité.
Arès, le dieu qui détruit les formes périmées, semble au départ indifférent. Puis il fait la promesse aux déesses Héra et Athéna de soutenir le camp achéen, mais la rompt bientôt en se rangeant au côté de son amante Aphrodite.
Le nom Arès est construit autour de la lettre Rho (Ρ) qui est une lettre double. Arès est donc tout à la fois une force qui « tranche », mais aussi celle qui « maintient » lorsque le temps n’est pas encore venu. C’est pourquoi, même s’il promet de soutenir le juste mouvement évolutif (le camp achéen), il se range quand même du côté troyen – celui de son amante Aphrodite – et soutient dans un premier temps le parti de ceux qui séparent l’esprit de la matière. Blessé par Diomède dans les derniers temps de la guerre, il devra se retirer du combat, permettant que s’opère le renversement final.
Les Troyens reçoivent aussi le soutien de Léto et de ses deux enfants, Apollon et Artémis, que nous avons associé à la croissance de l’être psychique. Cela peut se comprendre si l’on considère que ce sont des forces en évolution qui agissent pour insuffler l’exactitude, le juste, dans les pensées, les paroles et les actes. Elles doivent donc être présentes jusqu’à l’achèvement du mouvement divin, celui qui est décrété par Zeus. En effet, la perception du juste liée au psychique – juste pensée, juste sentiment, juste action -, se manifeste dans le cadre de cycles ou mouvements plus vastes d’évolution de l’humanité qui suivent leur propre développement ou loi d’action jusqu’au bout. Ce qui est juste en un temps peut ne plus l’être dans la phase suivante. C’est pourquoi Apollon sera le dernier à quitter Troie.
Durant cette phase du yoga, les forces correspondantes du surmental sont donc opposées les unes aux autres dans leur mouvement, ce que le chercheur ressent comme un violent tiraillement intérieur : ce sont donc des « Années du courroux des dieux ».
Cette phase du yoga a commencé alors que l’aventurier vivait une période encore très tranquille du Yoga, même si la guerre se préparait.
Pour que le conflit puisse avoir lieu et se résoudre, il faut que les forces en présence soient sur le même terrain, en l’occurrence devant Troie. C’est-à-dire que la partie de la conscience qui poursuit une libération plus complète – les achéens ou argiens – doit s’élever progressivement au niveau de la partie la plus avancée, de la conscience la plus élevée du chercheur, là où doit émerger la vérité la plus pure.
Ténédos est une petite île située à l’entrée du détroit des Dardanelles ou Hellespont (voir la carte ci-dessus). Elle pourrait indiquer une progression avancée dans la libération en l’esprit – la réalisation du Moi (ou Soi) – qui est, dans son aspect statique, infini, un, sans mouvement, sans action, sans dualité, et dans son aspect dynamique, dépend du lieu où l’expérience est perçue, dans le mental, le vital ou le corps (Cf. Entretiens avec Sri Aurobindo, Nirodbaran, 3 Janvier 1939). Selon les lettres structurantes (Tau Τ, Nu Ν , Delta Δ), cette île pourrait indiquer un lieu de progression vers l’union en l’esprit.
Sri Aurobindo mentionne une certaine « obstination » de la résistance à opérer le mouvement vers le Nouveau, à abandonner les plus belles réalisations de l’ancien yoga (Neuf longues années avaient passé et à présent la dixième s’achevait péniblement…les assaillants attaquaient encore, les défenseurs obstinés de même les repoussaient).
Quand la récompense est refusée et qu’interminablement se prolonge le labeur,
Le cœur éphémère des mortels se fatigue d’une peine sans fruit.
Fatigués du combat, les envahisseurs guerroyant sans feu ni lieu
lmploraient des dieux leur libération et le retour dans la terre de leurs pères ; 100
Fatigués du combat, les Phrygiens assiégés dans leur splendide cité
lmploraient des dieux la fin du danger et de l’affrontement à mort.
Depuis longtemps les vaisseaux, au sec sur le rivage, avaient oublié leur océan
sans borne.
La Grèce semblait ancienne, étrangère, à ses enfants campés sur les grèves,
Ancienne comme vie passée de longue date, qu’on se rappelle en ayant peine à y croire
Sinon comme à un rêve qui s’est produit jadis, ou à l`histoire de quelqu’un d’autre.
Le Temps par son toucher sans hâte, et la Nature qui change notre substance
Avaient lentement estompé les visages aimés et les scènes autrefois chéries ;
Pourtant ce rêve leur était encore cher, à eux qui soupiraient après femme et enfants,
Soupiraient après l’âtre et la glèbe des lointaines vallées de l’Hellade. 110
Ces vers évoquent une période de doute et de grande lassitude pour l’aventurier pourtant habitué aux durs combats du yoga, car il semblerait que ce soit toujours à l’extrême limite du supportable que se produit une ouverture.
Ce qui en lui cherche un nouveau chemin n’a rien sur quoi s’appuyer ni rien pour le soutenir (les envahisseurs guerroyant sans feu ni lieu…) et a comme une nostalgie des anciennes réalisations et des états qui l’accompagnent (…lmploraient des dieux leur libération et le retour dans la terre de leurs pères) (par exemple la Force et le Pouvoir acquis dans la transformation vitale. Cf. Entretiens avec Sri Aurobindo, Nirodbaran, 7-01-1939).
Et ce qui en lui est attaché aux plus hautes réalisations craint de les perdre : les Phrygiens « lmploraient des dieux la fin du danger et de l’affrontement à mort ».
Les anciens états de conscience et modes d’être que l’aventurier peut encore observer chez ceux qui l’entourent sont devenus totalement irréels (La Grèce semblait ancienne, étrangère, à ses enfants campés sur les grèves, ancienne comme vie passée de longue date, qu’on se rappelle en ayant peine à y croire sinon comme à un rêve qui s’est produit jadis, ou à l`histoire de quelqu’un d’autre) : à de nombreuses reprises dans l’Agenda, Mère évoque les états de conscience dans lesquels elle se trouvait quelques 20, 30 ou 40 ans en arrière, les jugeant plein d’ignorance, comme des enfantillages ou comme ceux d’une vie sans rapport avec l’état de conscience présent. Ils se maintiennent dans la conscience comme dans un rêve.
Mais le but que l’âme s’est fixée, son svadharma, reste très vivant dans sa conscience (Pourtant ce rêve leur était encore cher).
Et les deux camps, les parties de l’être en apparence opposées, s’en remettent au Divin, dans un don de soi, un surrender de plus en plus intégral.
Sans cesse, telles des vagues engloutissant les galets, s’écroulant et revenant,
La marée de la bataille et la ruée de l’assaut grondaient implacablement
Sur les champs de blé phrygiens. Le Troyen luttait contre l’Argien ;
La Carie, la Lycie, la Thrace et, seigneur de la guerre, la puissante Achaïe
S’unissaient dans l’étreinte du combat. Mort, panique, blessures et désastre,
Gloire de la conquête et gloire de la chute, et le coin du foyer vide,
Larmes et force d’âme, terreur, espoir, et la morsure du souvenir,
L’angoisse des cœurs, les vies des guerriers, les effectifs des nations
Etaient jetés comme des poids sur les plateaux de la Destinée, mais la balance hésitait
Sous la pression de mains invisibles. 120
Cette transition des anciens yogas au nouveau implique de durs combats dans les champs de blé phrygiens, c’est-à-dire remettant en cause les fruits de la maîtrise la plus avancée de la nature extérieure. C’est la déesse Déméter « la mère de l’union » qui est la déesse de la nature domestiquée, des cultures, et surtout de la plus noble d’entre elles, le blé. Elle est donc le symbole de la sâdhanâ, du travail de perfectionnement de soi, et de ses fruits. Comme ce sont des champs de blé phrygiens (ce qui « brûle », le feu intérieur troyen), il s’agit des maîtrises concernant les états les plus avancés de ce que l’on considère comme la sainteté et la sagesse. En effet, la Nouvelle Conscience telle qu’elle s’est manifestée en 1969, ne demande pas d’aller vers plus de sainteté et de sagesse, mais vers « autre chose » de complètement nouveau.
La déesse Déméter est active par l’intermédiaire de sa fille Coré qui fut enlevée par le dieu du monde souterrain Hadès pour être son épouse, le travail se faisant alors dans l’inconscient corporel. Sous la pression de Zeus, Hadès accepta de la libérer, mais il lui fit manger un pépin de grenade dans le monde souterrain, c’est-à-dire qu’elle goûta à « l’essence de l’Amour Divin qui se répand sur la terre » selon la signification donnée à la grenade par Mère. Elle ne pouvait plus désormais revenir complètement à un état de conscience ordinaire, celui de la surface de la terre. Coré prit alors le nom de Perséphone « celle qui détruit la mort ».
La Carie, la Lycie, la Thrace et, seigneur de la guerre, la puissante Achaïe
S’unissaient dans l’étreinte du combat :
Dans le Chant 2 de l’Iliade, sont mentionnées dans le Catalogue des Vaisseaux plus de quatorze provinces côté achéen et sept du côté troyen, de très nombreuses villes, des îles ainsi que des peuples. Chaque province, île, ville et peuple représente un travail de yoga particulier.
(Les provinces du camp achéen : Thessalie, Hellade, Phtie, Béotie, Phocide, Locride, Eubée, Argolide, Laconie, Messénie, Arcadie, Élide, Étolie, Achaïe ; des villes telles Salamine et Athènes, des îles d’Asie mineure, de la mer ionienne, de Crète et de Rhodes
Les provinces du camp troyen : Carie, Lycie, Thrace, Phrygie, Méonie, Paphlagonie, Mysie ; des peuples tels Pélasges, Cicones, Péoniens et Alizones ; et des villes telles Troie et Dardania.)
Les quatre provinces mentionnées ici par Sri Aurobindo figurent sans doute parmi les travaux de yoga les plus importants.
Les trois premières appartiennent au camp troyen. La Carie symbolise le travail dans le mental (Car : la tête), la Lycie l’acquisition de la lumière psychique (Lug lumière) et la Thrace est la province des ascèses très poussées où souffle Borée le vent du Nord (Apollon, le dieu de la lumière psychique, se ressource en Hyperborée, c’est-à-dire au-delà de l’ascèse).
La seule province du camp achéen qui est mentionnée a trait au rassemblement de tout l’être, à la « concentration » (le nom Achaïe est construit autour du Khi). Cette province borde le golfe de Corinthe au nord du Péloponnèse. Il semblerait qu’Homère regroupe sous le vocable « achéens » un grand nombre de provinces passées sous le commandement d’Agamemnon, roi de Mycènes, tout en distinguant les Achéens de Phthie peuplée par les Myrmidons d’Achille de ceux du Péloponnèse. Aussi n’est-il pas étonnant que Sri Aurobindo la qualifie de « puissante ». L’histoire a retenu une domination progressive des achéens sur la Grèce antique, qui d’abord chassèrent les Pélasges (ceux qui sont immergés dans le vital) puis dominèrent la Thessalie, l’Attique et le Péloponnèse. Symboliquement, il s’agirait d’un développement progressif des capacités de concentration et de rassemblement de l’être.
Homère utilise aussi pour la coalition contre Troie, selon les passages du poème, les termes Danaens « ceux qui se donnent » et Argiens « ceux qui sont en quête de la lumière (de vérité) ».
Sri Aurobindo évoque ensuite les affres que doit subir l’aventurier de la conscience, non pas seulement dans certaines parties de son être, mais dans tout l’être (les effectifs des nations). Il s’agit de l’abandon de vérités et réalisations anciennes (mort), de peurs paniques à la racine du vital et du corps (panique), de ce qui semble des combats sans fin dans le subconscient, apportant une solitude extrême (le coin du foyer vide), des souffrances et des désillusions (blessures et désastre, larmes), parfois la nostalgie des anciens chemins de yoga bien tracés (la morsure du souvenir), des défaites spirituelles, mais aussi la force d’âme et l’espoir.
On pourrait s’étonner que le mot « gloire » soit affecté aussi bien à la conquête qu’à la chute. Mais cela nous évoque le poème de Rudyar Kipling :
« (…) Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front, (…) ».
(“If you can meet Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same;”)
Sur un plan plus élevé, concernant les victoires et défaites dans le yoga, Sri Aurobindo nous dit : « C’est le Divin qui a créé l’opposition et qui vous envoie la défaite pour que vous puissiez vaincre à l’avenir. Ceci est nécessaire pour dépasser le sentiment de responsabilité que ressent l’ego. » (Entretiens avec Sri Aurobindo, Nirodbaran. 1-01-1939).
Tous ces combats, souffrances et difficultés intérieures semblent parfois inutiles à l’aventurier de la conscience. Jusqu’au dernier moment, il ne lui est pas révélé si le temps est venu pour le Nouveau, les forces divines celant leurs intentions (mais la balance hésitait sous la pression de mains invisibles).
Car non seulement les combattants humains, 120
Héros à demi divins dont les noms sont comme des astres très hauts,
Triomphaient et échouaient, tels les vents ou les algues sur la danse des houles,
Mais des pics de l’Olympe et des sommets miroitants de l’Ida,
Descendaient, étincelants et sonores, les dieux des âges antiques.
Cachées à la connaissance humaine, les formes éclatantes des Immortels
Se confondaient inaperçues à la mêlée, ou quelquefois, merveilleux, sans masque,
Des corps d’éternelle beauté et puissance, qui faisaient trembler les fibres du cœur,
Trouant leur voile d’Immortels, franchissaient les frontières de la vision,
Aussi distincts lorsqu’ils émergeaient de leur gloire qu’ils l’étaient
pour les demi-dieux du temps jadis.
Audibles par les oreilles humaines, vus par les globes oculaires qui périssent. 130
Pleins de puissance ils arrivaient de leurs espaces de liberté et de splendeur
sans souffrance.
Homère mentionne certains héros qui après leur mort sont devenus des « demi dieux » (« ἡμίθεοι » hêmítheoi ) sans signifier pour autant que l’un de leurs parents est divin et l’autre mortel, ce qui fut la compréhension de certains auteurs plus tardifs.
Dans la mythologie, la caractéristique des dieux, l’immortalité, doit être comprise comme Sri Aurobindo nous le rappelle dans les commentaires sur la Gîta Chant II Strophe XV: « Par l’immortalité il ne faut pas entendre la survivance à la mort – car celle-ci appartient déjà à toute créature douée d’un mental – mais la transcendance de la vie et de la mort. Cela signifie cette ascension par laquelle l’homme cesse de vivre comme un corps animé par le mental, pour vivre enfin comme un esprit et dans l’Esprit. Quiconque est sujet au chagrin et à l’affliction, quiconque est l’esclave de ses sensations et de ses émotions, et s’absorbe dans les contacts des choses transitoires, n’est pas apte à l’immortalité. Tout cela, il faut le supporter jusqu’à ce que l’on ait conquis, jusqu’à ce que, libéré, on n’en puisse éprouver aucune douleur, jusqu’à ce que l’on soit capable d’accueillir tous les évènements du monde extérieur, joyeux ou tristes, d’une même âme égale, calme et sage, ainsi que les accueille l’Esprit éternel, tranquille, au plus secret de nous. » et Chant XIV Strophe 2 « L’immortalité est l’état suprême où l’Esprit se sait supérieur à la mort et à la naissance, non conditionné par la nature de sa manifestation, infini, impérissable, immuable, éternel – immortel, puisque ne naissant pas, il ne meurt jamais. » De cela il ressort que la condition de l’immortalité est l’égalité parfaite, la libération en l’Esprit n’en étant qu’une étape préalable.
Le qualificatif « demi-dieu » donné par Homère à des héros après leur mort pourrait désigner des travaux de yoga qui conduisent à l’union avec le Divin, que ce soit l’union psychique ou l’union en l’esprit (la réalisation du Moi ou Soi), sans pour autant que l’égalité parfaite soit acquise. En effet, les dieux à part entière d’une part appartiennent au plan du surmental et d’autre part sont des expressions pures des forces divines.
Ces héros demi-dieux dont les noms sont comme des astres très hauts sont toutefois l’expression de réalisations qui servent de lumières et de guides au reste de l’être et sur un plan plus général, au reste de l’humanité.
Si nous revenons à Homère, nous avons vu dans le court résumé de la guerre de Troie ci-dessus que Zeus avait d’abord interdit aux dieux d’intervenir dans le conflit : les puissances du surmental devaient rester à l’écart du mouvement qui cherchait une autre voie d’évolution qu’un perfectionnement de l’homme actuel.
Mais les puissances du subconscient n’entendent pas se soumettre aux ordres du supraconscient : Poséidon était indécis dans les débuts de la guerre et semblait offrir son soutien aux Troyens. Rappelons en effet qu’il avait aidé Laomédon lors de la construction des murailles de Troie. D’autre part, on le verra se plaindre à Zeus du mur que les Achéens érigeront devant leurs bateaux pour se protéger des attaques troyennes. Mais lorsque la dernière année de guerre fut bien entamée, il prit pitié des Achéens et se plaça définitivement de leur côté. Contournant l’interdit, il descendit les soutenir (chant XIII). La puissance qui régit le subconscient bascule donc définitivement du côté du « nouveau ». Peut-être peut-on associer cela au moment où, dans l’Agenda, Mère rapporte que la Nature s’engagea à collaborer (Agenda de Mère, 1er janvier 1958).
Puis Homère décrit une intervention croissante des forces du surmental jusqu’à un point culminant où elles s’opposent dans l’aventurier d’une façon que l’on peut supposer très douloureuse, puisque des « vérités surmentales » viennent à se contredire deux à deux : le maître du subconscient et la lumière psychique (Poséidon et Apollon), le mouvement juste évolutif et la puissance de purification (Héra et Artémis), la puissance d’amour en évolution et le maître intérieur (Aphrodite et Athéna), etc.
Tout d’abord, au Chant XIV, Héra endormit Zeus afin de permettre aux dieux d’intervenir : le mouvement juste évolutif, pour un moment, est en passe de contourner la force la plus haute du surmental qui veille à ce que rien ne reste en arrière, à ce que tous les mouvements qui ont été initiés puissent poursuivre leur développement jusqu’à leur fin selon leur trajectoire propre.
A son réveil, Zeus décida de limiter l’action de Poséidon et de soutenir les Troyens en envoyant Apollon.
Puis au chant XVII, il envoya Athéna, le maître du yoga, pour stimuler les achéens.
Enfin, au chant XX, soucieux d’en finir, Zeus ordonna aux dieux de se rendre sur le champ de bataille pour porter assistance au camp de leur choix tandis que lui-même contemplerait le spectacle. Vers les Achéens partirent donc Héra, Athéna, Poséidon, Héphaïstos et Hermès ; vers les Troyens, Arès, Apollon, Artémis, Léto, le Xanthe et Aphrodite. Les dieux se faisaient face deux à deux : Poséidon et Apollon, Ényalé et Athéna, Héra et Artémis, Léto et Hermès, Héphaïstos et le Xanthe que les mortels appelaient Scamandre.
Enfin au chant XXI, les dieux, partagés dans leurs cœurs, se ruèrent les uns contre les autres au grand plaisir de Zeus. Arès se jeta sur Athéna, et frappa son égide, mais la déesse prit une lourde pierre et en frappa au cou son frère qui tomba sur le sol. Aphrodite vint le relever, et tandis qu’elle l’emmenait par la main, elle fut frappée par Athéna que stimulait Héra, et s’effondra sur le sol avec lui.
Poséidon défia Apollon, le laissant attaquer le premier car il était le plus jeune. Comme Apollon répugnait à attaquer le frère de son père, Artémis le prit à partie, ce qui souleva la colère d’Héra qui la frappa au visage. Artémis s’enfuit en pleurant.
Hermès de son côté dit à Léto qu’il renonçait à l’affronter car elle était plus puissante que lui. Lorsque l’affrontement fut terminé, les dieux regagnèrent l’Olympe, sauf Apollon qui pénétra dans Ilion.
Dans les derniers chants, il y eut encore des interventions ponctuelles d’Athéna, Hermès, Apollon et Aphrodite.
Les dieux qui s’engagent aux côtés des achéens représentent les forces qui par nature sont en affinité avec le mouvement évolutif et donc les premières à répondre dans l’être au « besoin » évolutif, moins « attachées » si l’on peut dire aux réalisations passées.
Héra parce qu’elle est la force qui veille à une juste évolution selon le plan divin, et donc la première à connaître et à supporter ce qui dans l’être œuvre à un juste mouvement évolutif ; épouse de Zeus, elle est celle qui contient et limite et agit de façon à ce que l’évolution se fasse avec le minimum de dégâts.
Athéna parce qu’elle est le maître du yoga, le maître intérieur qui guide la croissance de l’être intérieur jusqu’à la maîtrise totale de l’être extérieur, la force qui soutient l’aventurier de la conscience et le guide de façon sûre s’il sait l’écouter et lui obéir sans discuter. En effet, Athéna est considérée classiquement sur le plan exotérique comme la déesse de la raison, mais elle est symboliquement bien autre que cela. Issue du plus haut de la plus haute puissance du surmental (la tête de Zeus) et de l’intelligence cosmique (Métis), elle incarne la suprême « intelligence discernante » du maître intérieur. Dans Perseus the Deliverer Sri Aurobindo, Prologue (Persée le libérateur), Sri Aurobindo la fait se décrire ainsi :
Moi, le Toutpuissant
Me conçut de Son être pour guider et discipliner
L’Esprit immortel de l’homme, jusqu’à ce qu’il parvienne
à l’organisation et à la superbe maîtrise
De tout son être extérieur.
Et plus loin, dans la même pièce de théâtre qui traite de la libération de la peur, il vaut de noter le dialogue entre la puissance qui gouverne le subconscient, Poséidon, et le maître intérieur, Athéna :
POSEIDON
L’anarchie des mers gigantesques est mienne, O terrible Athéna : je fais gonfler et déferler leurs flots d’un signe de tête. Les pas faibles de l’homme n’y laissent aucune trace, son destin n’a non plus aucune prise sur le mouvement des vagues.
ATHENA
Vous l’avez brisé avec vos débordements immesurés, lui dont je souderais les morceaux pour le rendre un. Mais je le conduirais au-dessus de vos eaux, vous le tonitruant sauvage, méprisant vos sommets, dans de fragiles arbres creux. Il mettra sa confiance en moi et défieras les océans incommensurables jusqu’à ce que l’Occident se mélange à l’Inde, et il atteindra les îles du nord qui demeurent sous ma brillante égide dansante, las de la neige. Armé d’un feu retentissant, il s’élancera au-dessus des eaux en colère lorsque la baleine est sidérée entre deux vagues, et il tuera son ennemi entre les coups de tonnerre. Et donc, je vous ordonne, Ô puissant Poséidon azuré, de ne pas calmer vos tumultes sauvages : opposez-vous plutôt à sa marche. Car à travers les chocs des difficultés et de la mort, l’homme atteindra sa divinité.
Dans ce texte, Sri Aurobindo nous dit que l’homme doit avoir une confiance absolue dans le maître intérieur et sa guidance, en dépit des dangereuses tempêtes émotionnelles soulevées par le subconscient. L’homme devra ainsi affronter les profondeurs vitales sans fond jusqu’à ce que les yogas pour la perfection de la matière et de l’esprit soient confondus (l’Ouest et l’Inde unis). Et même, le maître intérieur encourage le subconscient à s’opposer à l’homme afin que ce dernier parvienne à sa divinité à travers les chocs des difficultés et de la mort.
Poséidon parce que le subconscient collabore par ses tempêtes à la progression et oblige l’aventurier à la purification des profondeurs vitales ;
Héphaïstos parce qu’il représente la force qui crée les formes nouvelles ;
Hermès parce qu’il incarne les plus hautes connaissances issues du surmental par lesquelles l’aventurier a eu la certitude de la direction du mouvement évolutif. Fils de Maia, la septième et dernière Pléiade, il représente le plan le plus élevé du mental. Il doit nécessairement faire la jonction avec le supramental et donc intervenir à la fin du conflit pour opérer le retournement définitif. Toutefois, son but étant l’unité, sans exclusion aucune, il sera compatissant avec les Troyens. En particulier, il aidera Priam à solliciter la clémence d’Achille.
Du côté troyen se rangent les forces qui ont été les plus influentes dans l’évolution spirituelle humaine des millénaires passés.
Aphrodite, la déesse de l’amour, se rangea du côté troyen. Elle est la puissance qui conduisait, par le yoga de la dévotion, vers un état d’amour et de compassion parfait, intégral, universel.
Elle est chez Homère fille de Zeus et Dioné, symbole de l’amour en évolution. C’est elle que Pâris-Alexandre reconnut comme la plus belle, donc la voie d’évolution la plus juste. Il choisissait ainsi la primauté de l’amour (encore imparfait) sur l’évolution juste en vérité, dissociant « la volonté inébranlable » du chercheur de sa quête pour une plus grande liberté (séparant Ménélas d’Hélène). L’aventurier de la conscience qui a parcouru tout le chemin vers la sainteté, a beaucoup de difficulté à admettre que le nouveau yoga doive être tourné en priorité vers la Vérité et non vers l’Amour. Sri Aurobindo nous le dit, l’Amour ne pourra s’établir sur la terre que dans un monde de Vérité. Mais bien évidemment, Troie représente l’un des plus grands accomplissements des anciens yogas et elle est la véritable patrie de l’Amour en évolution. Aphrodite s’y maintient par son union avec Anchise, le père d’Enée, dont les descendants reviendront fonder la Troie future.
Arès, le dieu de la destruction des formes, semble au départ indifférent. Puis il fait la promesse aux déesses Héra et Athéna de soutenir le camp achéen, mais la rompt bientôt en se rangeant du côté de son amante Aphrodite. Car tant que la loi d’évolution supramentale n’est pas installée, la progression humaine se fait obligatoirement par la destruction des formes anciennes pour permettre l’apparition de nouvelles plus adaptées. Dans le Tome 2 de l’Agenda, Entretien du 10 janvier 1961, Mère explique que « le pouvoir de purification qui dissout les mauvaise volontés et est le maître en quelque sorte des forces adverses, (mais qui) n’a pas le pouvoir direct de transformation, parce que le pouvoir de purification dissout D’ABORD pour reformer après, il détruit une forme pour pouvoir en faire une meilleure, tandis que l’Amour n’a pas besoin de dissoudre pour transformer : il a le pouvoir direct de transformation. »
Arès est tout à la fois la force qui « tranche », mais aussi celle qui « maintient » lorsque le temps n’est pas encore venu. C’est pourquoi, même s’il promet de soutenir le juste mouvement évolutif (le camp achéen), il se range quand même du côté troyen – celui de son amante Aphrodite, car l’amour progresse par le renouvellement des formes – et soutient dans un premier temps le parti de ceux qui séparent l’esprit de la matière. Blessé par Diomède dans les derniers temps de la guerre, il devra se retirer du combat, permettant que s’opère le renversement final.
Les Troyens reçoivent aussi le soutien de Léto et de ses deux enfants, Apollon et Artémis, les dieux que nous avons associé à la croissance de la lumière psychique et de la force de purification psychique. Apollon sera le dernier dieu à quitter Troie. Nous pouvons comprendre que l’être psychique accompagne jusqu’au bout les mouvements ou cycles qui soutiennent l’évolution. Mais aussi, comme Apollon est tourné ainsi qu’Aphrodite vers l’Amour véritable, Troie est sa véritable patrie. Il ne quittera la ville qu’à regret et il y reviendra avec les descendants d’Enée dès que l’évolution le permettra, dans de nouvelles formes, la Vérité étant suffisamment installée en l’homme.
Le fleuve de la plaine de Troie, le Xanthe ou Scamandre, se range aussi dans le camp troyen. Nous avons vu que ce fleuve est composé de deux courants opposés. Dans sa totalité et vu du surmental, le Xanthe symbolise un courant de conscience énergie qui amène une progression de l’être intérieur vers une identité en nature et de puissance d’être avec le Suprême (Ξ). Mais vu par l’homme dans son action alternée, il ne représente qu’une puissance appelant au franchissement des limites vers l’infini et l’éternel, et donc une aspiration à une immersion totale et définitive dans l’existence infinie unique, ultime but du yoga exclusif de la connaissance.
Revenant au poème Ilion, Sri Aurobindo nous dit que tous ces dieux des âges antiques descendaient, étincelants et sonores, des pics de l’Olympe et des sommets miroitants de l’Ida. Ce sont des dieux « des âges antiques » car ils représentent les forces avec lesquelles les hommes ont été en contact depuis des millénaires et la façon dont ils les ont exprimées, depuis que le mental a pris la direction de l’évolution (lorsque les dieux l’emportèrent sur les Titans), faisant se succéder les créations surmentales les unes après les autres : religions, influences majeures dans tous les domaines de l’évolution humaine, etc.
S’ils sont étincelants et sonores, c’est qu’ils peuvent être perçus par les sens subtils de la vision et de l’ouïe.
Les pics de l’Olympe représentent les hauteurs du surmental et ceux de l’Ida le domaine des réalisations d’union avec le Divin.
Agissant ordinairement à l’insu des hommes, les puissances du surmental deviennent pleinement actives à ce moment du Yoga, dans le combat intérieur, et le chercheur peut percevoir leur présence et leur action par le sens subtil de la vision (des corps d’éternelle beauté et puissance franchissaient les frontières de la vision) et par l’être psychique (les fibres du cœur). Cette perception est très « physique » car ces dieux sont « audibles par les oreilles humaines, vus par les globes oculaires qui périssent »
Le plan de conscience où ils résident est le surmental, un plan de liberté au-delà de toute dualité, au-delà de toute souffrance (leurs espaces de liberté et de splendeur sans souffrance)
Le poète Hésiode, contemporain d’Homère, décrit dans Les Travaux et les Jours les cinq races successives qui peuplèrent la terre. Les périodes pourraient peut-être être rapprochées des « Yugas » indiens dans lesquels la Vérité disparaît progressivement.
Hésiode commence le poème par une plainte : « Puissé-je n’avoir plus à vivre parmi les hommes de la cinquième race et être mort avant où né après ! Car la race d’à présent est une race de fer. »
La première race est la race d’or : « Les hommes vivaient alors comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l’abri de toutes misères. Jamais la vieillesse n’approchait. »
La seconde race est d’argent. Elle peut être associée au développement du mental vital, comme la race d’or à celle du mental physique.
La troisième race est de bronze : Les hommes de cette race n’avaient souci que de se battre.
La quatrième race semble être aussi de bronze, bien qu’Hésiode n’en dise rien. Cependant, « elle était plus juste et plus valeureuse, une race divine formée de héros, ceux-là mêmes que l’on nomme demi-dieux. Ces héros se battirent devant Thèbes aux sept portes, sur la terre de Cadmos pour les troupeaux d’Œdipe, ou encore à Troie au-delà des mers, pour Hélène aux beaux cheveux. Certains moururent mais d’autres, Zeus les établit en un royaume différent de celui des autres hommes, aux confins de la terre, loin des dieux immortels, dans les îles des Bienheureux gouvernées par Cronos
La dernière est la race de fer à laquelle l’humanité actuelle appartient encore.
(Cette partie du poème d’Hésiode est étudiée dans Mythologie grecque, Yoga de l’Occident, Tome 1, Chapitre 3).
C’est donc à la période qui précède immédiatement la nôtre que Sri Aurobindo fait ici référence, celle des demi-dieux, celle probablement qu’il nomme « les âges de l’Intuition » et qui correspond aux temps des rishis Védiques (les demi-dieux du temps jadis).
Dans ces temps de « l’Intuition », les hommes les plus avancés – les Rishis -, avaient de grandes capacités perceptives et intuitives, ainsi que, nous pouvons le supposer, de grands pouvoirs sur la matière et sur le vivant. Ainsi par exemple la connaissance intuitive des pouvoirs de guérison des plantes, la télékinésie, etc.
Mais on peut supposer que les hommes ordinaires avaient aussi des capacités bien supérieures à celles de l’humanité actuelle. Hésiode semble même dire que pour une grande partie, l’humanité était capable de réaliser une certaine unité en harmonie avec les puissances du surmental, les dieux. Ces demi-dieux pouvaient percevoir les dieux très distinctement de façon naturelle, ce qui n’est plus maintenant possible qu’à l’issue d’un yoga très avancé. C’est aussi ce que nous dit Sri Aurobindo : les dieux étaient « aussi distincts lorsqu’ils émergeaient de leur gloire qu’ils l’étaient pour les demi-dieux du temps jadis ». C’est aussi ce que nous raconte la Genèse biblique qui nous dit que Dieu se promenait dans le jardin d’Eden, visible et audible par le premier couple humain.
On ne peut éviter de se demander pourquoi la Vérité disparaît progressivement de l’humanité depuis des millénaires (Hésiode, Homère, et les auteurs de la Genèse sont à peu près contemporains, vers le 8e siècle avant J.-C.)
Dans un essai intitulé Les cycles du mental dans l’histoire de l’humanité – l’auteur de la présente étude a énoncé l’hypothèse de très longs cycles influençant le mental humain, faisant passer le point de concentration de la conscience d’un hémisphère du cerveau à l’autre au cours d’un cycle de vingt-six mille ans. (On sait que l’hémisphère gauche traite les informations de façon linéaire, tandis que le cerveau droit opère d’une façon qui nous semble anarchique, non linéaire.) D’autres cycles plus courts mais de même nature influenceraient également le développement des civilisations, qui oscillent entre les périodes d’humanisme où l’homme est au centre – périodes de séparation – et les périodes où le sacré est au centre, périodes d’union nommées Moyen-âges.
Selon cette théorie, il semblerait que le cycle soit actuellement à l’apogée de la période de séparation et que le germe d’un nouvel âge d’or ait été déposé.
Les hommes en général et surtout les penseurs conçoivent la pensée comme une faculté indépendante et progressive, sans concevoir qu’elle puisse être infléchie dans un sens ou l’autre par des forces qui les dépassent. Si elle est déterminée par la loi d’alternance des mouvements de séparation et d’union, sa liberté est relative, du moins tant que l’être ne s’est pas élevé à des niveaux supérieurs de conscience par la purification et l’universalisation.
Vaste comme l’océan, ayant pour traîne l’ourlet azuré de ses eaux vociférantes,
Les paupières bleues, la Nuit pour crinière, Poséidon dévastait pour réaliser l’avenir,
Secoueur de la terre dont le trident libère les replis du Dragon,
Délivrant les forces non nées emprisonnées dans les cavernes de la Nature.
Dans la répartition du monde de la conscience entre les trois fils de Cronos, c’est à Poséidon qu’échut la domination sur la mer, c’est-à-dire sur le subconscient qui est un vaste réservoir enregistrant le moindre phénomène mental-vital, la moindre sensation. La mer est à la fois une expression symbolique de la vie et le lieu qui conserve les mémoires de l’évolution. Poséidon est « Ποντο-μεδων », le roi de la mer. Mais Pontos ne représente pas la mer physique qui est appelée en grec ancien Thalassa, Als ou Nau. Si Pontos est symboliquement associé à la haute mer, c’est parce qu’il est lié aux « profondeurs de la vie » subconsciente, à ses divinités et à ses monstres.
Poséidon n’est donc pas le subconscient lui-même mais la force du plan surmental qui le gouverne et œuvre à sa transformation.
Complémentaire de la déesse Déméter « la mère de l’union », son nom pourrait se comprendre comme « le maître (Ποσει) de l’union (Δ) ». Si la déesse maintient une tension en vue de la perfection de l’être, Poséidon, lui, veille à ce que rien ne reste en arrière. Aussi, son action n’est-elle pas toujours appréciée à sa juste valeur car il met en lumière par des chocs émotionnels, physiques et mentaux, les nœuds psychologiques et les imperfections du chercheur.
Comme les manifestations vitales restent le plus souvent hors du contrôle de l’intellect, il est davantage le dieu des mers agitées que des mers calmes. Comme les émotions ont un fort retentissement sur le corps, effets que nous appelons psychosomatiques, il est aussi nommé « l’ébranleur de la terre » ou « le support de la terre » (la terre étant ici associée au corps).
Maître des énergies vitales, il peut tout aussi bien soulever des tempêtes que sauver des navires en perdition en apaisant les flots déchaînés.
Il fait aussi parfois surgir des taureaux – symboles du « pouvoir du mental lumineux » – que l’on doit maîtriser (mettre sous le joug) et sacrifier au Divin.
Mais c’est sa relation au cheval qui est primordiale, car ce dernier est le symbole de la force vitale disciplinable ou disciplinée et par conséquent du pouvoir dans le vital. Lorsqu’il travaille à la maîtrise, il est nommé « le dompteur de chevaux », et attribue parfois au chercheur le cheval correspondant à son niveau (cf. par exemple les chevaux d’Idas, de Pélops ou d’Adraste). De même, il engendra Pégase, le cheval ailé qui naquit du cou tranché de Méduse : lorsque la peur est vaincue, alors le pouvoir vital est libéré.
Les plans inférieurs de son royaume abritent pulsions, désirs, sensations, émotions, passions, instinct de possession, colère, peur, avidité, convoitise, etc.
À la frontière inférieure, jouxtant l’Hadès, le chercheur aborde les plans du vital ancrés profondément dans la matière, ce qui fait dire à Homère que les chevaux du chariot de Poséidon ont des sabots de bronze.
Selon Sri Aurobindo, le subconscient, royaume de Poséidon, est la partie de notre être où il n’y a ni volonté, ni sentiment consciemment éveillé ; il reçoit et emmagasine les moindres impressions et sensations, ainsi que toutes nos expériences. Il contient toutes les réactions primitives devant la vie qui lutte pour émerger de la matière. Tout ce qui est réprimé s’y enfonce et y demeure, prêt à se manifester à la moindre occasion. De lui, tout cela ressurgit en rêve ou à l’état de veille, de manière mécanique, répétitive, obstinée, souvent sans aucun rapport avec la situation en cours. Il est en grande partie responsable de nos maladies. Ce subconscient appartient aux trois plans du mental, du vital et du physique. Il est aussi bien universel qu’individuel.
Bien qu’il soit l’un des obstacles majeurs au progrès dans le yoga, Sri Aurobindo recommande de ne s’en préoccuper que pour le rejeter comme n’étant pas notre nature essentielle, mais seulement un résultat de l’action de l’ignorance.
Le tempérament de Poséidon est à l’image de ce qu’il fait surgir en nous, le plus souvent sous forme de tempêtes émotionnelles incontrôlées : on le dit bourru, coléreux, jaloux, et toujours insatisfait.
Mais, concernant un dieu, ces caractéristiques ne concernent pas seulement le nécessaire travail de maîtrise de ces mêmes énergies chez le chercheur, mais l’attitude à adopter vis-à-vis de la quête : si Poséidon est bourru, c’est que l’on ne peut se contenter de faux-semblants ou d’un demi-engagement, car aborder les couches profondes de la conscience est difficile. S’il est coléreux, c’est que la tiédeur n’est pas de mise et que la transformation de notre nature vitale ne se fera pas sans de rudes tempêtes. Et s’il est rancunier, c’est que les mémoires logées dans le subconscient reviendront un jour ou l’autre à la surface pour être traitées.
C’est donc un dieu très présent dans la phase avancée du yoga durant laquelle il fait surgir les mémoires évolutives les plus enfouies dans le subconscient.
Pindare, dans la Troisième Néméenne, parlant des fameuses colonnes d’Hercule (d’Héraclès), mentionne ces mémoires comme des bêtes monstrueuses : « Il semble impossible de traverser plus avant la mer infranchissable au-delà des colonnes d’Héraclès, elles que le Héros-Dieu a posées comme témoins de la navigation la plus lointaine ; il a dompté les bêtes monstrueuses au large, et il a repéré exactement les courants des bas-fonds vaseux, et il est descendu jusqu’à obtenir la vision qui conduit au retour, et il a fait connaitre la terre. »
Le trident est l’attribut de Poséidon. Il lui fut offert lors de la guerre des dieux contre les Titans par les Cyclopes « ceux qui possèdent la vision de vérité », symboles de l’omniscience divine. Un trident est ce qui attrape les poissons en les tuant. Les poissons ou plutôt les monstres marins sont les mémoires ou nœuds évolutifs, que ce soit des mémoires personnelles, familiales ou, à un stade plus avancé, celles de l’humanité. Il s’agit donc pour Poséidon de purifier le subconscient et il est actif dans toute son étendue (vaste comme la mer). Partout où il passe, il soulève de grands remous, si ce n’est des tempêtes (il a pour traîne l’ourlet azuré de ses eaux vociférantes).
Son action dévastatrice aide en fait la purification qui prépare le futur, et plus le yoga est avancé, plus les tempêtes sont violentes (Poséidon dévastait pour réaliser l’avenir).
Poséidon à son palais dans les profondeurs de la mer, aussi y a-t-il au-dessus de lui « un couvercle bleu » (Les paupières bleues sont à notre avis une erreur de traduction car le mot anglais d’Ilion est blue-lidded, que nous comprenons comme recouvert de bleu).
La crinière est au cheval ce que les cheveux sont à l’homme, son moyen de perception des choses cachées aux sens ordinaires. Poséidon ayant la Nuit pour crinière, est destiné à aider à la perception des choses cachées dans les grandes profondeurs, dans la nuit du subconscient.
Les trois dents du trident indiquent le plus probablement que l’action du dieu s’étend dans les trois plans au niveau subconscient : mental, vital et physique.
Dans les deux derniers vers de ce passage, Sri Aurobindo nous dit que c’est par un travail de purification du subconscient dans ces trois plans qu’est libéré le « Dragon ». Le Dragon ou le Serpent est le symbole de la force évolutive. Ici, il peut s’agir bien sûr de la Kundalini, cette énergie lovée au bas de la colonne vertébrale, mais aussi d’autres énergies éternelles qui dorment encore dans les profondeurs de la matière (Délivrant les forces non nées emprisonnées dans les cavernes de la Nature).
Ce dernier vers de Sri Aurobindo fait écho à celui d’Homère, dans l’Iliade, au Chant XXI, lorsque les dieux se jetèrent les uns contre les autres : Athéna et Arès stimulaient les combattants avec de grands cris, Zeus tonnait et Poséidon ébranlait la terre au point qu’Hadès en son royaume prit peur, craignant que Poséidon « n’ouvre aux yeux des mortels et des immortels les terribles et vastes demeures qui font frissonner les dieux-mêmes ».
Le maître du subconscient semble donc être celui qui garde la clef des terribles profondeurs qui ouvrent la porte à la transformation physique. Nous pensons alors à Mère, s’adressant à Satprem qui se plaignait de ses difficultés, lui disant que ses enfers étaient des jeux d’enfant à côté de ceux qu’elle endurait.
Calmes et impassibles, maintenant le Verbe qui est Destin, et l’ordre
Arrêté dans la vision d’une Volonté presciente, silencieuse et immuable,
Héra envoyée par Zeus et Athéna, de Zeus levant l’égide,
Veillaient sur le décret occulte.
Héra est la fille aînée de Cronos, sœur de Zeus et aussi sa femme. Homère nous dit qu’elle s’unit à lui sur le mont Ida, le lieu de l’union (Δ) : leur travail au niveau du plus haut du surmental est donc la réalisation de l’unité. Comme cadeau de mariage, Gaia lui fit présent d’un arbre qui portait des pommes d’or, symbole de la Connaissance la plus haute.
Son nom construit autour du Rho, comme celui de sa mère Rhéa, exprime le « juste ou l’exact mouvement » selon la loi divine. Au principe d’expansion de Zeus, elle apporte sa puissance de limitation à travers les cycles. Elle poursuivra donc de sa hargne les nombreuses amantes de son époux. Et si Héra poursuit de sa haine toutes les amantes de Zeus et leurs enfants illégitimes, c’est bien que son devoir est de combattre tous ceux qui, aspirant à des espaces plus vastes et plus lumineux, pourraient être tentés de s’évader du juste processus d’incarnation, ou d’accélérer le processus évolutif alors que le temps n’est pas encore venu. Car nul ne peut marcher trop en avant du reste de l’humanité. Son rôle est en effet que rien ne reste en arrière dans l’évolution.
Ainsi est établi l’équilibre et l’unité du couple qui inclut les contraires apparents. Elle est donc figurée par une femme aux traits sévères dans les dessins archaïques.
Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, elle est aussi la gardienne du mouvement juste qui génère un premier niveau de Joie, car Éros – la Joie divine ou Ananda -, Rhéa et Héra ont dans leur nom la même lettre structurante Rho.
Dans le monde des formes gouverné par les dieux, elle est donc la gardienne des lois divines établies au niveau supérieur par les Titans et Titanides, et encore au-dessus par une Volonté qui transcende l’espace-temps, et encore au-dessus inspirées par le couple Gaia-Ouranos, matière/esprit.
Elle est donc la puissance du surmental gardienne de la Parole divine, du Verbe créateur qui régit l’évolution mais qui n’est perçu par l’homme que comme destin ou fatalité. Ce dernier mot a même racine que le mot anglais Fate employé par Sri Aurobindo (maintenant le Verbe qui est Destin). Cet ordre de la manifestation a été arrêté par une Volonté divine qui connaît le futur et le « voit », autrement dit par l’omniscience et omnipotence divine. Cette puissance réside dans les hauteurs du silence et de l’immuabilité, donc hors du Devenir.
Athéna est également gardienne de cette loi divine.
C’est une fille de Zeus et de Métis, la déesse de « l’Intelligence » ou « Sagesse » divine. Métis est fille du titan Océanos, lequel a généré tous les courants de conscience-énergie agissant dans la création.
Athéna naquit tout en armes de la tête de Zeus : elle représente une puissance de Connaissance surgie du plus haut du supraconscient surmental et immédiatement active dès qu’elle est perçue par le chercheur. Déesse de la sagesse, nous l’avons associée au maître intérieur qui œuvre en vue de l’acquisition de l’intelligence discernante, qui a pour fonction de permettre le contact et l’union avec la Réalité intérieure et le Suprême au-dessus, et de favoriser la croissance de l’être psychique et la soumission de la nature extérieure à celui-ci.
La seconde étape, sous la gouverne du second « enfant à naître » (de Métis), permettra de faire descendre dans les plans inférieurs les forces du plan divin ou supramental pour qu’elles transforment le mental, la vie et le corps, pour une vie divine dans un corps divinisé. Il sera « un fils au cœur plus que violent qui règnera sur les dieux et sur les mortels ». Car ce sera donc l’action d’une force issue du supramental (régnant sur les dieux) agissant dans « l’exactitude » et donc plus « intransigeante » aux yeux des hommes, en accord avec la lumière d’Apollon et l’intégrité d’Artémis devenus de plus grands dieux que les enfants d’Héra. Cette force peut le plus probablement être identifiée avec la « Nouvelle Conscience », la conscience du Surhomme, telle que décrite dans l’Agenda à partir de janvier 1969.
L’animal symbolique d’Athéna est la chouette, un oiseau qui voit la nuit : elle est donc la puissance qui permet de discerner dans l’obscurité (de l’inconscience).
L’« égide » est une pièce d’habillement peu définie qui peut être une peau de chèvre, un élément d’armure servant de protection, ou tout aussi bien une bannière pour effrayer l’ennemi. Dans l’Iliade, Héphaïstos en fit don à Zeus afin qu’elle inspire la crainte. C’est également un attribut d’Athéna qui accrocha sur son égide la tête de la Gorgone coupée par Persée, symbole de la peur vaincue : la victoire sur la peur constitue en effet une protection absolue pour le guerrier qui part à la conquête de son être intérieur.
Le nom « égide » vient du grec « αιγιδος, bouclier en peau de chèvre », symbole à la fois de l’aspiration, du besoin de grandir (la chèvre) et de la protection.
Ce mot a aussi pour signification « tempête, ouragan » : pour celui qui a peur de Dieu ou des dieux, le symbole de leur puissance infinie est l’ouragan. En agitant son égide, Zeus effraye donc en l’homme tout ce qui, dans sa relation au Réel, est encore entaché de peurs. Bien que celles-ci semblent nécessaires dans l’évolution tant que l’homme n’a pas trouvé son dieu intérieur, ou tant qu’il a besoin de lois extérieures pour diriger sa vie, le chercheur devra progressivement éliminer toutes les peurs en lui car elles sont le plus grand obstacle sur le chemin.
Mais en faveur d’Ilion, bruyant comme les flots houleux,
Arès l’impétueux incitait le feu dans les cœurs des hommes, et sa passion 140
Réveillait dans les profondeurs indistinctes les formes du Titan et du démon :
Muets et maintenus par la poigne des dieux dans l’abîme de l’être,
Formidables, voilés, ils siègent dans la grise pénombre subconsciente,
Surveillant le sommeil de l’Erinnys à la chevelure de serpents.
Héphaïstos et Arès sont les deux fils du couple Zeus-Héra, et donc les deux principes actifs essentiels de la conscience humaine dans la période où elle est identifiée au mental. Le premier construit les formes, le second les détruit. Comme les formes évoluent vers la rigidification, il n’y a d’autre solution que leur destruction pour que l’évolution puisse se poursuivre à travers des formes neuves, donc plus souples.
Ce renouvellement des formes est indispensable dans l’humanité actuelle à la progression de l’amour : c’est pourquoi, bien que mariée à Héphaïstos, Aphrodite est l’amante d’Arès. Aussi, même si ce dernier perçoit la justesse de la cause de la coalition achéenne, il se range au côté d’Aphrodite afin d’aider à la progression de l’amour au maximum de ce que permettent les anciens yogas et/ou à la destruction des formes périmées dans le camp achéen.
Il est naturellement en affinité avec les périodes séparatrices des cycles du mental.
Il est l’exécuteur du mouvement juste mais ne l’anticipe pas. Avec sa mère Héra, il régule le processus évolutif. S’il détruit les formes périmées, il s’oppose donc également à l’excès d’empressement.
Si les Grecs en ont fait un dieu sanguinaire, c’est parce que les desseins suprêmes transcendent les considérations morales, ainsi que notre appréciation de la souffrance et de la tristesse. Or la destruction des formes est souvent vécue comme insupportable et incompréhensible, car génératrice de souffrances et d’horreurs perçues comme injustes. C’est pourquoi les anciens firent d’Arès non pas un jardinier qui élague les branches mortes, mais le dieu redoutable de la guerre, un dieu « qui se délecte des bruits furieux de la mêlée, du carnage et de l’odeur du sang ».
Dans la mythologie grecque, les Titans sont les enfants de Gaia et les parents des dieux. Ils symbolisent les puissances de création qui ont gouverné l’humanité tant que le mental n’a pas été assez développé en l’homme pour établir sa suprématie sur le vital. Toutefois, il reste de cette période dans la mémoire subconsciente humaine le souvenir d’un âge d’or sous le règne de Cronos, d’un temps où l’humanité vivait en accord avec les forces de la nature. Lors de la guerre des dieux contre les Titans – la progressive domination des forces de la conscience mentale – les Titans furent reléguées dans le Tartare, cette zone de la conscience appelée Nescience par Sri Aurobindo, sous la garde des Cent-Bras. La relégation des Titans dans le Tartare illustre très probablement aussi la disparition de nombreuses facultés « instinctives » et de « pouvoirs » qui ne furent progressivement plus accessibles au fil des millénaires.
Les Cent-Bras sont les symboles de grands pouvoirs capables de contraindre les forces de vie et qui ont permis la victoire de la conscience mentale (ils avaient été libérés par Zeus pour l’assister dans la guerre). Ils représentent des pouvoirs d’action du Divin en tous lieux simultanément (omnipotence et omniprésence). Du fait de leur séjour dans le Tartare et bien qu’ils soient libres puisque gardiens des Titans, les pouvoirs correspondants ne sont plus disponibles pour l’humanité. Ils contraignent désormais les pouvoirs de la nature, les forces de création, à demeurer dans l’ombre, dans le royaume de la Nescience, jusqu’à ce que le mental, à son tour, cède la place au psychique puis au supramental. Sri Aurobindo appelle ici cette zone de la conscience la grise obscurité subconsciente (the grey subconscient darkness) : « Formidables, voilés, ils siègent dans la grise pénombre subconsciente ».
Selon Hésiode, le Tartare est une région « aussi éloignée de la terre que la terre l’est du ciel, car il faudrait neuf nuits et neuf jours à l’enclume de bronze descendant du ciel pour arriver la dixième nuit à la terre, et il lui en faudrait tout autant pour descendre de la terre au Tartare. »
C’est pourquoi Sri Aurobindo dit que les Titans sont « Muets et maintenus par la poigne des dieux dans l’abîme de l’être ».
Lorsqu’Arès détruit les formes périmées mentales, il enlève du même coup les protections qu’elles assuraient contre l’émergence des forces profondément enfouies. Si on enlève le contrôle du mental, le carcan de la morale, des coutumes, des lois sociales, des religions et croyances de toutes sortes, toutes les « formes » qui ont été établies en un temps donné afin de permettre l’évolution humaine, alors on réveille « dans les profondeurs indistinctes les formes du Titan et du démon ».
Ces forces ou puissances ne doivent pas être considérées du point de vue de la morale humaine. Elles n’ont pas en elles-mêmes de valeur négative ou positive.
Pour Sri Aurobindo, les Titans sont des forces qui tendent à faire retourner la création vers l’inertie de la matière car elles s’opposent à la maîtrise par le mental et sont donc en quelque sorte rétrogrades. Ce sont chez les grecs des puissances de création qui furent pleinement actives durant la phase de croissance vitale de l’humanité.
Si l’on associe le mot anglais « demon » au mot homérique daimon δαιμων, c’est une divinité. Ce n’est qu’après Homère que le mot est devenu synonyme de divinité inférieure puis plus tard de mauvais esprit, de démon. Ici, il y a tout lieu de penser que Sri Aurobindo l’a utilisé dans ce dernier sens, comme une puissance d’opposition au plan divin.
A l’instar des anciens grecs, Sri Aurobindo nous dit que ces forces titanesques et démoniaques, réduites au silence, sont maintenues de force dans l’inactivité dans le subconscient profond par la poigne des dieux, par les puissances du mental. « Voilées », elles sont ignorées des hommes.
Libérées du contrôle mental, elles peuvent se déchaîner en l’homme. C’est la raison de l’avertissement répété à plusieurs reprises par Mère concernant l’assouvissement des désirs : la suppression des lois sociales et morales n’est pas faite pour l’assouvissement des désirs mais pour l’obéissance à une loi plus haute.
Dans le dernier vers, Sri Aurobindo nous dit que les Titans et les démons, dans l’obscurité abyssale du subconscient, surveillent « le sommeil de l’Erinnys (Érinye) à la chevelure de serpents ».
Les Érinyes nées du sang d’Ouranos (la Conscience, l’Esprit), sont, comme les Titans, des forces apparues à l’origine de la création. Elles sont garantes des évolutions divines justes et participent à peu près de la même vibration qu’Arès, mais à un niveau supérieur.
« Lorsque Cronos trancha les organes génitaux de son père, des éclaboussures mêlées de sang tombèrent sur Gaia. Et au long des années, celle-ci donna naissance aux Érinyes (Alecto, Tisiphone et Mégère), aux grands géants et aux nymphes des frênes (les nymphes Méliennes ou Méliades).
Les « éclaboussures » qui jaillirent de la blessure d’Ouranos sont des particules de « l’essence » de la puissance de l’Esprit, sa partie vivifiante et créatrice. Lorsqu’elles tombèrent sur la Terre, la fécondant, elles générèrent les éléments primordiaux de l’alliance Esprit-Matière, ceux que le chercheur découvrira lors de sa descente vers les racines de la vie.
Ces forces surgirent pour stimuler ou contrebalancer le processus créateur issu de la limitation de l’Esprit, et apparurent au fur et à mesure de l’évolution :
elles remettent sur le chemin juste de l’évolution lorsque l’homme s’en détourne (les Érinyes)
elles soutiennent l’émergence de la vie (les Géants)
elles incitent à la croissance, étant surtout actives dans les débuts de l’évolution (les nymphes des frênes ou nymphes Méliennes).
« Les Érinyes sont des esprits vengeurs qui interviennent pour punir les offenses graves, principalement les parjures et les crimes familiaux. Elles agissent tantôt par l’intermédiaire de mortels, tantôt directement. »
Les Érinyes sont toujours concernées par les violations du mouvement essentiel de l’évolution en chacun. Les parjures concernent ceux qui ne suivent pas la voie que leur âme s’est donnée en cette vie. Les crimes familiaux, ceux des parents ou des enfants le plus souvent, brisent ce qui lie le chercheur à son origine divine (les crimes contre les parents sont la cause la plus fréquente de leur intervention), ou interrompent ce qui en lui demande à se développer (les enfants).
L’action de ces divinités est totalement incompréhensible pour l’homme car il n’est pas le plus souvent conscient de son erreur, aussi les Érinyes marchent-elles dans le noir. De plus, elles sont sans pitié : ce sont des mouvements inflexibles.
Même la lumière psychique peut laisser le chercheur s’orienter dans une mauvaise direction si le psychique juge qu’elle doit être utile à l’ensemble du chemin : Oreste et Alcméon, incarnant deux travaux assez avancés dans la quête, furent punis par les Érinyes pour le meurtre de leur mère – respectivement Clytemnestre et Ériphyle – pourtant perpétré avec le consentement d’Apollon.
Elles sont représentées munies de torches avec des serpents comme chevelure : elles sont des symboles de « lumières dans l’obscurité » et de « puissantes évolutions ». Leur nom, construit autour des lettres Ρ et Ν, exprime « l’action de la loi supérieure sur l’évolution selon la nature ».
Sri Aurobindo nous dit que cette force divine chtonienne qui a pour fonction de remettre dans le droit chemin le processus évolutif est jusqu’alors endormie : les lignes d’évolution spirituelles suivies par l’humanité devaient pouvoir se développer jusqu’au bout.
Le mouvement de redressement ne peut se produire tant que les puissances de création sont maintenues dans le subconscient où elles veillent sur l’immobilité de l’Érinye. Si elles sont revivifiées, alors l’action divine de redressement peut commencer à agir.
A la fin du poème, au Livre VIII, il est fait mention d’Ananké « l’Érinye mystique » qui est le bras armé de la plus haute volonté divine, la puissance qui gouverne le Devenir.
Miraculeux, entouré d’un halo,
Visionnaire, magicien et prophète qui voit ce dont la pensée ne peut pas être témoin,
Soulevant en nous la divinité plus haut qu’une entreprise humaine ne peut atteindre,
Tueur et sauveur, penseur et mystique, du haut de ses pics solaires,
Protégeant à Ilion le mur de ses mystères, s’élançait Apollon Delphien.
C’est Hermès, fils de la Pléiade Maia, et non Apollon qui est la puissance divine en charge de la croissance du surmental. Apollon, fils de Zeus et Léto, est la manifestation au niveau de la conscience mentale de la lumière psychique, de cette Lumière de Vérité qui réside dans le temple de notre âme, ce feu sacré que les anciens sages de l’ère védique, il y a plus de cinq mille ans, célébraient sous le nom d’Agni , ce « soleil dans l’obscurité » qui « est là pour l’homme et se tient au milieu de sa maison » (Rig Véda III. 39. 5 et Rig Véda I. 70. 2). Ce feu lumineux « soulève en nous la divinité plus haut qu’une entreprise humaine ne peut atteindre ». Apollon est donc en tout premier lieu le dieu qui accompagne la lumière naissante dans l’homme. Aussi lui donnait-on le surnom de « Lukéios », mot construit à partir d’une racine ancienne (Λυγ) qui signifie « la lumière qui précède l’aube » et d’une racine plus récente (Λυκ) qui signifie « briller », et non à partir du mot « loup » comme on le dit habituellement.
Transmettant une lumière provenant du plan de Vérité, Apollon émet des prophéties infaillibles, dans la mesure où elles ne sont brouillées ni par le mental ni par le vital.
En l’homme, la lumière psychique peut faire des « miracles », c’est-à-dire produire des résultats incompréhensibles. Délégué de l’harmonie supérieure, il veille bien sûr à la guérison, laquelle est le résultat d’une purification (lorsque chaque chose à sa place). Apollon est donc « miraculeux ».
En grec ancien, aura (αυρα) pouvait signifier « aspirations, sentiments de l’âme ». Dans l’iconographie religieuse, les saints sont représentés avec une auréole. Apollon «entouré d’un halo » est donc lié à la psychisation de l’être, qui conduit à l’état de sainteté. « Cette réalisation psychique se produit lorsqu’est brisé le mur au niveau du cœur, celui qui sépare la nature extérieure de l’âme ou de l’être psychique. (…) Elle élimine l’égoïsme mais pas l’ego. Car le psychique, pour agir, s’appuie sur la nature individuelle. La nature inférieure exerce son emprise sur l’individu et le psychique agit à travers lui. La réalisation psychique est celle de l’âme individuelle qui se sent une dans la multiplicité ; l’individualité n’est pas perdue lors de la réalisation. L’âme individuelle agit dans le mental, dans le cœur, ainsi que dans les autres parties de l’être ; elle les purifie et apporte la réalisation et la dévotion du bhakti, de l’amour, etc. Mais l’ego demeure – c’est l’ego du saint, du bhakta, du sâdhu ou de l’homme vertueux. (…) L’ego demeure mais devient inoffensif. » (Entretiens avec Sri Aurobindo, Nirodbaran, 7-01-1939).
Cette lumière psychique rend celui en qui elle est active « voyant » : il voit « ce qui est en Vérité ». Les Rishis védiques étaient des « voyants » qui voient « ce dont la pensée ne peut pas être témoin ».
Elle confère aussi des dons de prophétie, une certaine capacité à recevoir les signes qui proviennent du feu supramental par l’intermédiaire du surmental, telles que les transmettaient les Pythies de Delphes. Car Apollon avait déclaré qu’il annoncerait la volonté infaillible de Zeus, son père. Pour cela, très jeune, il avait institué un lieu pour son oracle à Delphes après avoir tué le dragon Python, symbole de « putréfaction » : la lumière psychique est le premier outil qui se manifeste en opposition à la « putréfaction », et donc le premier instrument pour parvenir à l’immortalité. En effet, la divination était dite émaner « du feu de la terre », car c’est seulement ce feu au centre de la matière qui peut mettre fin au processus de putréfaction, à la mort. Mère nous dit dans l’Agenda que mental et vital marchent ensemble, et de même psychique et physique : c’est par le psychique que l’on serait mieux à même d’aborder le yoga dans le corps, à partir de la conscience des cellules.
Pour commémorer la victoire d’Apollon sur le Dragon, les jeux Pythiques furent institués. C’était l’une des quatre grandes célébrations de la Grèce antique comme nous l’avons vu au tout début de l’analyse détaillée de ce premier livre.
Apollon est l’aspect lumière et rayonnement du psychique, aussi l’appelle-t-on souvent Phébus, « le lumineux », du nom de sa grand-mère Phoebé. C’est ce qui en nous « sait » avec certitude, le monde entier dirait-il le contraire.
Sa sœur jumelle Artémis est l’aspect Volonté et Pureté. Si c’est un personnage féminin, c’est parce que cette volonté n’est plus celle de l’ego, mais celle de l’être psychique : la connaissance intuitive de ce qui doit être fait et l’action juste qui s’ensuit dans une volonté unifiée, en accord avec le symbolisme de son arc. Il ne s’agit pas d’un vouloir qui est crispation de l’ego, mais de la Volonté qui est connaissance du but, aspiration et détermination de tout l’être vers sa réalisation
S’il est artisan de la sainteté en l’homme, Apollon est aussi celui de la magie sacrée, celle des initiés et des occultistes. A ce titre, il est mage, penseur et mystique : sa connaissance directe de la Vérité en fait un penseur bien supérieur à la connaissance mentale. C’est pourquoi Hermès tentera de s’approprier les troupeaux d’Apollon.
Apollon tueur et sauveur semble posséder des caractéristiques inconciliables. En fait, en tant que lumière et feu psychique, Agni, il est d’abord “sauveur”. Il n’est “tueur” qu’avec ce qui en l’être abaisse le psychique ou s’en prend à lui, ainsi qu’avec l’orgueil spirituel. (Apollon élimina son demi-frère Tityos qui avait tenté de s’en prendre à sa mère Léto, symbole de l’être psychique. Il massacra de ses flèches ses neveux et nièces, les fils et filles de Niobé qui avait osé se moquer de sa mère et fit périr les Aloades quand ceux-ci entreprirent d’escalader l’Olympe et de défier les dieux.)
C’est lui qui se tient au plus près de la Vérité supramentale, sur les pics solaires. Il est la force émanée du Divin, qui, à travers le surmental car il est fils de Zeus, nous soulève vers le Divin, vers des régions inaccessibles à notre propre volonté mise en œuvre dans le yoga.
Nous avons vu déjà que ce furent les dieux Apollon et Poséidon qui vinrent en aide à Laomédon et construisirent les formidables murailles de la citadelle de Troie. Le « mur des mystères » doit être compris semble-t-il comme la somme des initiations, des expériences et des réalisations.
Les puissances du Ciel, divisées, oscillaient dans le tourbillon de la force de la Terre.
Tout ce qui naît et est détruit renaît dans la courbe des âges ; 150
La vie, décimale toujours récurrente, répète l’ancien chiffre ;
Il semble ne pas y avoir de but pour le ballon qu’au long du Temps poursuivent
les équipes du Destin ;
Le mal qui a pris fin jadis se reproduit, aucun résultat ne sort de la vie :
Seul un Œil invisible peut discerner la trame de ses opérations.
Telle paraissait la règle du passe-temps du Destin sur les plaines de Troade ;
Tout reculait et avançait, ballotté dans le va-et-vient du jeu meurtrier.
Vaines des héros étaient les fatigues, le sang des Grands était dilapidé,
Comme l’embrun sur les falaises lorsqu’inapaisé le ressac gémit, privé de sa récompense
D’un âge infructueux à l’autre. Le jour suivait la piste de la nuit tombante ;
La joie succédait au chagrin ; la défaite ne faisait que grandir les vaincus, 160
Et la victoire procurait un plaisir vide sans rétribution ni profit.
Il n’y avait pas de terme à l’effort, il n’y avait pas de terme à l’échec.
À ce moment du yoga, le chercheur expérimente une grande incertitude sur le chemin à suivre d’autant plus que les forces du surmental en lui jouent les unes contre les autres, selon leurs propres lignes de développement. L’aventurier semble se trouver devant un éternel recommencement, sans que le but de l’évolution ne soit perceptible. La « décimale récurrente » fait référence par exemple à l’écriture d’1/3 sous forme décimale : 0,33333333… et les équipes du Destin jouent sur un terrain où il n’y a pas de buts, de cages, donc un jeu qui semble absurde, juste une illusion. Sri Aurobindo semble aborder ici les réalisations du Moi (ou Soi) où la Conscience entre dans le vide, l’infini et le silence d’un Néant où il n’y a rien, où il n’y a jamais rien eu et où il n’y aura jamais rien. Lorsque l’on sort de cet état, (où vu de cet état ?) le monde est perçu comme une illusion.
Sri Aurobindo, dans les Entretiens rapportés par Nirodbaran (10-01-1939), explique cette façon de considérer le monde : « les Rishis Védiques, dit-il, acceptaient la vie et n’avaient pas fait de scission entre l’Esprit et la Vie matérielle ; cette scission commença au temps des Upanishads puis les autres voies dissocièrent nettement la vie et la Conscience brahmique. Cette tendance s’accentua sous l’influence du bouddhisme et Shankara finit par créer une scission complète entre les deux. Si l’on estime que la vie n’a aucune finalité divine, il est inutile de vouloir aller au-delà de la fuite dans le laya (dissolution). On a dès lors tout à fait raison de sortir de la vie, car du point de vue du Brahman, la vie et le corps sont un encombrement. Mais ceux qui prêchèrent la fuite n’ont apporté aucune explication satisfaisante au pourquoi de la vie et du corps. Ils ont attribué l’existence de la vie et du corps soit à la mâyâ (illusion cosmique), ce qui signifie qu’ils sont inexplicables, soit à la lîlâ (jeu cosmique), ce qui veut dire que Dieu s’amuse tout simplement à jouer, et l’on ne peut pas s’attendre à ce qu’un jeu ait un but. »
Sri Aurobindo, en parlant de ces éternels recommencements, fait peut-être aussi référence aux cycles qui semblent gouverner l’évolution, que ce soit ceux des Yugas ou d’autres cycles qu’il mentionne sans jamais en donner ni la nature ni la durée.
Le mental ne voit que les horreurs qui se perpétuent : bien qu’il dise « jamais plus cela », il est obligé de constater que les vieux démons transmigrent, se servant de réceptacles humains assez faibles pour les accueillir et malléables pour devenir leur bras armé. Ainsi, certaines cruautés que l’on a pu croire disparues de l’humanité réapparaissent sous des formes qui semblent encore plus barbares : Le mal qui a pris fin jadis se reproduit.
Et le mental ne peut voir la finalité de la vie. Seule une Vision à laquelle l’homme n’a pas accès peut percevoir le « fil » de l’évolution et la manière dont elle opère (Seul un Œil invisible peut discerner la trame de ses opérations).
Ainsi, à ce moment du yoga, l’aventurier de la conscience voit jouer en lui des forces opposées qui semblent le conduire nulle part et n’ont d’autres effets que de l’épuiser sur tous les plans, y compris le physique. Même ses plus hautes réalisations semblent vaines et perdent de leur puissance (le sang des Grands était dilapidé) et rien ne semble avancer dans un éternel recommencement des batailles du yoga dans le subconscient (Il n’y avait pas de terme à l’effort, il n’y avait pas de terme à l’échec).
Nous avons vu plus haut que victoire et défaite sont trompeuses. Mais plus encore, c’est davantage par nos erreurs et nos défaites que nous progressons et non par nos victoires et nos succès (la défaite ne faisait que grandir les vaincus). Pour entrer dans le nouveau monde, il faut avoir épuisé toutes les désillusions. Même les conquêtes dans le subconscient semblaient n’ouvrir sur aucune lumière, avec pour seul gain la satisfaction d’avoir remporté une victoire (Et la victoire procurait un plaisir vide sans rétribution ni profit).
Le triomphe et l’angoisse changeant de mains à une cadence désespérante
Se faisaient face et tournaient, semblables à un homme et une jeune fille
qui, piétinant l’herbe, se font face et tournent,
Et rient dans leur joie de la danse et la joie qu’ils ont l’un de l’autre.
Les danseurs étaient des dieux, et ils piétinaient des vies. Mais si le Temps est immortel,
Ses œuvres et ses voies sont mortelles, et tant l’angoisse que l’ivresse ont une fin.
Artistes de la Nature satisfaits de leur travail dans le plan de l’impermanence,
Splendides, impérissables, augustes, les Olympiens se détournèrent du carnage, Laissant l’issue de la bataille déjà décidée, laissant les héros 170
Tués dans leur pensée, Troie brûlée, et la Grèce abandonnée à sa gloire
et à son effondrement.
Ils montèrent dans leurs ciels avec la puissance d’aigles qui s’élèvent,
De leurs ailes éventant le monde. Comme les Grands dans leurs manoirs illuminés
Se détournent du cri et de l’affrontement, oubliant les blessés et ceux qui sont
tombés morts —
Calmes ils se reposent de leurs travaux et ils inclinent à la joie du banquet,
Observant les pieds des échansons campés, roses, sur le marbre,
Emplissant leur cœur de bien-être — ainsi les dieux gagnèrent leur éther serein,
Quittant la terre blessée et son air labouré par l’angoisse des hommes ;
Calmes ils se reposèrent et leur cœur inclina à la joie et au silence.
Les défaites entraînent dans ce yoga d’insoutenables souffrances, des angoisses identiques à des agonies. (Le mot angoisse utilisé pour traduire agony nous parait un peu faible bien que Mère ait aussi mentionné faire l’expérience de terribles angoisses dans ce yoga.) Elles sont aussitôt suivies de joies éphémères quand une victoire est remportée. Et le ballet des unes et des autres est dirigé par les dieux, car c’est leur danse. La vie dans l’aventurier – la santé de son corps – est foulée aux pieds par les forces qui jouent en lui (piétinant l’herbe…Les danseurs étaient des dieux, et ils piétinaient des vies). Rappelons que Sri Aurobindo explique que les puissances du surmental, les dieux, suivent chacun leur propre ligne de développement. Parfois, cette ligne en contredit une autre et c’est pourquoi les dieux s’affrontèrent deux à deux.
Mais rien n’est éternel dans la manifestation et tout mouvement né dans le temps a une fin. Vient donc un moment où les forces du surmental se retirent : dans l’Iliade, Zeus ordonna tout d’abord aux dieux de se rendre sur le champ de bataille pour porter assistance au camp de leur choix. Là, ils s’affrontèrent deux à deux, puis lassés, triomphants ou irrités, se retirèrent sur l’Olympe (Chant XXI de l’Iliade et dans Ilion « satisfaits de leur travail dans le plan de l’impermanence, splendides, impérissables, augustes, les Olympiens se détournèrent du carnage »).
Sri Aurobindo les nomme « Artistes de la Nature », car ils agissent selon les finalités que leur assigne la Nature, et surtout leur propre nature qui, dans leur plan, n’est pas évolutive. Pour évoluer, ils doivent s’incarner, car seul le plan de la matière permet l’évolution.
L’issue de cette phase du yoga a été décrétée par le Divin (l’issue de la bataille déjà décidée). On peut supposer que l’issue dont il était question au temps d’Homère était le retournement du Yoga vers la purification des profondeurs, illustré par le combat mené par Achille puis par les aventures d’Ulysse. Quelque trois millénaires plus tard, il s’agit d’une toute autre « issue » que Mère et Sri Aurobindo ont annoncé dès le début du XXème siècle, à savoir que « cette fois-ci, quelque chose sera fait ; ce qui a été annoncé par des prophètes dans le passé verra un début de réalisation. »
Juste après ce grand basculement, l’aventurier de la conscience se retrouve dans un état de vide mental, sans la moindre idée du chemin à prendre, parvenu au bout de toutes les désillusions, sans aucune structure spirituelle à laquelle se rattacher, usé par la longue lutte qui a été menée contre l’ancien qui résistait, mais certain de la victoire divine en lui (laissant les héros tués dans leur pensée, Troie brûlée, et la Grèce abandonnée à sa gloire et à son effondrement).
L’aigle a toujours été pris comme symbole du plus haut du mental, le surmental. C’est l’oiseau de Zeus qui dévore le foie de Prométhée enchaîné, selon les cycles du mental : le jour, un aigle lui dévorait le foie qui se reconstituait durant la nuit.
Les puissances du surmental qui ont œuvré au basculement ou s’y sont opposées sont donc comparées à des aigles (Ils montèrent dans leurs ciels avec la puissance d’aigles qui s’élèvent). Désormais, elles vont laisser l’aventurier trouver par lui-même le nouveau chemin. Aussi reprennent-elles leur place habituelle dans la structure de la conscience, car l’aventurier n’est pas encore en mesure à ce stade de supporter longtemps l’irruption du surmental dans le mental physique. Dans l’un de ses Aphorismes, Sri Aurobindo nous dit : « Tu dois apprendre à supporter tous les dieux en toi et ne jamais vaciller sous leur irruption ni te briser sous leur poids » (Aphorisme N°288, Pensées et Aphorismes, tome 2, Ed. Buchet-Chastel).
Nous pensons que cette courte implication des dieux dans le yoga précède l’établissement de la lumière surmentale dans le mental physique que Sri Aurobindo a réalisé en 1926. Il s’agirait davantage ici de l’illumination du mental et du vital par la lumière surmentale.
Leur influence toutefois ne disparaît pas car de leurs ailes, ils éventent le monde.
Dans l’Iliade, ce sont d’abord quelques dieux particuliers qui sont les échansons des dieux – ceux qui leur servent le nectar. En premier la déesse Hébé, personnification de la jeunesse éternelle, de l’adaptation au mouvement du devenir, sans laquelle l’immortalité est vouée à demeurer dans une forme fixe perdant au fur et à mesure toute réalité (Cf. la légende d’Eos et Tithonos : Eos demanda à Zeus de conférer l’immortalité à Tithonos, ce à quoi il consentit, mais elle oublia de demander pour lui la jeunesse éternelle. Tithonos devint donc un vieillard et se rétrécit de plus en plus au fil du temps). Ont aussi cette fonction le dieu Héphaïstos qui construit les formes nouvelles et la déesse Iris, messagère des dieux, établissant la liaison entre le surmental et les autres plans, dont surtout le corps et la matière (les pieds des échansons campés, roses, sur le marbre). Avec l’établissement de la joie dans l’être, c’est Ganymède « celui qui veille à la joie », le plus beau des mortels – ce qu’il y a de plus vrai dans l’être – fils de Tros, qui devient l’échanson : il maintient vivante la joie surmentale dans l’être, car joie et silence sont les caractéristiques du surmental (Calmes ils se reposèrent et leur cœur inclina à la joie et au silence).
Levé fut le fardeau mis sur nos volontés par leur présence aussi brillante que les astres : 180
L’homme fut rendu à sa petitesse, le monde à son labeur inconscient.
La vie fut soulagée de sa tension vers les hauteurs, les vents délivrés s’exhalèrent
plus librement :
La lumière fut déchargée de leur flamboiement, et la terre de leur grandeur.
Mais leur contentement immortel déserta aussi la lutte titanesque.
Vide, le bruit de la bataille gronda comme la mer sur les galets ;
Les javelots poursuivirent leur gibier avec fatigue ; la vaillance se laissa abattre ;
Avec la marche des mois le silence s’accrut sur les tentes de l’armée assiégeante.
Or les Achéens n’étaient pas les seuls sur qui pesât le pas des moments ;
Lentement s’épaississait l’ombre sur la puissante et dédaigneuse Ilion :
Ses jours passaient en se traînant ; à l’arrière du cœur de ses gens, 190
Quelque chose qui savait ce qu’ils n’osaient pas savoir et que le mental se refusait
à formuler
Portant atteinte à son âme faite de défi, de beauté, de rire,
Obscurcissait les heures. Car en son lever sombre et gigantesque, la Fatalité
Approchait, assaillant les cieux : son pressentiment vivait dans tous les divertissements
Le temps était talonné par un malaise et une terreur s’éveillait au milieu de la nuit ;
Pierres érigées par les dieux, même les remparts sentaient sa venue.
Elle en avait fini de badiner et jouer, mais bondissait et se hâtait
A la vue du dénouement devant elle et, imaginant calmement le massacre,
Riait, admirait les flammes et se réjouissait de la plainte des captifs.
Comme depuis le début du poème, Sri Aurobindo ne semble pas faire référence ici seulement à l’aventurier de la conscience mais à l’ensemble de l’humanité car il emploie le pronom « nos » dans le premier vers de ce passage. C’est donc aussi d’une pression sur la terre entière dont il s’agit. L’humanité doit se transformer ou être dépassée. Toutes les illusions de changer le monde par l’extérieur doivent être épuisées. Ainsi les idéaux pour améliorer le sort de l’humanité par des -ismes en tous genre se sont effondrés par leurs excès et par leurs manques. Seul le capitalisme et l’individualisme triomphant semblent résister quelque temps encore. Mais on peut déjà voir que ce règne de la quantité et de la cupidité touche à sa fin. Déjà il y a près d’un siècle, cela était annoncé par Sri Aurobindo : « L’âme humaine peut s’attarder quelque temps à un âge commercial avec son idéal, vulgaire et barbare, de succès, de satisfaction vitale, de productivité et de possession, afin d’en tirer certains gains et certaines expériences, mais elle ne peut pas y demeurer de façon permanente. S’il persistait trop longtemps, la vie serait étouffée et périrait de sa propre pléthore, ou elle éclaterait sous la tension de sa grossière expansion. Semblable au Titan trop massif, elle s’écroulerait sous sa propre masse : mole ruet sua. » (Le cycle humain, p 282 et 284).
De même, doivent aussi disparaître les libérations et nirvanas du passé qui ont permis à des individus isolés de trouver le Divin mais ont laissé la terre inchangée. Ainsi par exemple les hauteurs himalayennes des réalisations du Tibet balayées par le matérialisme le plus intransigeant.
Ceci est suffisamment décrit dans la littérature des auteurs qui ont les yeux grands ouverts pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’y attarder. Comment ne pas rappeler que la nuit est la plus noire juste avant l’aube.
Lorsque les puissances du surmental – les dieux – interviennent dans la vie terrestre, que ce soit au niveau individuel ou collectif, il s’ensuit une très grande tension dans l’être ou dans l’humanité pour se dépasser, et la volonté individuelle semble impuissante devant les forces qui la meuvent (Levé fut le fardeau mis sur nos volontés par la présence des dieux, la vie fut soulagée de sa tension vers les hauteurs).
Par exemple, cela fut frappant lors des brefs évènements de 1968 en France et en Europe où la Présence dans l’air était palpable, un air aussi lumineux, doux, léger et joyeux que des bulles de champagne. Mais la conscience humaine est trop peu développée pour s’opposer aux forces vitales qui profitent du moment pour jouer leur propre jeu. Alors les forces spirituelles se retirent et tout redevient comme avant, sans joie, avec juste le souvenir (La lumière fut déchargée de leur flamboiement, et la terre de leur grandeur, mais leur contentement immortel déserta aussi la lutte titanesque).
Lorsque les forces du surmental se retirent à l’arrière-plan, alors s’abat sur le chercheur une lassitude. Ce n’est pas seulement tout ce qui est entraîné dans le sillage de l’aspiration qui perd de son intensité – la coalition achéenne – mais aussi la lumière venue des plans de l’esprit et du psychique ainsi que les plus hautes réalisations – la coalition troyenne.
Parmi les causes de cette descente dans l’ombre figure non seulement la lassitude de l’effort de celui qui veut changer les choses dans les profondeurs du subconscient et dans le mental physique et se désespère de n’obtenir aucun résultat tangible, mais aussi la nécessaire remise en question de la croyance d’être parvenu aux sommets spirituels de l’évolution humaine à la fois pour la consécration dans les Œuvres, pour la dévotion du Bhakti et pour la Connaissance du Divin. Aussi formidable puissent être les réalisations du passé, elles ne peuvent prétendre à être le sommet de l’évolution (la puissante et dédaigneuse Ilion). A de nombreuses reprises, Mère, engagée dans le processus de transformation supramentale, parleras de ces anciennes années de réalisation comme d’étapes enfantines.
L’aventurier sait intérieurement que « quelque chose » ne va pas, et il en connaît la nature. Mais, du fait de ses « attachements » à ses réalisations, de l’inconnu du chemin, une partie de son mental refuse de voir en face la Réalité. Il y a « quelque chose » au fond du psychique, assez profondément (à l’arrière du cœur de ses gens), qui sait le « juste » mais ne peut venir clairement à la conscience qui objective. Ce « quelque chose » apporte avec le temps de plus en plus de trouble à son âme qui a relevé le défi de l’évolution, à son être rempli de joie et de vérité (Portant atteinte à son âme faite de défi, de beauté, de rire).
Il y a dans l’aventurier le pressentiment d’un grand bouleversement, de l’action de quelque chose d’inéluctable qui apportera « ruine et malheur » à l’ancien. Il ressent qu’une Fatalité, un « destin tragique » (Doom) pour tout ce qui a été réalisé avant, commence à étendre son ombre.
Cette puissance divine de bouleversement, sombre et gigantesque, qui agit quand le temps est venu sans souci des conséquences que l’homme peut voir comme des destructions et des malheurs, s’attaque tout d’abord aux royaumes de l’esprit en lui : elle assaille les cieux.
L’aventurier vit dans le pressentiment d’un grand bouleversement, dans un malaise et même dans une terreur quand il perd avec le jour les protections de la conscience de veille (Le temps était talonné par un malaise et une terreur s’éveillait au milieu de la nuit).
La déesse de la Fatalité est nommée plus loin par Sri Aurobindo « Ananké ». Au livre 8, on peut lire : Car même aux dieux dans leurs ciels il ne reste guère à vivre, s’ils ont regardé la face dévoilée d’Ananké et entendu les accents néfastes de la Ténèbre qui guette les âges. (Livre VIII, vers 733)
Même les structures du yoga les plus solides sont ébranlées (Pierres érigées par les dieux, même les remparts sentaient sa venue).
Ce que l’aventurier pouvait déjà considérer auparavant comme des drames intérieurs n’étaient que l’effet de son badinage. Maintenant, sa véritable action allait mettre son être à feu et à sang.
Ce passage nous évoque les commentaires de Sri Aurobindo figurant dans Essai sur la Gîta, Chapitre 5, mais à un tout autre niveau. Dans la Bhagavad Gîta, il s’agit d’un « découragement de l’homme forcé de faire face au spectacle du monde tel qu’il est réellement, une fois que le voile de l’illusion éthique, l’illusion de la rectitude personnelle est déchiré ». Regarder l’existence en face, c’est regarder Dieu en face, nous dit Sri Aurobindo, et tout autant le Dieu d’amour que le Dieu destructeur, c’est, si on en a le courage, adorer la terrible Kâli dans sa danse sanguinaire de destruction.
Ici, il ne s’agit plus seulement de la compréhension profonde que c’est le Divin qui agit et non le moi, mais d’accepter que le Divin détruise toutes les formes spirituelles qu’Il a Lui-même contribué à construire au cours de l’évolution passée. C’est une remise en question beaucoup plus radicale qui entraîne un abattement beaucoup plus profond. C’est voir Dieu en face sous son aspect destructeur des « moules » spirituels, une vision que même les puissances les plus hautes du mental, celles du surmental, les dieux, ne peuvent supporter longtemps, car cela se passe à la frontière avec le Supramental.
Dans son ombre, déjà mort pour les immortels qui le regardaient, Déiphobos
pressait le pas 200
Avec un cliquetis d’armes le long des rues de la belle cité insolente,
Eclatant, enveloppe rayonnante mais vide, désertée par son génie intérieur.
Tel une étoile depuis longtemps éteinte dont la lumière parcourt encore les espaces,
Vue sous sa forme par les hommes, quand elle-même va fuyant, fantomatique,
Vide, nulle et effacée à travers la vastitude indifférente et infinie,
Tel paraissait-il maintenant aux yeux qui voient toutes choses du point de vue du Réel :
Intemporelle, leur vision du Temps crée l’heure au moyen des choses à venir.
Porté par une force du passé et non plus par un pouvoir pour réaliser le futur,
Puissant et plein d’allant était son corps, mais, floue, la forme de son esprit
Semblait seulement l’image illusoire de l’être qui avait vécu en lui, 210
Fuyante, vague, comme un fantôme qu’on voit au bord des sombres eaux de l’Achéron.
Déiphobe est l’un des fils de Priam, et donc un frère d’Hector, de Pâris-Alexandre et de Cassandre pour ne citer que les plus célèbres des enfants de Priam. Selon Homère, Priam eut 50 fils dont 19 avec Hécube. Parmi ses 14 filles, Homère n’en attribue que deux à Hécube : 12 sont mariées et deux célibataires, Cassandre et Polyxène.
Comme les évènements d’Ilion se déroulent après la mort d’Hector, c’est Déiphobe « celui qui vainc la peur (par le feu intérieur) » que Sri Aurobindo présente comme le principal chef troyen (cf. Livre de l’homme d’état, vers 262). Après la mort de Pâris, il sera l’époux d’Hélène.
Avec la mort d’Hector, « celui qui est au dehors (de l’incarnation) » ou « le mouvement d’ouverture de la conscience vers l’esprit », le chercheur a renoncé à séparer l’esprit de la matière. La base de sa sâdhanâ est désormais « ce qui vainc la peur » ou plus exactement « ce qui détruit en brûlant ce qui fait fuir ». (Rappelons que dans la formation des mots composés en grec ancien, le déterminant précède le déterminé.) Il s’agit ici, à l’aide du feu intérieur, de parfaire l’équanimité par la victoire sur tout dégoût, toute répulsion, jusqu’à la répulsion même de la manifestation lorsque l’on est parvenu dans les hauteurs de l’esprit à l’identité avec le Divin.
Si la fuite dans les paradis de l’esprit n’est plus la solution, alors il faut une acceptation totale de la manifestation sous tous ses aspects comme étant l’œuvre de la manifestation progressive du Divin et le dégoût de la manifestation doit disparaître.
Un héros qui meurt, c’est un travail de yoga qui soit est terminé, soit n’a plus lieu d’être, soit se poursuit sur un autre plan. Compte tenu de la description faite par Sri Aurobindo de ce héros, il s’agit le plus probablement d’un travail qui est accompli mais reste dans la forme seulement l’objet premier de la sâdhanâ. Seul le « voyant » peut voir que ce n’est plus l’objet du yoga (Eclatant, enveloppe rayonnante mais vide, désertée par son génie intérieur, tel une étoile depuis longtemps éteinte).
Du point de vue du Réel ou de la Vérité qui se situe hors du temps, c’est la vision du futur qui modèle l’instant présent en fonction des choses à venir (les yeux qui voient toutes choses du point de vue du Réel créent l’heure au moyen des choses à venir).
Les choses du passé, aussi grandioses puissent-elles avoir été, ne sont plus alors que coquilles vides, ayant perdu la flamme qui les animait, même si dans les formes elles semblent encore pour un temps puissantes et rayonnantes (Puissant et plein d’allant était son corps, mais, floue, la forme de son esprit).
Pour comprendre pourquoi Sri Aurobindo mentionne ici l’Achéron, il nous faut faire une parenthèse pour évoquer les fleuves du monde souterrain.
Rappelons que les trois frères Zeus, Poséidon et Hadès, après leur victoire sur les Titans, se sont partagés le monde : Zeus gouverne le ciel, le supraconscient ; Poséidon la mer, le subconscient ; et Hadès le monde souterrain, l’inconscient. La surface de la terre resta leur domaine commun.
Afin de bien marquer à la fois les différentes possibilités du devenir des expériences et réalisations lorsqu’elles descendent dans l’inconscient, c’est-à-dire après qu’elles aient fini leur temps dans le conscient, Homère mentionne différents fleuves du royaume d’Hadès : l’Achéron – et son passeur Charon mentionné dès le sixième siècle avant J.-C. par d’autres auteurs – le Cocyte, le Pyriphlégéthon et bien sûr le Styx. Charon, dans sa barque, faisait traverser les ombres contre tribut. Il était décrit comme un génie brutal et tyrannique. Le nom de Charon comporte les mêmes lettres symboliques (Χ+Ρ) que ceux du fleuve Achéron et de Chara « la joie ». Il est donc aussi le symbole du « juste mouvement du rassemblement de l’être ».
Ces fleuves délimitent plusieurs régions, différentes selon les auteurs : le champ des Asphodèles, les Champs Élysées aussi nommés « Iles des Bienheureux », auxquels s’ajoutent (dans les récits de Pausanias) les « Iles blanches » réservées semble-t-il aux héros de la guerre de Troie. Ces différentes régions ont pu servir à illustrer les enfers, purgatoires et paradis des conceptions chrétiennes.
Certains ont décrit le champ des Asphodèles comme un lieu morne, conception que ne semble pas partager Homère qui en fait notamment le territoire de chasse d’Orion. Ce dernier y poursuit « les fauves qu’il avait tués lui-même dans les monts solitaires » car une habitude ou un comportement chassé du conscient doit ensuite être éliminé du subconscient où il s’est réfugié (par exemple dans les rêves) et enfin de ses derniers retranchements dans le corps.
L’Asphodèle, loin d’être une fleur morne et déplaisante comme il est courant d’en voir la description dans les commentaires de la mythologie, est dans les pays méditerranéens une plante dont la grande hampe florale se termine par une grappe de grandes fleurs étoilées blanches.
Il est possible qu’Homère ait pu différencier le champ des Asphodèles et les Champs Élysées en attribuant au premier les expériences liées à une existence particulière et aux seconds celles qui s’unissent à l’être psychique et donc transmigrent à travers les vies.
De même, si le royaume d’Hadès est un monde inexorable au sens où la loi de l’Unité ne souffre rien de « vrillé » ou de « mensonger », il n’est en aucun cas un lieu de punition ou de récompense. Ceux qui y endurent des châtiments exemplaires ne sont donc que des éléments indispensables à l’évolution qui prolongent leur « travail » dans l’inconscient, avant d’être définitivement détruits (ou plutôt « épuisés »). Ils n’ont donc strictement rien à voir avec la morale.
Nous voyons par exemple dans l’Odyssée (Chant 24, 10-18) les âmes des « prétendants » de Pénélope, décrits par ailleurs comme de sinistres personnages, gagner le champ des Asphodèles. Ils y sont conduits par Hermès alors même qu’ils représentaient de leur vivant de sérieux obstacles sur le chemin : cela se comprend mieux lorsque l’on sait qu’ils représentent le meilleur de l’ancien, la sagesse et la sainteté. Dans les mythes, le « bien » comme le « mal » apparent concourent à l’évolution.
Dans le même ordre d’idées, le fait que des crimes puissent être punis dans les enfants ou la descendance signifie seulement que les éléments correspondants doivent être redressés à une autre étape du chemin. Ce qui n’est pas incompatible avec le karma trans-générationnel, comme cela semble se confirmer dans les sciences actuelles – psychologie, génétique, etc. – qui découvrent que les enfants doivent intégrer et/ou résoudre ce qui ne l’a pas été par les générations précédentes.
Les idées de réincarnation et de métempsychose n’apparaissent pas dans les textes d’Homère et d’Hésiode. Elles semblent avoir été introduites à la charnière des périodes archaïque et classique (entre le 6e et 5e siècle avant J.-C.), charnière marquée par les tragiques, (Eschyle, Sophocle, et Euripide), les Pythagoriciens, Platon et les premiers Orphiques. C’est de cette époque que date la confusion entre « l’au-delà » de la vie et l’inconscient, « royaume d’Hadès », laquelle peut cependant s’expliquer si l’on considère que « l’au-delà » était – et demeure encore – un royaume de l’inconscient.
En décrivant l’Hadès comme « la région où se jette dans l’Achéron le Pyriphlégéthon et le Cocyte dont les eaux viennent du Styx », Homère précise la relation entre les courants de conscience qui y sont actifs. La littérature eschatologique, interprétant ces noms, y a vu « l’effroi », « les lamentations » et « les flammes brûlantes », mais on cernera mieux leur sens véritable avec les lettres structurantes.
Le Styx, celui « qui fait horreur et qui glace d’effroi » ou « qui est détestable, haïssable » est le symbole de la barrière ultime pour réaliser l’unité esprit/matière dans le corps. C’est le courant de conscience-énergie le plus ancien, car Styx est « la fille ainée » d’Océanos, père des fleuves et des rivières. Il « redresse tout selon la Vérité, ΣΤ+Ξ », ou « la rectitude (ou l’intégrité) sur tous les plans de l’être ». Cette absolue mise en ordre est la nécessité fondamentale pour celui qui s’aventure dans le yoga du corps au niveau cellulaire.
Les eaux du Styx alimentent le Pyriphlégéthon « le feu qui brûle à l’intérieur » et le Cocyte, ΚΩ+Κ+Τ, un « élargissement de la conscience vers l’esprit et vers la matière.
Ces deux derniers fleuves se déversent à leur tour dans l’Achéron, « le mouvement juste au centre (de la matière) » Χ+Ρ », qui est le fondement. Ces deux fleuves qui « coulent en sens opposé » sont en relation avec les deux courants du Caducée. Ils se rejoignent devant « la roche de basalte noir » tout au fond de la conscience dont parlent les Védas (ainsi que Sri Aurobindo, Mère et Satprem), qui rend inaccessible à l’homme les formidables pouvoirs divins tapis au creux de la matière.
L’aventurier de la conscience doit descendre dans les marais nauséeux où se rejoignent les deux courants qui alimentent le processus évolutif, celui du feu brûlant de l’union et celui glacé de la séparation. Notons, à propos des ailes figurant au sommet du Caducée, que Mère en parle à plusieurs reprises dans les Tome 9 et 10 de l’Agenda. Par exemple Tome 9 p.18, après la destruction de l’ego physique, elle mentionne cette grande vibration en faisant un geste « comme deux grandes ailes qui battent dans l’infini ».
Selon Hésiode, le Styx est constitué d’un dixième du fleuve Océanos, tandis que les neuf autres « s’enroulent en tourbillons argentés autour de la terre et du vaste dos de la mer ». Cette description confirme que c’est un courant de conscience immédiatement au contact du corps (Théogonie, 789. Le Styx correspond aux énergies qui parcourent la dixième Sephira, Malkut, celle des énergies les plus denses dans l’Arbre de Vie. Ce sont elles qui alimentent la matière corporelle).
Premier né d’Océanos, il témoigne que la cessation du « fonctionnement vrai » fut le premier élément perturbateur qui se manifesta dans l’évolution et le Styx constitue donc l’ultime barrière sur le chemin du retour permettant la « libération » du corps, après celles du mental et du vital.
Parlant de Déiphobe « celui qui vainc la peur par le feu intérieur », Sri Aurobindo l’associe à une réalisation du passé. C’est pour cela qu’elle peut prétendre franchir l’Achéron, comme une réalisation juste qui sera associée définitivement au psychique.
Cependant, Déiphobos arrivant rapidement de la cité qui s’éveillait
Appela les tours gardiennes qui avaient l’œil sur la grande entrée de Pergame,
Et se rabattant lentement, à contre-cœur, les portes énormes
Ouvrirent Troie toute grande à l’Argien qui entra. Les portails d’Ilion
Se séparèrent laissant entrer sa destinée, puis avec une plainte morne et métallique
Se fermèrent. Muet, l’œil menaçant, gris comme un loup, descendit
Le vieux Talthybios, étayant ses pas sur le bâton de sa mission ;
Faible était son corps, mais le feu qui brûlait en lui lui donnait encore un regard farouche ;
Sans un mot, ruminant ses pensées, il contempla la cité haïe et convoitée. 220
Voilà que, cherchant le ciel de ses édifices taillés comme pour des Titans,
Merveilleuse, rythmique, enfant des dieux ayant le marbre pour vêtement,
Frappant la vision par son harmonie, splendide, imposante et dorée,
Autour de lui se dressait Ilion retranchée derrière ses défenses gigantesques.
Sur la puissance la puissance se haussait, et la grandeur était portée par la grandeur ;
Sur ses genoux était assise la beauté. Lointains, hiératiques, immuables,
Remplis de ses hauts faits et de ses rêves, ses dieux guettaient l’Argien,
Désemparé et muet de haine alors qu’il la contemplait — eux qui, semblables aux mortels,
Connaissaient leurs siècles passés, non le lendemain qui les attendait.
Terribles étaient ses yeux sur Troie la magnifique, et son visage tel un masque
du Jugement : 230
Toute la Grèce regardait à travers eux, haïssait, admirait, prenait peur, devenait implacable.
Les premiers vers indiquent une bonne volonté, certes limitée car les portes de la citadelle ne s’ouvrirent qu’un court moment, pour écouter une voix intérieure venue de niveaux inférieurs de la conscience pour se mettre en rapport avec le mental illuminé, celui de Troie.
Nous avons vu que le héraut d’Agamemnon, Talthybios, pouvait être le symbole de l’endurance dans l’aspiration. C’est pour cela que sa forme extérieure est vieille et semble faible, mais le feu intérieur qui anime cette aspiration est encore très puissant.
Du point de vue de la personnalité non transformée ou plus généralement de l’humanité ordinaire, les réalisations des anciens yogas dans les royaumes de l’esprit, – à la fois désirables et haïs comme tout ce que l’on ne peut atteindre, comme ce qui se sent inférieur vis-à-vis de plus puissant que soi -, semblent prodigieuses. Leurs structures s’élèvent dans l’esprit à des hauteurs inimaginables (cherchant le ciel de ses édifices taillés comme pour des Titans).
A ce stade du yoga, l’aventurier perçoit et agit selon les vastes rythmes qui animent la création. Satprem reviendra à de nombreuses reprises sur cette perception de grands rythmes dans lequel le chercheur doit se fondre : Ilion est rythmique. Cette réalisation sur le plan du mental illuminé (dorée), résultat d’une action du surmental (enfant des dieux), est harmonieuse, puissante, et élaborée à partir des matériaux de construction (les pratiques du yoga) les plus nobles (le marbre). Mais elle aussi pourvue de défenses gigantesques, c’est-à-dire extrêmement fermée à toute autre vérité (Ilion retranchée derrière ses défenses gigantesques). Dans l’Agenda, Tome 1, en date du 20/9/1960,
Mère explique comment la venue à l’ashram du guru tantrique de Satprem, a permis d’ouvrir une brèche dans la conscience des disciples traditionalistes, ceux qui étaient jusqu’alors enfermés dans leurs certitudes concernant le chemin spirituel.
Loin de dénigrer les réalisations passées les plus hautes dans le domaine de l’esprit, Sri Aurobindo en fait l’éloge : grandeur, puissance, et beauté – c’est-à-dire Vérité.
Il nous dit aussi que les dieux, les puissances du surmental, qui veillent sur ces réalisations (sur Troie), même s’ils évoluent dans un espace-temps différent du nôtre, ne peuvent connaître leur futur (ils « Connaissaient leurs siècles passés, non le lendemain qui les attendait »).
A la fin de ce passage, c’est la conscience de l’opposition entre ce qui n’est pas encore transformé dans l’être et ces très hautes réalisations de paix, de joie et de dissolution dans l’infini de l’Esprit qui, après avoir traversé une succession de sentiments opposés, renforcent une très puissante détermination chez l’aventurier (Toute la Grèce regardait à travers eux, haïssait, admirait, prenait peur, devenait implacable).
Mais Déiphobos héla le Grec et ce dernier se détourna de sa fureur,
Fixant droit sur le Troyen ses yeux de mauvais augure où le dieu était présent :
« Messager, voix de l’Achaïe, dans quel but affrontant l’aube
As-tu pour venir ici sur ton char abandonné à leur sommeil les tentes qui nous
assiègent ?
Fatidique, selon moi, la pensée qui, conçue dans le silence de minuit,
Fit se lever ton corps âgé de sa couche de repos dans l’immobilité, —
Pensées d’un mortel, mais forgées par la Volonté qui se sert de nos membres :
Et de ce qu’elle nous souffle notre parole et nos actes sont les outils et l’image.
Souvent du voile et de l’ombre ces pensées surgissent comme des étoiles
dans tout leur éclat, 240
Lumières que nous croyons nôtres, quand elles sont seulement des jetons et des coupons,
Signes des Forces qui circulent en nous au service d’un Pouvoir secret.
Dans ce début de dialogue intérieur, ou la vision surmentale se manifeste à travers des niveaux inférieurs du mental, Sri Aurobindo explique que les pensées ne sont pas notre propre création, contrairement à ce que croient la plupart des hommes. Elles appartiennent au plan du vaste mental subliminal dont notre mental ne peut recevoir que ce à quoi il est ouvert, ce avec quoi il est en résonnance. Souvent, ces pensées, arrivant de plans subconscients ou inconscients, surgissent en nous comme des éclats de lumière, comme des prises de conscience lumineuses que nous nous approprions, persuadés d’en être les auteurs.
Certaines parmi les pensées qui nous parviennent sont générées par une Volonté supérieure qui, de derrière, guide aussi notre vie, nos paroles et nos actes. Les pensées de lumière sont elles aussi le signe de Forces qui servent un Pouvoir caché. Nous ne sommes en fait les auteurs de notre propre vie que dans une très faible mesure.
En dehors de cette Volonté supérieure, de nombreuses forces se servent aussi des hommes pour réaliser leurs propres buts. Certains ont ainsi pu dire que l’homme était du bétail pour les dieux. C’est ce que suggère ici le mental illuminé, mettant en doute le bien fondé des « pensées » qui ont « réveillé » l’aventurier alors qu’il est de moins en moins certain du chemin évolutif.
Messager, voix de l’Achaïe, (…)
Qu’est-ce qui t’amène au lever du jour à Troie la puissante et l’immémoriale,
Maintenant que le Temps s’achève, et que les dieux sont las de la lutte ?
O Grec, Agamemnon envoie-t-il aux Troyens un défi, ou bien ses civilités ? »
Rappelons qu’Agamemnon est roi de Mycènes. Cette ville fondée par Persée, le vainqueur de la peur, est le symbole d’une « puissante ardeur » et d’une élaboration intérieure qui s’oppose à la « tiédeur ». Mais Agamemnon, symbole d’un « puissant désir » ou d’une « puissante volonté au service de l’aspiration » représente une partie de l’être encore orientée vers plus d’intelligence, vers une plus grande perfection de l’homme mental (Agamemnon est uni à Clytemnestre) même si elle a reconnu qu’il était préférable de vouloir acquérir une lumière psychique au lieu d’une lumière mentale intuitive tournée vers plus de sagesse : en effet, selon la mythologie, Agamemnon, avec les premières années de guerre, en était venu à préférer la captive Chryséis, fille du prêtre d’Apollon, à sa femme Clytemnestre. Mais, suite à un oracle, Agamemnon dut rendre Chryséis. En compensation, il s’empara de Briséis, la captive dévolue à Achille, provoquant la grève de ce dernier.
L’aventurier une fois encore pense aborder ce problème évolutif sur un plan mental (Agamemnon envoie-t-il aux Troyens un défi, ou bien ses civilités ?), mais immédiatement après, c’est en fait en tant que messager d’Achille et non d’Agamemnon que Talthybios s’adresse à Déiphobos. C’est-à-dire que le conflit intérieur change de registre.
Avec la force de l’aquilon la voix fatale d’Achaïe répondit :
« Troyen Déiphobos, l’aube, le silence de la nuit et le soir
Déclinent et surgissent, et même le vaillant soleil se repose de sa splendeur.
Mais pour le serviteur il n’est pas de repos et le Temps ne lui appartient pas,
seul est à lui son bûcher funéraire.
Je ne viens pas de la part du monarque des hommes, ni de l’assemblée en armure 250
Réunie sur le bord venteux de l’océan qui tonne et qui rit.
Un être m’envoie, plus grand à lui seul que les rois et les multitudes.
Je suis une voix qui sort de la Phthiotide, je suis la volonté de l’Hellène.
Dans ma main droite je t’apporte la paix, et dans ma gauche la mort.
Troyen, reçois-les fièrement, honore les présents du puissant Achille.
Nous avons déjà évoqué Achille à plusieurs reprises. Nous n’allons rappeler ici que son ascendance maternelle, celle de Pontos (Cf. Planches 2 et 25). En effet, c’est toujours davantage une référence à sa mère qui est donnée dans l’Iliade plutôt qu’à son père. Ce dernier, Pélée « celui qui travaille dans la boue », appartient à la lignée des rois des Myrmidons « les fourmis », ceux qui s’occupent des infimes mouvements de la conscience, s’aventurent dans ses profondeurs et y opèrent une purification approfondie. Les fourmis sont en effet les grandes nettoyeuses des profondeurs. Son grand-père est Éaque, « celui qui travaille à l’ouverture de la conscience corporelle ».
Mais selon l’Iliade, sa mère Thétis, une déesse, a été unie contre son gré à un mortel, bien qu’elle se métamorphosât sans cesse pour échapper au mariage :
« Seule entre les déesses de la mer, Zeus m’a soumise à un mortel, l’Éacide Pélée, et fait entrer malgré moi au lit d’un mortel qui traîne en son palais une vieillesse amère ». (Iliade XVIII 368-467)
Thétis est une Néréide, l’une des filles du Vieillard de la Mer Nérée, lui-même le premier né de Pontos, et donc symbole de l’émergence de la vie hors de la matière. Par cette union, l’aventurier de la conscience pénètre aux origines de la conscience animale cellulaire. Les cinq étapes de la croissance de la conscience vitale sont explicitées au Chapitre 3, Genèse et croissance de la vie, Volume 1 de Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident.
Ceci n’est possible qu’à la condition que soit réalisée une parfaite purification de l’être.
Pour épouser Thétis, il fallait en effet que Pélée arrive à maîtriser successivement sans faiblir un feu tout puissant, un lion redoutable et parfois un terrible serpent :
le chercheur devait être capable de supporter le feu tout puissant de l’esprit qui descend dans le corps. Mère et Satprem décrivent ce feu comme une foudre compacte qui tuerait instantanément celui qui n’est pas préparé.
il devait pouvoir arracher les racines de l’ego,
enfin, il devait maîtriser le serpent gardien de l’étape actuelle de l’évolution afin d’en changer le cours.
Thétis, qui avait coutume de plonger ses enfants dès leur naissance dans le feu ou, selon Le catalogue des femmes, dans un chaudron d’eau bouillante pour vérifier ou parfaire leur immortalité, aurait voulu faire de même avec Achille mais aurait été arrêtée par Pélée. L’Iliade de mentionne rien sur la naissance d’Achille et le décrit comme un fils unique.
Une autre tradition a été popularisée plus tardivement au 1er siècle par le poète Stace, décrivant Thétis plongeant son fils dans le Styx pour le rendre invulnérable. Le Styx étant le symbole du dernier barrage, le courant de conscience énergie le plus profond dont le franchissement donne accès à l’inconscient corporel, cela suppose que le chercheur accède à l’immortalité comme définie précédemment. Pour Achille, cette invulnérabilité est réalisée à l’exception, comme le veut la tradition, d’une partie qui touche au plus près de la matière cellulaire, le pied (Thétis le tenant par le pied lorsqu’elle procède à la vérification/purification).
Lorsque Talthybios se dit l’envoyé d’Achille et non d’Agamemnon, c’est que le yoga dans les profondeurs de la conscience vitale a pris le dessus sur l’aspiration qui cherche une amélioration de l’ancien, toujours plus d’intelligence et de sagesse (Agamemnon uni à Clytemnestre).
Dans les premiers vers de ce passage, Sri Aurobindo nous dit que pour celui qui s’est complètement consacré au service du Divin et qui accomplit sa « tâche », alors il n’est plus soumis aux rythmes qui régissent l’univers, même au plus élevé d’entre eux (celui du soleil supramental). Le résultat de son travail ne lui appartient pas non plus – il accomplit parfaitement ce pour quoi il s’est incarné délivré de tout désir et de tout attachement et seul il sera en mesure de faire le bilan de son action une fois quitté son corps (Mais pour le serviteur il n’est pas de repos et le Temps ne lui appartient pas, seul est à lui son bûcher funéraire).
Parlant du tonnerre et du rire de l’océan, Sri Aurobindo fait référence au courant de conscience qui dirige la croissance de la conscience humaine (Océanos), manifestant à la fois la puissance et l’ironie joyeuse dans la création.
Achille, roi des Myrmidons, règne sur la Phthie (Φθίη). Celle-ci est le symbole d’une grande conscience intérieure à la fois dans la verticalité et dans l’horizontalité, aussi bien dans les royaumes de l’esprit que ceux de la nature.
Dans ce dialogue intérieur, l’expression de l’aspiration à une plus grande liberté (deux lambda ΛΛ) s’exprime par « je suis la volonté de l’Hellène ». Mais l’issue en est encore incertaine, car la volonté de concilier les anciennes réalisations et yogas avec le Nouveau est toujours présente.
Accepte la mort, si Atè te trompe et si la Ruine est ton amante,
La paix si ton destin peut tourner et que le dieu en toi choisisse d’écouter.
Mon cœur est plein, mes lèvres s’impatientent du discours non délivré.
Il n’est pas destiné aux rues ou au marché, ni conçu pour être bassement adressé
Aux oreilles du commun, mais là où délibération et majesté s’abritent 260 Loin de la foule, dans les salles des Grands, et où la discrétion s’entretient à voix basse
Avec la sagesse et la prévoyance, là je parlerai au milieu des princes d’Ilion. »
Sri Aurobindo utilise le nom de la déesse de l’erreur ou de l’égarement, Até, fille aînée de Zeus selon Homère, pour indiquer que la poursuite du yoga qui rejette la transformation de la nature extérieure est une erreur. Rappelons que nous avons suggéré que si Até est à la fois une fille de Zeus, le plus haut du surmental, et la « déesse de l’erreur », c’est parce que son nom indique symboliquement une tension vers les plus hauts plans de l’Esprit, alors que le temps en est révolu.
Mais il n’utilise pas le nom de Moros « destin fatal » et « mort violente », ou Oléthros « la destruction », divinités personnifiant l’acheminement vers un sort implacable, sans doute parce que ces divinités sont moins connues qu’Até ou bien peut-être surtout parce qu’Homère ne les mentionne pas. Il leur préfère le terme anglais « doom » (ruine, destin tragique, destruction).
Il nous dit aussi que c’est au plus haut de la conscience que le débat doit être tranché et qu’aucune autre considération dans l’être extérieur ne doit interférer.
« Envoyé, » répondit le Laomédontien, « voix d’Achille,
Vaine est l’offre de paix qui commence par un prélude menaçant.
Pourtant nous t’entendrons. Debout, vous dans l’entrée dont le pied est le plus leste
-Toi, Thrasymachos, fais vite. Que les dômes du manoir d’Ilos
S’éveillent au bruit du défi hellène. Convoque Enée. »
A peine la parole était-elle retombée dans le silence, qu’ôtant son manteau
Se mit sur l’ordre à courir un des Troyens, adolescent au pied agile,
Premier à la course et au combat, Thrasymachos fils d’Arétès. 270
Dans l’aube il disparut en flèche. Déiphobos, lentement,
Sondant le Destin avec ses pensées dans les immensités troublées de son esprit,
A travers la cité qui s’animait retourna à la maison de ses pères,
Bridant sa puissante enjambée au rythme du pas débile de l’Argien.
Thrasymachos est « celui qui combat hardiment ». Mais l’adjectif « thrasos (θρασυς ) peut aussi être employé en mauvaise part au sens de « audacieux, arrogant », ce qui pourrait aussi convenir à l’attitude psychologique troyenne sûre de détenir la vérité évolutive. Le chemin par lequel un maître est parvenu à certaines réalisations est le plus souvent présenté par lui comme le meilleur et souvent le seul moyen d’accéder au Divin.
Sri Aurobindo le présente comme une action au développement assez récent qui se positionne toujours en avant dans le dialogue intérieur (adolescent au pied agile, premier à la course et au combat).
Il est le fils d’Arétès « ce par quoi on excelle », un sénateur Troyen, soit un développement du yoga déjà bien installé (A condition de retenir l’orthographe Αρετης, ce dont nous ne pouvons être sûr car l’anglais ne note pas les accents). Développer et utiliser le meilleur de ses capacités, ce pour quoi on a des compétences particulières, est une recommandation du yoga intégral, et aussi ce que Mère préconisait pour le développement d’Auroville.
Déiphobos « celui qui a vaincu la peur » est le principal chef troyen, mais lorsqu’il s’agit d’un problème concernant l’évolution, c’est Énée « la conscience en évolution » qui doit en débattre. Énée est en effet le symbole de l’ascension des plans de conscience à partir du plan du mental illuminé dans la poursuite de l’amour (Énée est situé dans la descendance de la pléiade Électre et il est aussi fils d’Aphrodite).
L’aventurier doit redescendre des niveaux élevés de la conscience où il se situe habituellement pour entendre des voix très anciennes qui se manifestent en lui (Déiphobos Bridant sa puissante enjambée au rythme du pas débile de l’Argien).
Cependant, ses pieds habités d’un dieu, Thrasymachos dans sa course rapide
Parvint aux grandes salles bâties par llos pour la joie de l’œil
Dans la jeunesse de la cité merveilleuse : il se reposait alors de la guerre
Et, triomphateur, régnait adoré par les nations prosternées.
Ilos est le fondateur de Troie et le bâtisseur de sa citadelle. Son fils Laomédon en construisit les remparts avec l’aide des dieux. Ilos est la cité de la liberté en l’esprit, de l’union avec le divin en l’esprit, la réalisation du Soi (ou Moi). La structuration des espaces dans les hauteurs de la conscience furent établis « pour la joie de l’œil », pour la joie de ceux qui parvenus à un certain niveau, sont des « voyants » de la Vérité en l’esprit. Ainsi étaient nommés les anciens Rishis védiques ainsi que les « voyants » de nombreuses traditions spirituelles.
C’est-à-dire que l’accès à la connaissance ne se fait plus par des processus mentaux incertains et laborieux mais par le moyen de la vision subtile. Cette faculté appelée « drishti » en sanscrit, est décrite par Sri Aurobindo dans « Le journal du Yoga ». Elle inclut la perception de formes invisibles à l’œil ordinaire (rupadrishti) et l’écriture qui se manifeste à la vision subtile (lipidrishti). De manière plus générale la perception par les sens subtils (vishayadrishti)), la connaissance du passé, du présent et de l’avenir (trikaladrishti), la perception du Brahman dans les choses ou les êtres, la révélation dont la nature est une pénétration intérieure directe de l’objet par la conscience spirituelle. « Drishti est la faculté par laquelle les anciens Rishis voyaient la Vérité du Véda, la vision directe de la vérité, vision qui n’a pas besoin d’observer l’objet, de raisonnement, de preuve, d’imagination, de mémoire ni d’aucune autre faculté de l’intellect » (Record of Yoga p.17). « Il ne s’agit pas, comme dans l’intuition, de regarder dans une personne, un objet ou un groupe de circonstances et d’en découvrir la vérité ; c’est la vision de la Vérité elle-même, venant comme une pensée lumineuse, indépendante de toutes circonstances, objets, etc. » (Record of Yoga p. 1472)
L’éclosion de ces facultés survient lorsque le chercheur accède au mental illuminé et en établit les bases (Dans la jeunesse de la cité merveilleuse). Cela est concomitant avec l’établissement de l’aventurier dans la non-dualité, car Ilos se reposait alors de la guerre. Sri Aurobindo énonce cette réalisation comme l’une des plus haute des anciens yogas car Ilos « triomphateur, régnait adoré par les nations prosternées ».
L’expérience de la non-dualité est l’expérience ou l’individualité s’éteint dans le Soi. C’est un état où il y a la perception que tout est parfait déjà, que tous les êtres sont déjà réalisés, qu’il n’y a pas lieu de « s’efforcer à », nul but à atteindre. Dans cette expérience, il n’y a plus aucun élan pour participer au mouvement du Devenir. C’est pourquoi, dans le yoga de Sri Aurobindo, elle ne peut constituer qu’une étape préliminaire. Et dans la mesure où Troie doit être détruite et l’aventure spirituelle dans les hauteurs se poursuivre non plus dans la lignée d’Ilos « la libération » mais dans celle d’Assaracos « l’égalité », lignée où figure Énée, cette expérience de la non-dualité ne doit plus être recherchée comme la base du nouveau yoga.
Dans la période d’extrême séparation que traverse l’humanité actuelle et avec la disparition des maîtres authentiques, les risques sont en effet immenses qu’au lieu de parvenir à la non-dualité, un chercheur s’illusionne totalement et ne parvienne qu’à renforcer un ego spirituel. Si les Yogis véritables sont effectivement libérés de l’ego, avec la disparition du sentiment du « je » séparé, il n’en est pas de même chez ceux qui n’ont pas purifié leur nature inférieure et l’ont simplement refoulée. Le chercheur s’illusionne alors lui-même sur son état de libération intérieure, présentant au monde une façade de paix et de réalisation, mais identifié à de fausses représentations de l’éveil. Les garants contre de telles dérives sont bien sûr l’humilité et la sincérité qui ne dissimule rien, pas même lorsque sont réactivées les vielles mémoires évolutives, trans-générationnelles et collectives.
A présent que tout touchait à sa fin
Le dernier de ses possesseurs mortels à parcourir ses jardins en fleur,
Le grand Anchise était étendu dans cette lumineuse demeure des anciens 280
Qui reposait sa calme vieillesse, — Anchise, vainqueur aux guerres lointaines,
Fils du noble Bucoléon et père de Rome par une déesse :
Dans sa divine adolescence, alors que solitaire il errait sur l’Ida,
Aphrodite la blanche l’avait jadis pris au piège, et avait, quêtant l’amour d’un mortel,
Dénoué sa ceinture au parfum d’ambroisie.
Anchise est le père d’Énée. Son nom pourrait signifier « celui qui est proche de l’homme séparé », autrement dit le compatissant. La compassion étant le degré le plus élevé de l’amour dans l’humanité actuelle, il est juste qu’Aphrodite se soit manifestée à lui lorsque la compassion s’installait (dans sa divine adolescence). La déesse lui donna Énée « celui qui évolue », symbole de l’évolution future vers davantage d’amour vrai.
Dans la tradition, Anchise est fils de Kapys et Thémisté et petit-fils d’Assaracos. Nous ne savons pas exactement pourquoi Sri Aurobindo a changé son ascendance, le situant dans la lignée de Laomédon comme fils de Bucoléon (Pour Apollodore, Bucoléon est fils de Laomédon et de la Nymphe Calybé), et donc signe d’un manque de consécration et de purification. Sans doute voulait-il ainsi indiquer que la civilisation romaine telle qu’elle s’est développée et telle que nous la connaissons ne pouvait en aucun cas être la Troie future annoncée par Homère, symbole de l’élaboration d’un yoga qui développerait l’amour sur une base de Vérité. Mais la civilisation romaine a du moins permis à la civilisation grecque de parvenir jusqu’à nous.
En effet, les légendes de la fondation de Rome en -753 avant J.-C. ne datent que du Ier siècle avant J.-C. et nulle part Homère n’associe « la Troie future » à cette partie du monde antique déjà connue de lui.
Sur le seuil Thrasymachos fit halte,
Cherchant des yeux serviteur ou garde, mais il ne perçut que l’isolement
D’un sommeil intériorisant la vision de l’âme, l’éloignant de la vie et des choses
humaines
Silencieux, indifférents, les corridors vides se perdaient dans l’obscurité.
Aux ombres de la maison et à la rêverie des chevrons résonnants
Il confia son appel à voix haute, et de chambres encore indistinctes
dans leur demi-jour 290
Le preux Enée en armure et manteau, à la démarche de lion,
Le fils d’Anchise, arriva ; car l’aube ne l’avait pas trouvé endormi,
Mais il avait quitté dans la nuit sa couche et les bras de Créüse,
Sortant du sommeil à l’appel de son esprit qui se tournait vers les eaux
Sous l’inspiration du Destin et de sa mère, la blanche Aphrodite, qui le guidait.
Thrasymachos « celui qui combat hardiment », approche des quartiers où réside Énée, symbole du travail évolutif dans le cadre des structures les plus évoluées des anciens yogas. Si les caractéristiques du sommeil qui « éloignent de la vie et des choses humaines » sont une évidence pour le sommeil ordinaire, sans doute est-ce aussi une allusion aux réalisations des anciens yogas qui ne cherchent pas à diviniser la vie et la matière. Les corridors vides font aussi sans doute allusion à un manque de vie, à des yogas ou des idéologies qui ont tué la vie.
Créüse (Κρεουσα), l’épouse d’Énée, est l’une des filles du roi Priam et de son épouse Hécube. Son nom semble être construit à partir de la racine signifiant « chair, viande », expression de « la vie tuée ». Le mouvement évolutif chez les Troyens, avant qu’Énée ne quitte la ville en portant son père Anchise, serait alors un yoga qui tue la vie. Sri Aurobindo a fermement dénoncé les yogas qui étouffent la vie où la réduisent à sa plus simple expression. Il affirme que les civilisations qui au contraire ont glorifié la vie ont aussi été le berceau des plus hautes spiritualités. Le vital doit être purifié et transformé ; il doit effectuer une conversion pour ne plus servir les désirs et l’ego, mais le psychique, l’âme. Cela a été longuement développé par Sri Aurobindo dans La Vie Divine.
La démarche de lion d’Énée est l’image d’une attitude à la fois majestueuse et souple, très sûre de soi. Et ce qui, dans le chercheur cherche à s’éveiller pour poursuivre l’évolution est un appel de la vie en lui inspiré par son destin – son Dharma – et par les forces qui veillent à l’évolution de l’amour dans l’humanité (à l’appel de son esprit qui se tournait vers les eaux sous l’inspiration du Destin et de sa mère, la blanche Aphrodite, qui le guidait).
Encor dans l’élan de sa course, Thrasymachos salua Enée :
« Héros Enée, que ton pas se porte en hâte au sommet de la colline iliaque.
Fais vite, Dardanide ! les dieux sont au travail ; ils se sont levés avec le matin,
Chacun de sa couche étincelante, et ils s’y sont mis ardemment. Nous pouvons voir
rougeoyer la Fatalité
Sur leurs enclumes de la destinée, et entendre le fracas de leurs marteaux. 300
Là ils forgent quelque chose, se tenant incognito dans le silence éternel :
Malheur, bonheur, ils choisiront, eux qui sont des maîtres calmes, irrésistibles ;
Ce sont des dieux, et ils réalisent leurs caprices inflexibles.
Troie est leur scène, Argos leur décor ; nous sommes leurs marionnettes.
Nos voix sont toujours poussées à parler pour une fin que nous ignorons,
Nous croyons toujours actionner, mais sommes actionnés nous-mêmes.
Acte et impulsion, désir et pensée sont leurs moteurs, notre vouloir est leur reflet
et leur auxiliaire.
Tel maintenant, persuadé qu’il vient dans un dessein formé par un mortel,
Flèche du vouloir des dieux décochée sur l’arc de l’assiégeant grec,
Eux-mêmes cinglant ses coursiers, Talthybios envoyé d’Achille. » 310
Sri Aurobindo développe ici plus avant le fait que les hommes sont à leur insu les jouets des forces surmentales, celles du plan des dieux. Pour en devenir libres, l’homme doit accéder lui-même à ce plan et devenir l’égal des dieux. C’est ce qui se produit lorsque symboliquement un héros peut se battre avec un dieu. Mais accéder à ce plan n’est pas chose facile et c’est la raison de l’aphorisme de Sri Aurobindo déjà cité « Tu dois apprendre à supporter tous les dieux en toi et ne jamais vaciller sous leur irruption ni te briser sous leur poids ».
On a coutume de dire que l’homme agit sous l’impulsion conjuguée de l’inné et de l’acquis. Certains acceptent d’y inclure le trans-générationnel et à l’extrême limite les mémoires cellulaires. Mais peu admettent l’existence de forces qui nous dépassent et dont les individus aussi bien que les groupes et les nations seraient les jouets, du moins tant qu’ils n’en sont pas conscients. Ceci n’implique pas que certains degrés de liberté ne soient pas accessibles selon les plans.
C’est au niveau des enjeux évolutifs que ces forces sont le plus concernées car chacune d’entre elles cherche à se réaliser, avec le même droit que toutes les autres. C’est pourquoi Troie est leur scène privilégiée pour l’action, et la quête de la vérité le décor ou le contexte (Troie est leur scène, Argos leur décor (background)).
Rappelons que l’Argolide fut d’abord gouvernée par les Inachides (la concentration) puis par une lignée où figure Persée (la maîtrise de la peur) et Eurysthée « une grande force (intérieure) » ou « une grande détermination » qui ordonna les célèbres travaux à son neveu Héraclès dont les six premiers travaux se déroulent en Argolide ou à proximité. Lors de la guerre de Troie, c’est Agamemnon, roi de Mycènes, qui gouverne l’Argolide. L’adjectif « argos » signifie « brillant, lumineux », « rapide », et aussi « inachevé ». Le sens à retenir dérive d’un peu tout cela, décrivant un chercheur qui s’engage sur le chemin en quête de lumière, apprend la concentration, expérimente rapidement sans s’arrêter à des situations qui pourraient le faire entrer dans l’habituel, et à la fois progresse sur un chemin inachevé, toujours poussé par le besoin « d’autre chose ».
Rappelons également que ces forces – les dieux – ne sont pas évolutives, ou du moins qu’elles doivent s’incarner pour évoluer, ce à quoi elles sont réticentes. Elles se servent donc des humains pour atteindre leur but, pour se réaliser. Ainsi, nos actes, nos pensées, nos paroles, nos désirs et même notre volonté sont influencés par elles.
Ainsi, dans sa conscience la plus haute, l’aventurier sait que l’appel à la conciliation des anciens et nouveaux yogas, provenant de l’aspiration à réaliser la complète transparence dans sa nature extérieure (Talthybios est l’envoyé d’Achille), n’est pas issu de la seule volonté de son être extérieur mais bien du plan des dieux, du surmental. Non seulement l’aventurier agit sans désir et sans attachement, mais il a également réalisé et pleinement accepté que ce n’est pas lui qui agit mais le Divin à travers lui.
« Les dieux sont toujours occupés, Thrasymachos fils d’Arétès,
A tisser le Destin sur leurs métiers, et hier, aujourd’hui et demain
Ne sont que les cadres charpentés par eux avec le bois d’œuvre de l’Espace et du Temps,
Et ne font que circonscrire la danse de leur navette. Quel regard exempt
de stupéfaction devant leurs travaux
Pourra jamais percer à jour où ils demeurent, et dévoiler leur dessein lointain ?
Ils peinent en silence, cachés dans les nuées, enveloppés dans la ténèbre de minuit.
Pourtant je prie Apollon, l’Archer ami des mortels,
Et m’abaisse devant celui qui chevauche le Destin, celui qui manie la foudre,
Pour détourner malheur et ruine de la terre de mes ancêtres. Toute la nuit Morphée,
Lui qui de ses mains indistinctes entasse erreur et vérité sur les mortels, 320
Se tint à mon chevet produisant ses images. Dans mon rêve, impuissant comme un spectre,
J’errais dans les rues d’Ilion, environné de toutes parts par le feu et l’ennemi.
Rouge, la fumée montait triomphante jusqu’au faîte de la maison de Priam,
Le cliquetis des armes des Grecs était dans Troie, et déjouant le fracas métallique
Des voix criaient et m’appelaient par-delà le violent Océan
Amenées par les vents d’ouest d’une terre où s’abrite Hespéros. »
Sri Aurobindo poursuit sa description du surmental, le plan des dieux. Rappelons que ce n’est pas un plan de création mais seulement de formation. Ce n’est donc pas dans ce plan que se situe la source de l’espace/temps, lequel se manifeste de façon différente selon les plans au fur et à mesure de la densification. Nous sommes déjà capables de percevoir la relativité du temps et de l’espace selon notre état intérieur. Des démonstrations mathématiques en ont aussi été données avec la théorie de la relativité. La théorie quantique nous fait entrer aussi dans des univers où le temps s’est inversé, où les particules évoluent comme en des espaces dédoublés. Ainsi, par exemple, certaines particules peuvent entrer en collision avant même d’exister.
Mère, dans l’agenda, abordant le plan supramental, décrit un temps matériel totalement différent selon l’état de conscience dans lequel on se trouve, où exactement les mêmes choses peuvent être effectuées de façon surprenante dans un temps beaucoup plus court que l’habituel si elle se trouve dans le nouvel état de conscience.
Le temps des dieux et leur espace ne sont donc pas du tout ceux des hommes. Les forces du plan surmental évoluent dans un espace/temps beaucoup plus étendu que le nôtre. De là, ils peuvent agir dans ce qui nous apparaît comme le passé ou le futur, tissant notre destin, ce dont nous sommes totalement inconscients. Pour accéder à ce plan du surmental et en connaître les forces, il faut déjà qu’il soit familier à l’aventurier, que rien ne l’étonne dans ses manifestations, que le regard soit exempt de stupéfaction devant leurs travaux. Pour l’homme ordinaire, ils sont totalement inaccessibles, demeurant symboliquement au plus profond de la nuit, dans la ténèbre de minuit.
Nous avons déjà longuement parlé d’Apollon, le dieu de la lumière psychique. Comme sa sœur Artémis, il est muni d’un arc et de flèches, symbole de la concentration sur un but éloigné et de purification. Il soutient le camp troyen. Il est donc logique qu’Énée le prie.
De même, Zeus, force du niveau le plus élevé du surmental, se tient au-dessus du conflit intérieur et en maîtrise l’issue, tout comme le cavalier maîtrise sa monture. Il est donc le maître du Destin.
Zeus manie la foudre – l’éclair et le tonnerre – qu’il a reçue des Cyclopes lors de la guerre contre les Titans : ce sont les symboles de l’instantanéité de la lumière illuminatrice du supramental et de sa puissance lorsqu’il agit par l’intermédiaire du surmental.
A la fin de ce passage, on voit l’aventurier ne pouvant discerner si les images qu’il reçoit et les paroles qu’il entend intérieurement concernant le futur évolutif sont véridiques ou de simples illusions. Les images annoncent un changement radical dans le processus évolutif, les anciennes structures du yoga étant soumises au feu purificateur.
Et les voix en lui interpellent « ce qui œuvre en vue de l’évolution » (Énée) pour l’inciter à chercher aux origines de la vie. Hespéros est en effet le soir, l’occident, là où le soleil se couche. Symboliquement, il représente les origines de la vie dans la matière, le début de l’évolution, la conscience cellulaire. Ainsi, c’est au jardin des Hespérides que se trouve la Connaissance ultime, les pommes que devra aller chercher Héraclès dans le onzième travail.
Sombres ils se turent, car leurs pensées, soudain muettes, pesaient sur eux.
Puis se séparant sur un bref adieu, irréfléchi et inconscient de son sens,
Ils se tournèrent vers leurs tâches et leurs vies maintenant proches mais bientôt
dissociées :
Destiné à périr avant même sa nation périssante, 330
Thrasymachos, à toute allure, courut reprendre sa garde à la porte ;
A grands pas rapides, mais l’œil absorbé, le regard absent,
Chassé le long des avenues par le fouet de ses pensées comme un attelage des dieux
Le héros né d’une déesse se dirigea vers son puissant avenir.
C’était un être choisi pour s’élever à la grandeur par la chute et le désastre,
Perdeur de son monde par la volonté d’un ciel qui paraissait sans merci et contraire,
Fondateur d’un monde plus neuf et plus grand par l’aventure audacieuse.
A présent, du pied de la citadelle qui dominait une foule de bourgs,
Montant toujours plus haut vers des édifices songeurs et le Palladium mystique,
Confronté au rayon du matin et rejoint par les brises de l’océan, 340
Le Destin sur ses épaules, le vaillant Enée, pensif, gravissait à grandes enjambées
la pente de Troie.
Au-dessous de lui, silencieux, les toits ensommeillés de la cité d’llos
Rêvaient dans la lumière de l’aurore ; au-dessus, la citadelle, toujours en éveil,
faisait le guet,
Solitaire et puissante comme une déesse au corps de blancheur qui resplendit
sur une éminence,
Portant ses regards au loin sur la mer, l’ennemi et le danger qui rôdait.
Le troyen Thrasymachos « celui qui combat hardiment », adolescent au pied agile premier à la course et au combat, est ce qui représente l’énergie qui monte à l’assaut des hauteurs de l’esprit. C’est donc l’une des toutes premières choses qui doit cesser dans le mouvement de renversement (Destiné à périr avant même sa nation périssante). Peut-être est-il le symbole d’une certaine « habileté dans les œuvres » développée par l’aventurier qui a réalisé l’union divine, le Soi.
Énée, symbole de « la conscience qui travaille à l’évolution », doit grandir par ce qui nous semble une chute et un désastre (C’était un être choisi pour s’élever à la grandeur par la chute et le désastre). Sri Aurobindo décrit ce processus comme inéluctable tant que l’homme n’est pas supramentalisé : la Nature désagrège une structure parvenue à son maximum de développement et en re-mélange les éléments en vue d’une perfection plus haute. Ce serait aussi le principe fondamental de la réincarnation. Cet appel évolutif doit accepter la destruction des formes anciennes selon les lois édictées par l’esprit qui dirige le processus évolutif : c’est pourquoi Énée est « Perdeur de son monde par la volonté d’un ciel qui paraissait sans merci et contraire ». Mais aller vers le Nouveau implique des êtres prêts à tout abandonner pour la grande aventure (plus grand par l’aventure audacieuse). Car, comme Mère l’a abondamment répété, il ne s’agit pas d’un perfectionnement de l’homme mental actuel, mais d’une nouvelle création qui doit surmonter toutes les oppositions que dressent sur son chemin tout ce qui est attaché à l’ancien et veut faire perdurer l’ancien monde. Satprem dira même que « le meilleur de l’ancien est le plus grand obstacle au nouveau ». Mère a appelé tous ceux qui ont soif « d’autre chose » à la grande aventure.
Mais à ce moment du yoga, ce travail évolutif est encore tourné vers les hauteurs de l’esprit en des constructions mentales très éloignées de la matière (des édifices songeurs).
Nous avons déjà parlé du Palladion ou Palladium mystique, statue à l’effigie de la déesse Athéna qui protégeait celui qui le possédait.
Voici son histoire telle qu’elle est contée dans la Bibliothèque d’Apollodore et ce que nous pouvons en comprendre.
Quand naquit Athéna, la déesse fut élevée par Triton, fils de Poséidon et d’Amphitrite, qui avait le haut du corps d’un homme et le bas du corps d’un poisson à longue queue. Triton avait une fille, Pallas.
Les deux jeunes filles s’entraînaient ensemble aux exercices guerriers. Un jour, comme elles en étaient venues à s’opposer et que Pallas se disposait à frapper, Zeus, inquiet pour Athéna, abaissa son égide pour la protéger ; ainsi Pallas, effrayée, leva les yeux, fut touchée par Athéna et mourut. La déesse, attristée par la mort de son amie, fit une sculpture de bois à sa ressemblance, l’enveloppa de l’égide, et la déposa auprès de Zeus.
Mais le jour où Électre, poursuivie par Zeus, se réfugia derrière le Palladion, Zeus, furieux, le jeta dans la région d’Ilion en même temps qu’Até. Ensuite Ilos construisit un temple pour le Palladion, et le vénéra. Tant qu’il demeurait à Troie, la cité était inexpugnable.
Triton, fils de Poséidon dieu du subconscient et d’Amphitrite, vivait dans un palais d’or au fond de la mer. Il représente une force de réalisation à la racine du vital subconscient qui conduit à la consécration du vital au yoga. En effet, le vital est normalement si ce n’est réticent, à tout le moins absolument indifférent au yoga. Il s’agit donc d’un renversement d’attitude du vital qui implique sa pleine maîtrise. La fille de Triton, Pallas, représente une réalisation dans ce domaine. Elle est le symbole de la force qui apporte la stabilité de la double libération mentale et vitale, et donc la maîtrise de ces plans, soit une certaine « égalité ». Elle implique une certaine pureté, d’où le sens courant pour παλλαξ de « jeune homme, jeune fille ».
Lors de la progression dans le yoga de la connaissance (la croissance d’Athéna), arrive un moment où la recherche de l’égalité entre en conflit avec le maître intérieur. Ce dernier est protégé par le supraconscient (Zeus protège Athéna d’un coup de Pallas) et la quête de plus d’égalité ou d’équanimité n’est plus qu’une image que l’on vénère. Mais tant que l’aventurier, à partir du mental illuminé, prétend en détenir le monopole, le basculement du yoga ne peut avoir lieu (Troie ne peut être prise tant que le Palladion reste en ses murs ; avec le retour en Grèce des ossements de Pélops et la participation de Néoptolème à la guerre, c’est la troisième condition nécessaire à la prise de Troie).
L’Électre dont il est question dans ce passage est une des filles d’Atlas, et le symbole du plan du mental illuminé. Lorsque le plus haut du surmental veut que ce plan devienne un but pour l’aventurier (lorsque Zeus violenta Électre pour instaurer la lignée Troyenne), ce dernier a tendance à vouloir faire cadrer le mental illuminé avec l’image qu’il se fait de l’égalité (Electre se réfugie derrière le Palladion qui était encore auprès de Zeus), ce qui bien entendu est contraire à la lumière et vérité de ce plan.
Toutefois, le surmental laisse cette erreur se développer dans une structure spirituelle qui travaille à réaliser le mental illuminé (Troie), mais qui n’est pas totalement purifiée, pas totalement consacrée (A la fois Até et le Palladion sont précipités aux abords de Troie).
Sans doute, ce qui était d’abord la pureté au sens originel « chaque chose à sa place », devient un principe d’exclusion : ceci et pas cela, l’esprit mais pas la matière, etc. Ce principe d’exclusion, cet attachement à une vision partielle, à une image de l’accomplissement, de la sagesse et de la sainteté, devient le rempart inexpugnable auquel se heurte toute nouvelle élaboration du chemin spirituel : la structure qui possède le Palladion ne peut être détruite. Mère appelle cet état « la perfection de l’égalité négative ».
Tant que cet état est sacralisé (le Palladium mystique) et considéré comme le plus haut accomplissement, aucune évolution vraie ne peut avoir lieu.
C’est pourquoi, Ulysse, débarquant à Ithaque après son long périple de purification, devra tuer les prétendants Antinoos et Eurymaque, symboles de la plus haute sagesse et de a plus parfaite sainteté.
Dans la dernière partie de ce passage, « les toits ensommeillés de la cité d’llos qui rêvaient dans la lumière de l’aurore » font sans doute référence à de hautes pratiques de yoga qui manquent d’incarnation, seulement tourné vers des « rêves spirituels ». Quant aux formes de yoga les plus élevées, ce sont celles qui correspondent à ce que la tradition nomme « éveil » : « au-dessus, la citadelle, toujours en éveil, faisait le gué ». On peut, semble-t-il, l’associer à la seconde transformation, la transformation spirituelle, la première étant la transformation psychique, selon la description de Sri Aurobindo (Cf. Lettres sur le yoga, Volume III, 4ème partie). Cette seconde transformation commence quand, après la réalisation du Soi, la conscience supérieure ouvre les chakras de manière irréversible.
Cela correspond à une dissolution de l’individualité dans le Soi, un état de connaissance par une vision spirituelle directe de ce qui est, et la sensation de faire partie du Tout.
Aussi cette réalisation est-elle « Solitaire et puissante comme une déesse au corps de blancheur qui resplendit ».
Il monta sur la croupe de la colline et vit le palais de Priam,
Foyer des dieux de la terre, vision merveilleuse de Laomédon
Contenue dans la pensée qui familiarisa sa volonté avec une entreprise au-delà du terrestre
Et dans le brasier de son esprit qui en imposa la grandeur au ciel,
Palais rêvé par la harpe d’Apollon, mélodie sculptée dans le marbre. 350
Chant après chant, comme une épopée, il avait surgi de son mental ;
Chacune de ses salles était une strophe, ses chambres les vers d’une épode,
L’hymne de victoire de la destinée d’Ilion. Préoccupé, et par sa pensée frappé
de mutisme,
Enée entra dans l’éclatant mégaron peuplé de peintures,
Pavé d’une splendeur de marbre, et vit Déiphobos,
Fils de l’antique maison, assis près du foyer opulent de ses pères,
Et comme un spectre à ses côtés, le gris et sinistre Argien.
Nous avons déjà parlé à plusieurs reprises de Laomédon et de son fils Priam « le racheté ». Ici, Sri Aurobindo nous dit que les formes les plus avancées ou « élevées » des anciennes spiritualités sont issues de la capacité de vision des yogis parvenus à une parfaite maîtrise vitale, au maximum du feu intérieur. En effet, le premier refus de Laomédon se situe après le 9ème travail d’Héraclès, La ceinture de la reine des Amazones, peuple vivant à l’embouchure du Thermodon « le feu de l’union ».
La citadelle de Troie, qui inclut le palais désormais occupé par Priam, a été construite par Apollon « le dieu de la lumière psychique » et Poséidon « le dieu du subconscient ».
Mère explique dans l’agenda qu’il ne peut y avoir une trop grande différence entre la progression des aventuriers et le reste de l’humanité. Peu importe donc les « erreurs » de Laomédon. A ce moment du yoga, les anciens aventuriers élaborèrent des « structures spirituelles » par leur capacité de vision et l’assimilation progressive dans la pensée, et mobilisèrent leur volonté pour des réalisations qui dépassaient de loin les capacités de l’humanité ordinaire (vision merveilleuse de Laomédon contenue dans la pensée qui familiarisa sa volonté avec une entreprise au-delà du terrestre).
Déjà certaines forces des plans de l’esprit semblent avoir manifesté leur opposition à de telles réalisations.
La réalisation psychique pour laquelle Mère dit qu’il était admis anciennement qu’il fallait trente années d’un yoga assidu pour y parvenir – était un appel de la puissance spirituelle de « lumière psychique » (Palais rêvé par la harpe d’Apollon). Les anciens aventuriers élaborèrent donc progressivement des pratiques de croissance spirituelle immuables (mélodie sculptée dans le marbre, chant après chant), très organisées et très précises (Chacune de ses salles était une strophe, ses chambres les vers d’une épode).
Peut-être même « la splendeur de marbre » est-elle une indication que les concepts et les méthodes de yoga au niveau de la matière, du corps, étaient « splendides » mais aussi extrêmement rigides.
Le « mégaron » était la grande salle d’une maison où se tenaient les réunions. Dans un temple, c’était la partie la plus sacrée, le sanctuaire. Énée y retrouva donc Déiphobos et l’envoyé des achéens.
Réjoui par la lumière comme une brillante étoile qui accueille le matin,
Rayonnant, très beau, resplendissant d’or, les cheveux ornés d’un bandeau précieux
jetant mille feux
Pâris, arraché par le défi grec au chant et à la lyre, 360
Arriva, le visage et les yeux habités d’une joie inaltérable par le Destin.
Enfant de l’aurore toujours à jouer près d’un tournant des routes solaires,
Répondant au regard de la destinée avec un rire insouciant de camarade,
Égayant en chemin le domaine terrestre par sa vision de beauté et de délice,
Il passait à travers son péril et sa peine, en direction de l’Ombre ambiguë.
Sri Aurobindo nous donne ici quelques indications complémentaires sur la réalisation troyenne symbolisée par Pâris « l’égalité ».
Tout d’abord la joie que procure la lumière provenant du monde de vérité, une joie stable qu’aucun évènement extérieur ne peut altérer (une joie inaltérable par le Destin), une joie qui rend celui qui l’abrite rayonnant, comme vêtu d’or. Nous avons vu que le yoga pour l’obtention de cette joie avait été entrepris par son arrière-grand-père Ganymède, frère d’Ilos. Au niveau de Pâris, trois générations plus tard, nous pouvons en déduire qu’elle est donc bien établie.
De plus, la stabilisation au niveau du mental illuminé fait que « ses cheveux (sont) ornés d’un bandeau précieux jetant mille feux ».
Le chant et la lyre, attributs d’Apollon (le chant pour célébrer Apollon est le Péan), démontrent la réalisation psychique. Le psychique est le plus souvent ouvert chez les petits enfants avant d’être rejeté à l’arrière-plan par la croissance mentale. Et sa caractéristique est une simplicité joyeuse. Cela nous évoque l’injonction répétée de Sri Aurobindo aux disciples « Soyez simple, soyez simple (Be simple, be simple) ». À ce tournant du yoga, l’aventurier a donc retrouvé une simplicité d’enfant. Le psychique, artisan d’un éveil détendu, toujours ouvert aux influences du « nouveau » apportées par le supramental créateur, est le premier informé des transformations que ce dernier insuffle de loin en loin dans l’humanité (Enfant de l’aurore toujours à jouer près d’un tournant des routes solaires). Se sachant immortel, il se rit des évènements extérieurs. La tâche que son âme s’est donnée ne peut en aucune façon être modifiée par les évènements extérieurs tant est absolue sa certitude intérieure. Ni le doute ni la peur ne peuvent l’effleurer, ni même ce que les hommes appellent « la destinée » ébranler sa conviction et sa détermination. Ayant laissé tomber l’ego, il est devenu le camarade de jeu des évènements : pour lui, la vie est devenue un jeu où l’on s’oublie, avec la gravité et l’insouciance joyeuse de l’enfant (Répondant au regard de la destinée avec un rire insouciant de camarade).
La réalisation de l’égalité est la base fondamentale de toute évolution spirituelle future. C’est la raison pour laquelle c’est Pâris et aucun autre fils de Priam qui enleva Hélène, symbole de la vérité évolutive. Toutefois, l’égalité dont il est le symbole n’a pas été approfondie assez loin dans les profondeurs du vital et dans le corps. Elle reste attachée à une représentation, celle du Palladion. C’est pourquoi Pâris devra mourir à Troie et l’évolution se poursuivre dans la lignée d’Assarakos. Toutefois, à ce moment du yoga, toujours uni à Hélène, c’est cette égalité imparfaite qui porte le flambeau évolutif.
Le psychique est également par nature orienté vers la beauté : l’ouverture au sens du beau, du juste et du vrai est l’un des premiers signes de l’émergence du psychique.
L’aventurier endure le danger et la souffrance due à sa très grande sensibilité grâce à sa joie intérieure et sa vision lointaine de la terre transformée. Il se dirige vers « l’Ombre », vers les profondeurs de son être qui ne disent pas clairement ce qu’elles recèlent (Égayant en chemin le domaine terrestre par sa vision de beauté et de délice, il passait à travers son péril et sa peine, en direction de l’Ombre ambiguë).
La dernière à quitter sa chambre de sommeil où elle était étendue dans la demeure iliaque
Au cœur de la maison avec les filles de Priam à la poitrine profonde,
Noble et de haute taille, toute droite nimbée de jeunesse et de gloire,
Réclamant le monde et la vie comme le fief de sa vaillance et de son courage,
Dans l’encadrement d’une porte qui ouvrait sur des murmures
et des rires lointains, 370
Capturant l’œil comme un sourire ou un rayon de soleil, se dessina Penthésilée.
Après Pâris, Sri Aurobindo introduit l’amazone Penthésilée pour achever la description des réalisations les plus avancées des anciens yogas.
Cette réalisation étant difficile à cerner, Sri Aurobindo va donner progressivement des éléments de compréhension du problème qu’elle représente.
Nous allons tout d’abord examiner les éléments donnés par la mythologie grecque.
Les Amazones y interviennent à plusieurs reprises et en tout dernier, elles vinrent apporter leur soutien aux Troyens dans les derniers mois de la guerre de Troie, après la mort d’Hector.
Nous avons déjà mentionné dans l’introduction que Sri Aurobindo a repris avec Ilion la description du chemin à partir des évènements décrits dans L’Éthiopide, poème qui suivait immédiatement L’Iliade et précédait la Petite Iliade, et traitait de l’engagement de l’amazone Penthésilée aux côtés des Troyens et des évènements situés entre la mort d’Hector et celle d’Achille, donc avant ceux de L’Odyssée.
Parmi ceux-ci, il y avait les exploits de Penthésilée avant qu’elle ne soit tuée par Achille qui à son tour était tué par une flèche décochée par Pâris assisté d’Apollon.
Il y avait aussi dans ce poème l’attribution des armes d’Achille à Ulysse, c’est-à-dire la désignation du yoga consacré à la purification avancée, à la réalisation de la pleine transparence aux forces divines comme héritier du mouvement de libération. Cette purification est traitée dans l’Odyssée.
Comme seulement cinq lignes du poème original nous sont parvenues, nous possédons assez peu d’éléments mythologiques sur l’héroïne Penthésilée pour en déduire son symbolisme exact (Le seul résumé détaillé de l’œuvre dont on dispose provient de Proclos, philosophe du Ve siècle). Toutefois, nous avons de nombreux éléments concernant les Amazones ainsi que certaines indications données progressivement par Sri Aurobindo.
Les Amazones étaient un peuple de femmes guerrières qui résidait au-delà de la Propontide « le travail avancé sur le vital (Pro-Pontos) », sur les bords de la Mer Noire ou Pont Euxin (Euxeinos Pontos) « le travail dans un monde vital très étrange, inhospitalier », au nord de l’actuelle Turquie, à mi-chemin de la Colchide. Leur capitale était Thémiskyra, nom désignant ceux « qui ont en partage la loi divine ». Thémiskyra est un mot construit avec themis « ce qui est établi comme la règle » ou « loi divine » par opposition à nomos, « la loi humaine », et kyra « qui a en partage ».
Cette ville était située à l’embouchure du fleuve Thermodon : c’est-à-dire que la « réalisation spirituelle » représentée par les Amazones se situe au maximum d’intensité du « feu de l’union », l’Agni des Védas, le feu psychique. C’est le point culminant de la période qui achève « la croissance de la vie unitive », associée à la réalisation psychique, l’union permanente avec le Divin dans le Soi, la perception continue de la « présence ».
C’est la réalisation la plus avancée des anciens yogas : Penthésilée et ses capitaines viennent du lointain Orient, d’une contrée située encore plus à l’Est que Troie.
Nous n’avons aucune certitude sur la construction du mot Amazone. Le plus probable est qu’il a été construit à partir de αμα (tout à fait) et ζωνη (ceinture), symbole d’une parfaite maîtrise vitale.
Le nom Penthésilée est construit autour du mot qui signifie principalement souffrance (deuil, douleur, affliction, souffrance et aussi malheur, évènement douloureux).
Avec les indications complémentaires données par la mythologie et par Sri Aurobindo et avec le sens de la lettre structurante Lambda (individuation, libération) incluse dans le nom Penthésilée, le si faisant office de liaison, nous pouvons comprendre que c’est la réalisation qui témoigne de la libération de la souffrance. Il s’agit bien sûr à ce niveau de la souffrance psychologique, qui accompagne la libération du désir et de tout attachement, et la réalisation d’une certaine égalité et la réalisation d’une ivresse divine qui aspire (elle demeure dans une contrée où le raisin s’élève aux nues).
Penthésilée illustre assez bien les strophes 50 et 51 du Chant 2 de la Bhagavad Gîta :
50 « Celui qui par l’intelligence a atteint l’union (avec le Moi) s’élève dès ici-bas au-dessus de l’action bonne comme de l’action mauvaise. Aussi efforce-toi d’atteindre le yôga ; le yôga est l’habileté dans les œuvres. »
51 « Les sages qui par l’intelligence ont atteint l’union (avec le Moi), sont détachés des fruits de l’action et, délivrés des liens de la naissance, ils atteignent l’état sans douleur. »
et aussi les strophes 17 et 23 du Chant VI :
17 « Le yôga détruit la souffrance de celui chez qui tout est uni, que ce soit le sommeil et la veille, la nourriture et le délassement, ou l’attitude dans l’action. »
23 « Qu’il le sache, cette rupture de l’union avec la souffrance est ce qu’on appelle le yôga ; ce yôga, il doit le pratiquer résolument et jamais céder au découragement.
Toutefois, il est possible que Penthésilée symbolise également jusqu’à un certain point la libération de la souffrance physique, raudrananda, l’ananda physique associée à la transformation de la souffrance en Ananda (Cf. Journal du Yoga).
Il est aussi intéressant de noter que Mère, étant née sans ego, avait dès le début la réalisation correspondante. Mais Elle avait aussi acquis la capacité de s’abstraire de toute souffrance corporelle. Lorsqu’est intervenu le renversement pour descendre dans le corps, cette capacité lui a été « retirée » ou « interdite » afin qu’elle puisse descendre à la racine du mensonge.
Parmi les autres éléments la concernant, notons que si Penthésilée est donnée pour une fille d’Arès, c’est parce qu’elle représente une réalisation dans le sans-forme, Arès étant le destructeur des formes. Fille d’Arès, elle représente également une réalisation dans le plan des dieux, dans le surmental.
Nous parlons de réalisation et non de travail de yoga car Penthésilée est une femme, donc une réalisation.
Elle incarne donc jusqu’à un certain point ce qui est préfiguré par les trois enfants de Tros : la libération en l’esprit (Ilos), l’équanimité (Assarakos) et la joie (Ganymède), réalisations que Sri Aurobindo explicite dans la Synthèse des Yogas en parlant de la progression dans l’égalité qui peut être mesurée en soi à l’aune de quatre critères (Chapitre XIII, l’action de l’égalité) :
l’égalité au sens le plus pratiquement concret : être libre de toutes préférences mentales, vitales et physiques, accepter également toutes les œuvres de Dieu en soi et autour de soi.
une paix solide et une absence de toute perturbation et de tout trouble.
un pur bonheur spirituel et intérieur, une aise spirituelle invariable en son être naturel.
une joie claire et le rire de l’âme qui embrasse la vie et l’existence.
Un tel accomplissement cherche à imposer sa loi à la nature extérieure tout entière : Penthésilée en effet réclame « le monde et la vie comme le fief de sa vaillance et de son courage ».
Toutefois, s’il s’agit d’un tel accomplissement, on doit comprendre pourquoi plusieurs héros tels Bellérophon, Thésée, Priam et bien sûr Héraclès et Achille durent affronter les Amazones.
Bellérophon est le héros qui, monté sur le cheval Pégase, tua la Chimère. (Voir l’analyse détaillée du mythe au Chapitre 2 du Tome de 2 de Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident.)
Il symbolise la victoire sur l’illusion, la victoire de la lumière sur l’obscurité. C’est pourquoi c’est en Lycie, le pays de « la lumière naissante », qu’eut lieu le combat.
La Chimère est fille de Typhon « l’ignorance » et de la vipère Échidna « l’arrêt de l’évolution dans l’union ». C’est une sœur de l’Hydre de Lerne, du chien Orthros, et de Cerbère. Elle fait donc partie des quatre grands monstres qui apparurent dans la création lorsque la lumière se transforma en obscurité et illusion (la Chimère), la Vérité en mensonge (le chien Orthros), le pouvoir et la vie en impuissance et mort (Cerbère), la béatitude en désir et souffrance (l’Hydre de Lerne).
La Chimère un monstre dont l’avant du corps était celui d’un lion, l’arrière celui d’un dragon et le milieu celui d’une chèvre. De sa gueule s’échappaient d’immenses flammes.
Bellérophon tua la Chimère en faisant confiance aux signes des dieux. Selon Hésiode, c’est en chevauchant le cheval ailé Pégase qu’il accomplit son exploit. Comme le héros avait eu du mal à le dompter, Athéna lui avait procuré une bride en or.
Pégase est le fils de Poséidon et de la Gorgone Méduse. Il est sorti du cou de celle-ci lorsque Persée le trancha. Il représente une force libre de toute limitation, de toute peur. C’est-à-dire que l’illusion ne peut être totalement vaincue tant que subsistent le moindre doute, la moindre peur ou le moindre dégoût. C’est pourquoi Athéna lui donna une bride en or pour lui permettre une absolue maîtrise.
Le roi de Lycie, après la victoire sur la Chimère, soumit Bellérophon à différentes épreuves, dont l’avant dernière était de combattre les Amazones : il faut alors comprendre que c’est seulement lorsqu’il est libéré de toute peur et qu’est acquise la parfaite maîtrise vitale que l’illusion qui entache la très haute réalisation représentée par les Amazones, l’illusion de la séparation, peut être dépassée.
Thésée est le grand purificateur. C’est lui qui vint à bout du Minotaure dans le labyrinthe, cette formidable déviation du juste chemin dans le yoga. Cette déviance est due à la récupération par le mental d’une illumination spirituelle et au détournement aux fins de l’ego du pouvoir de réalisation. Nous ne rentrerons pas ici dans l’histoire complexe des rapports de Thésée avec les Amazones, qui, comme pour tous les héros confrontés à ce peuple, sont empreints d’ambigüité. En effet, c’est une réalisation que le chercheur doit d’abord atteindre avant de la dépasser. D’où en général des amours suivis d’un combat à mort. Il s’agit de l’un des derniers exploits de Thésée, juste avant le rapt d’Hélène.
Pour ce qui concerne Priam « le racheté », nous n’avons qu’une bribe du mythe dans le Chant 3 de l’Iliade. Nous pouvons seulement supposer qu’à un moment du yoga, avant la remise en question profonde représentée par la guerre de Troie, il y a une prise de conscience que la réalisation symbolisée par les Amazones n’est pas la réalisation ultime.
C’est lors de son neuvième travail qu’Héraclès dut rapporter la ceinture de la reine des Amazones. (Voir l’analyse détaillée du mythe au Chapitre 6 du Tome de 2 de Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident). Ce travail, signe d’une parfaite maîtrise, était la limite extrême que les anciens maîtres de sagesse grecs considéraient pouvoir atteindre dans le yoga. Car Héraclès, en route vers le dixième travail, édifia ses fameuses colonnes – que nul, au dire du poète Pindare, n’était capable de franchir, « elles que le Héros-Dieu a posées comme témoins de la navigation la plus lointaine ». C’est au même moment que furent érigés les murs de la citadelle de Troie. (Cf. Tome 2 Chapitre 6 de Mythologie grecque, Yoga de l’Occident).
En fait, dans ce neuvième travail, il ne s’agissait pas tant d’une ceinture que d’un baudrier, pièce de l’équipement d’un guerrier servant à supporter l’épée, et signe d’une parfaite maîtrise.
Les textes les plus anciens mettent l’accent sur la bataille et sur la mort de la reine des Amazones, alors appelée Antiopé, tuée par Héraclès. Les versions plus tardives indiquent qu’il y eut d’abord des relations amicales avant la mêlée meurtrière.
Apollonios (IIIe siècle avant J.-C.), est le premier à mentionner la sœur de la reine, Mélanippé « une force vitale noire » : Héraclès captura dans une embuscade Mélanippé, la sœur de la reine (qui est ici nommée Hippolyte), et l’échangea contre le « baudrier » de celle-ci.
Avec cette mention d’une force vitale noire est ici introduit l’idée qu’un manque de purification dans les profondeurs a permis qu’émerge une puissante ombre dans l’aventurier. Chez d’autres auteurs, il s’agit d’une libre manifestation de la force vitale, l’inverse de la maîtrise, symbolisée par Hippolyte « la force déliée », qui doit être tuée par le héros.
Est ainsi illustrée la déviance de certains systèmes de yoga contre laquelle s’est violemment dressé Sri Aurobindo, en particulier en ce qui concerne le mélange de la sexualité et du yoga « J’ai observé que le sexe, au même degré que l’ego (l’orgueil, la vanité et l’ambition) et les convoitises et désirs radjasiques est l’une des causes principales des accidents spirituels qui arrivent dans la sâdhanâ. Vouloir le traiter par le détachement, sans l’extirper totalement, échoue tout à fait; vouloir le « sublimer » comme le préconisent beaucoup de mystiques modernes en Europe, est une expérience tout à fait téméraire et périlleuse. Car c’est le mélange du sexe et de la spiritualité qui cause les plus grands ravages. » ou encore « Mais nulle erreur ne saurait être plus périlleuse que d’accepter un mélange de désir sexuel et sa satisfaction sous quelque forme subtile, et de considérer que cela fait partie de la sâdhanâ. Ce serait la façon la plus efficace de se diriger tout droit vers la chute spirituelle et de précipiter dans l’atmosphère des forces qui bloqueraient la descente supramentale et feraient descendre à leur place des puissances vitales adverses semant le désordre et le désastre. » (Les Bases du Yoga, chapitre IV. Traduction de la Mère)
Finalement Penthésilée est tuée par Achille avant que ce dernier ne soit également tué. En fait il s’agit pour ces deux héros de phases qui s’achèvent et non de remises en cause radicales de ce qu’ils ont symbolisé. C’est pourquoi dans L’Éthiopide, Achille tombe amoureux de Penthésilée lorsqu’il la voit mourir.
Achille représentant la fin du processus d’individuation et de libération de l’ego au niveau mental et vital, la souffrance psychologique ne peut plus avoir de prise sur le chercheur. Il s’agit de la fin du yoga personnel et du début du yoga pour l’humanité.
Cette réalisation qui conduit à la libération de la souffrance reste cependant imparfaite car elle implique un refuge dans les paradis de l’esprit, les Nirvanas. Elle repose donc sur l’opposition esprit/matière.
En effet toutes les réalisations spirituelles des anciens yogas s’appuyaient d’une manière ou d’une autre sur l’exclusion : l’esprit et pas le corps, le spirituel et pas le matériel, le mental mais pas la vie débordante, etc. Or il s’agit maintenant d’une manifestation progressive sans destruction, sans exclusion, chaque chose à sa place. Mère nous dit : « N’est-ce pas, c’est ce que j’ai appris: la faillite des religions, c’est parce qu’elles étaient divisées – elles voulaient que l’on soit religieux à l’exclusion des autres religions; et toutes les connaissances humaines ont fait faillite parce qu’elles étaient exclusives; et l’homme a fait faillite parce qu’il était exclusif. Et ce que la Nouvelle Conscience veut (c’est là-dessus qu’elle insiste): plus de divisions. Être capable de comprendre l’extrême spirituel, l’extrême matériel, et de trouver… trouver le point de jonction, là où… ça devient une force véritable » (Agenda de Mère, Volume 11, 3 Janvier 1970).
Signalons encore qu’il était dit que les Amazones rejetaient les hommes, signe que le chercheur ne veut plus s’impliquer dans aucun travail de yoga, persuadé qu’il est parvenu au terme du chemin ; Sri Aurobindo dira aussi plus loin que Penthésilée a « méprisé sa tâche – les travaux de la maison et le silence ».
Il faut noter que les Amazones ne se mobilisèrent que tout à fait à la fin de la guerre, après la mort d’Hector. L’aventurier de la conscience, pendant une très longue période, refuse donc de même envisager que puisse être remis en question cette réalisation. C’est seulement quand il est admis que doit cesser la séparation esprit/matière – la mort d’Hector – qu’elles interviennent.
Du seuil, en traversant le marbre, royale et souple,
Elle cria au héraut, de sa voix puissante et terrible dans sa douceur :
« Qu’est-ce qui, si rapidement, a chassé ton char des plages troyennes hantées par le vent,
Héraut, alors que le soleil hésite encore derrière les montagnes ?
Viens-tu à Troie, Talthybios, plus humble aujourd’hui que tu ne vins jadis,
Quand les ruisseaux de mon cher Orient chantaient tout bas à mon oreille,
et non cet Océan
Retentissant, et que j’errais dans mes montagnes non encore appelée
par la voix d’Apollon ?
Au début de ce passage, Sri Aurobindo nous donne indirectement quelques indications complémentaires concernant la réalisation incarnée par Penthésilée qui a une voix « puissante et terrible dans sa douceur ». La voix qui « nomme » est le niveau créateur de l’être. Cette réalisation – puissance et extrême douceur – est illustrée dans la mythologie par les jumeaux Castor et Pollux. Leur histoire détaillée figure au Chapitre 3 Tome 3 de Mythologie grecque, yoga de l’Occident. Nous n’en reprendrons ici que l’essentiel.
Castor et Pollux, aussi appelés les Dioscures « les jeunes garçons de Zeus », ont pour père humain Tyndare et pour père divin Zeus. (Cf. Planche 13. Les sources divergent concernant leur ascendance paternelle. Chez Homère qui les nomment Tyndarides, ils ont au moins comme père humain Tyndare, tout comme Clytemnestre. Dans le Catalogue des femmes, ils sont tous deux fils de Zeus, ou bien Castor est le fils de Tyndare et Pollux celui de Zeus. Pour Homère et Hésiode, Hélène est toujours fille de Zeus et Léda. Des quatre enfants, seule Clytemnestre n’apparaît chez aucun auteur comme une fille de Zeus. Pour Apollodore enfin la même nuit, Zeus et Tyndare s’unirent à Léda. Zeus ayant pris la forme d’un cygne engendra Pollux et Hélène tandis que Tyndare engendrait Castor et Clytemnestre.)
Par leur père humain, ils descendent de la sixième Pléiade qui, parmi les sept étapes de l’ascension des plans de conscience dans le mental, représente le plan du mental intuitif ou intuition précédant le surmental. Ce plan de l’intuition est décrit en détail dans La Vie Divine ; essentiellement, les activités du mental passent sous la direction de l’Intuition qui opère par « un quadruple pouvoir : un pouvoir de vision révélatrice de la vérité; un pouvoir d’inspiration ou d’audition de la vérité ; un pouvoir de toucher la vérité ou de saisir immédiatement sa signification – pouvoir qui ressemble assez, par sa nature, à son intervention habituelle dans notre intelligence mentale – et un pouvoir de discerner vraiment et automatiquement le rapport exact et ordonné des vérités entre elles. L’intuition peut donc accomplir toutes les tâches de la raison, y compris la fonction de l’intelligence logique qui est d’établir le juste rapport des choses et le juste rapport des idées entre elles, mais elle le fait par son propre processus supérieur, sans hésitation ni défaillance. Elle se saisit non seulement du mental pensant, mais du cœur et de la vie, des sens et de la conscience physique, pour les transformer en sa propre substance. » (La Vie Divine, L’ascension vers le supramental.)
Par leur mère Léda « l’union par la libération », ils appartiennent à la lignée de Protogénie « ceux qui naissent en avant », celle des aventuriers de la conscience. (Cf. Planches 9). Ils sont frères d’Hélène, la femme de Ménélas, et de Clytemnestre, la femme d’Agamemnon.
Ils représentent un travail très avancé dans le mental intuitif avant que le chercheur ne décide de cesser de se consacrer à l’ascension des plans de conscience. En effet, il y aura plus tard un conflit mortel entre eux et leurs cousins Idas et Lyncée. Ces derniers sont fils d’Apharée « celui qui est sans masques », c’est-à-dire celui qui vit « en vérité », sans rien cacher de son être. Idas « celui qui voit l’ensemble » est selon Homère « le plus puissant des hommes de la terre – des hommes d’alors » (Iliade, IX, 557). Lyncée « le lynx » ou « la vision pénétrante » « se distinguait par une vue si perçante, qu’il pouvait voir ce qui se trouvait sous terre », soit ce qui est le plus caché chez les autres, et aussi leur nature essentielle dont ils ne sont pas mêmes conscients. De ce conflit ne survivra finalement que Pollux « celui qui est très doux », une extrême compassion.
Il est dit aussi que Zeus permit aux Dioscures, après leur mort, de demeurer un jour sur deux parmi les dieux, ensemble ou en alternance (Cf. Chants Cypriens) : l’accès au surmental n’est donc encore installé qu’à moitié chez l’aventurier.
Sri Aurobindo parle d’une voix « terrible dans sa douceur », ce qui peut paraître très contradictoire à première vue. Nous ne pouvons nous empêcher de rapprocher cela de la « Nouvelle Conscience », la conscience du Surhomme qui est l’être intermédiaire entre l’homme mental actuel et l’homme supramental, apparue au tout début de l’année 1969 et dont Mère décrit à la fois l’extrême bienveillance et le fait qu’elle soit « sans merci », qu’elle ne se soucie absolument pas des conséquences :
« C’était lumineux, souriant, et si bienveillant par puissance ; c’est-à-dire que la bienveillance, généralement dans l’être humain, est quelque chose d’un peu faible, en ce sens que ça n’aime pas le combat, ça n’aime pas la lutte; mais ce n’est pas du tout cela! Une bienveillance qui s’impose (Mère abat ses deux poings sur les bras de son fauteuil). (…)
et 14 mars 1970 : « Et l’action de cette Conscience… (comment dire?) elle est presque impitoyable pour montrer à quel point toute la construction mentale est fausse – tout, même les réactions qui ont l’air spontanées, tout cela est le résultat d’une construction mentale extrêmement complexe.
Mais elle est impitoyable.
On est né dedans et ça paraît tellement naturel de sentir selon cela, de réagir selon cela, de tout organiser selon cela, que… ça vous fait passer à côté de la Vérité.
C’est dans l’organisation même du corps.
Et alors, l’Action semble s’imposer avec une puissance extraordinaire et ce qui paraît (ce qui nous paraît) sans merci (Mère frappe son poing dans la matière), pour que l’on apprenne la leçon. » et « Alors vraiment, j’ai vu – j’ai vu, j’ai compris – que le travail de cette Conscience (qui est SANS MERCI, elle ne se soucie pas que ce soit difficile ou pas difficile, même probablement elle ne se soucie pas beaucoup des dégâts apparents), c’est pour que l’état normal ne soit plus cette chose si lourde, si obscure et si laide – si basse –, et que ce soit l’aurore… n’est-ce pas, quelque chose qui point à l’horizon: une Conscience nouvelle. Ce quelque chose de plus vrai et de plus lumineux.
Ce que Sri Aurobindo dit là, des maladies, c’est justement cela: la puissance de l’habitude et de toutes les constructions et ce qui paraît «inévitable» et «irrévocable» dans les maladies; tout cela, c’est comme si les expériences se multipliaient pour montrer… pour que l’on apprenne que c’est simplement une question d’attitude – d’attitude –, de dépasser… dépasser cette prison mentale dans laquelle l’humanité s’est enfermée et de… respirer là-haut. » (Agenda de Mère, Tome 11, 4 janvier 1969)
C’est aussi semble-t-il, la puissance annoncée dans la Bible, Apocalypse (révélation) de Jean, 12-1 :
« Puis il parut dans le ciel un grand signe: une femme revêtue du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête.
Elle était enceinte, et elle criait, dans le travail et les douleurs de l’enfantement.
Un autre signe parut encore dans le ciel: tout à coup on vit un grand dragon rouge ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes, sept diadèmes; de sa queue, il entraînait le tiers des étoiles du ciel, et il les jeta sur la terre. Puis le dragon se dressa devant la femme qui allait enfanter afin de dévorer son enfant, dès qu’elle l’aurait mis au monde.
Or, elle donna lu jour à un enfant mâle, qui doit gouverner toutes les nations avec un sceptre de fer; et son enfant fût enlevé auprès de Dieu et auprès de son trône, et la femme s’enfuit au désert, où Dieu lui avait préparé une retraite, afin qu’elle y fût nourrie pendant mille deux cent soixante jours. »
Ce dernier texte nous évoque également Mère qui, selon la vision des grands occultistes de Tlemcen, portait dans le plan subtil une couronne de douze étoiles.
Dans les derniers vers de ce passage, il est rappelé que ce n’est pas la première fois que le chercheur a tenté de concilier en lui les réalisations les plus avancées avec une aspiration orientée au départ vers un perfectionnement de l’homme mental. En effet, bien que situé dans la lignée de l’aspiration, Agamemnon « celui qui a un puissant désir (pour réaliser son aspiration) », chef de la coalition achéenne, a pour but un perfectionnement des hauteurs de l’esprit représenté par sa femme Clytemnestre « une sagesse renommée ». C’est pour cette raison qu’il sera assassiné à son retour de Troie.
L’Iliade mentionne une première mission de conciliation menée par Ulysse et Ménélas avant le début de la guerre de Troie mais, à notre connaissance, il n’est pas fait mention de Talthybios. Peut-être est-il mentionné dans l’une des pièces d’Euripide.
Quoi qu’il en soit, en tant qu’héraut d’Agamemnon, il est dit ici qu’il vint précédemment à Troie, alors que Penthésilée errait dans ses montagnes non encore appelée par la voix d’Apollon, c’est-à-dire avant que la « libération de la souffrance » ne soit mise en rapport avec la lumière psychique.
Apportes-tu la paix à l’œil suave ou bien, plus doux à Penthésilée,
Le défi guerrier, quand les javelots pleuvent drus sur les boucliers des
combattants, 380
Qu’en avant les roues s’élancent, légères, en chantant l’hymne d’Arès,
Que dans ses champs la Mort besogne, et que le cœur est épris du danger ?
Que dit Ulysse, l’lthacien aux espoirs frustrés ? Et que dit Agamemnon ?
Sont-ils donc fatigués de la guerre, eux qui étaient prompts, hardis, triomphants,
Maintenant que leurs dieux rechignent, que la victoire ne fonce pas du haut du ciel
Pour sortir des nuages qui surplombent l’Ida à la tête des légions lumineuses
Armées par le Destin, — maintenant que Pallas oublie, que Poséidon sommeille ?
Leurs gorges de bronze sonnaient au combat comme fanfare de clairons ;
Ignorant toute merci, ils criaient, ils cherchaient leur proie et couraient à la tuerie
Avec la passion de limiers en chasse, jusqu’au jour où une femme se porta
à leur rencontre et les arrêta, 390
Et où mon cri de guerre fit retentir la rive du Scamandre. Héraut d’Argos,
Que disent les vantards de Grèce à la vierge Penthésilée ? «
Si nous rassemblons les éléments que nous avons sur Penthésilée, nous commençons à percevoir ce qu’elle représente :
Penthésilée est une femme, donc une réalisation. Son nom signifie « celle qui est libre de la souffrance ». En tant que fille d’Arès, elle représente, au niveau du surmental, une réalisation proche du sans-forme, Arès étant le grand destructeur des formes.
Les Amazones résident au-delà de la Propontide « le travail avancé sur le vital (Pro-Pontos) », et donc signe d’une grande maîtrise. Leur capitale est située à l’embouchure du fleuve Thermodon, au maximum du « feu de l’union ». C’est l’ivresse divine ou l’extase qui dans l’aventurier « aspire » (elle demeure dans une contrée où le raisin s’élève aux nues).
Leur royaume étant situé encore plus à l’Est que Troie, les Amazones symbolisent le point le plus avancé de l’expérience spirituelle. C’est une réalisation qui se situe dans l’ascension des plans de conscience, après le mental illuminé, et c’est la raison pour laquelle Penthésilée s’est engagée du côté des Troyens. Elle représente un aventurier ayant réalisé la transformation psychique (dans sa jeunesse, elle errait dans ses montagnes non encore appelée par la voix d’Apollon) et jusqu’à un certain point la transformation spirituelle.
Mais cette réalisation est imparfaite et ne peut être considérée comme l’ultime, quoique l’aventurier puisse en penser, car aussi bien Bellérophon, Thésée, Héraclès qu’Achille durent combattre les Amazones.
En effet, si cette réalisation est « vraie », car l’amazone est très belle, elle appartient encore à la dualité (l’amazone est belle, mais belle d’une douceur amère qui se contredit). Elle est nécessaire mais elle doit être dépassée.
De plus, l’aventurier s’est engagé dans une mauvaise direction. Encore soumis à l’ego, il a rejeté l’humilité et le travail de purification qui lui auraient permis de poursuivre son svadharma, « la tâche qui doit être faite » (Penthésilée a méprisé sa tâche – les travaux de la maison et le silence – seulement attirée et aveuglée par son désir personnel du combat). Il ne veut plus s’impliquer dans aucun travail de yoga (Les Amazones rejetaient les hommes). De plus, il laisse la nature inférieure imprimer sa loi à l’âme (les monarques courtisent la populace). Enfin, un tel accomplissement, magnifique mais imparfait, cherche à imposer la loi de l’absence de souffrance à la nature extérieure tout entière : Penthésilée en effet réclame « le monde et la vie comme le fief de sa vaillance et de son courage ».
Elle symbolise un aboutissement du yoga de la connaissance et de l’amour qui aspire à une immersion totale et définitive dans l’existence infinie unique, dans le suprême Divin (Brahman), la suprême Vérité ou Réalité, qui est sans forme, sans attributs, impersonnelle, éternelle et immuable.
Mère en donne une description dans l’Agenda, en juin 1958 :
« Il y avait un temps, pas si lointain, où l’aspiration spirituelle de l’homme était tournée vers une paix silencieuse, inactive, détachée de toutes les choses de ce monde, une fuite hors de la vie, justement pour éviter le combat, pour monter au-dessus de la lutte, pour se libérer de l’effort; c’était une paix spirituelle où, avec la cessation de la tension, de la lutte, de l’effort, cessait aussi la souffrance sous toutes ses formes, et c’était considéré comme la vraie, l’unique expression de la vie spirituelle et divine. C’était cela que l’on considérait comme la grâce divine, l’aide divine, l’intervention divine. Et encore maintenant, à cette époque d’angoisse, de tension, de surtension, cette paix souveraine est de toutes les aides la mieux reçue, la bienvenue, le soulagement que l’on demande et que l’on espère. Encore, pour beaucoup, c’est le vrai signe de l’intervention divine, de la grâce divine.
En fait, quoi que l’on veuille réaliser, il faut commencer par établir cette paix, parfaite et immuable, c’est la base sur laquelle on doit travailler; mais à moins que l’on ne songe à une libération exclusive, personnelle et égoïste, on ne peut pas s’en tenir là. Il y a un autre aspect de la grâce divine, l’aspect de progrès qui remportera la victoire sur tous les obstacles, l’aspect qui projettera l’humanité dans une réalisation nouvelle, qui ouvrira les portes d’un monde nouveau, qui fera que non seulement quelques élus pourront bénéficier de la réalisation divine, mais que leur influence, leur exemple, leur pouvoir, apportera au reste de l’humanité une condition nouvelle et meilleure. »
Il faut aussi prendre en compte le fait que Penthésilée ne se bat pas sur son terrain, à Thémiskyra, mais à Troie : ce n’est pas au niveau du surmental que se situe le conflit intérieur. L’aventurier qui n’avait pas voulu mobiliser jusqu’à une période très avancée dans son conflit intérieur cette réalisation du surmental, – car il ne pensait pas avoir à la remettre en cause – est obligé de redescendre du surmental au mental illuminé, c’est-à-dire sur un plan de moindre vérité.
C’est au niveau du dépassement des trois guna que se pose le problème, autrement dit concernant une réalisation de l’égalité qui est encore imparfaite.
Dans les Entretiens avec Nirodbaran (p164), Sri Aurobindo nous dit que « l’expérience de la conscience Brahmique (du Moi) peut se situer seulement au niveau mental et émotif sans descendre dans le vital et le physique. Dans ce cas-là, on perd l’expérience dès que le vital devient actif. » (…) « C’est dans l’ampleur de la réalisation que vient le problème. La scission a commencé au temps des Upanishad. Shankara a fini par créer la scission complète entre la vie et l’expérience Brahmique. »
Nous pouvons faire plusieurs hypothèses pour expliquer que Penthésilée est une guerrière qui aime le combat (plus doux à Penthésilée le défi guerrier en chantant l’hymne d’Arès).
Tout d’abord en signe d’une difficile conquête qui a demandé de nombreuses luttes intérieures.
En second, c’est peut-être du fait que, fille d’Arès, elle représente une aspiration à se maintenir dans le « sans-forme », et donc un combat permanent contre toutes les formes qui ne sont qu’illusion.
Enfin, en dernière hypothèse, on peut imaginer que lorsque l’aventurier quitte le niveau du Moi, rajas se manifeste en lui puissamment.
Sri Aurobindo mentionne ensuite la « perplexité » d’Ulysse (La traduction de Raymond Thépot du mot « baffled » – aux espoirs frustrés – semble erronée et nous ne l’avons pas retenue). Ulysse est le symbole du nouveau yoga que le chercheur va entreprendre une fois la bascule effectuée, après la victoire des achéens, et qui sera conté dans l’Odyssée. Mais en ce dernier jour de la guerre, en ce moment qui précède juste la réorientation du yoga, le chercheur ignore totalement ce que va être ce nouveau yoga. Il ne sait quel sera le chemin qui le ramènera à son point de départ, à Ithaque, après un immense travail de purification. Aussi est-il « perplexe » dans cette partie de lui-même.
La réalisation représentée par Penthésilée indique un chercheur déjà parvenu, au moins en partie, au niveau du surmental car il peut percevoir l’action des forces de ce plan en lui. Ni la plus haute intelligence en lui issue du surmental, ni le subconscient ne semblent plus soutenir le mouvement de renversement « maintenant que Pallas oublie, que Poséidon sommeille ? ».
Jusqu’à ce moment, la volonté créatrice ou pouvoir de réalisation de l’aventurier était inflexible (car les chefs achéens ont des « gorges de bronze ») et soutenait son ardeur (car elles sonnaient au combat comme fanfare de clairons). De même son action issue du « besoin d’autre chose » était soutenue par une volonté inflexible (car ils ignoraient toute merci). C’est-à-dire que l’aventurier n’hésitait pas une seule seconde à sacrifier ce qui dans sa nature faisait obstacle à ce « besoin ». Il scrutait sa nature dans ses moindres mouvements et réactions (Avec la passion de limiers en chasse) : souvent Mère répète que d’infimes mouvements dans la nature intérieure et extérieure, qui passent totalement inaperçus dans la vie ordinaire, créent des désordres dont on ne peut imaginer l’importance.
C’est seulement lorsque ce puissant besoin de transformation et de connaître le chemin évolutif (récupérer Hélène) se heurte à la réalisation du Moi qui a permis la libération de la souffrance que le problème se pose dans toute son importance. Car si l’on reste absorbé dans les Nirvanas où la souffrance est absente, alors on ne peut entreprendre une purification plus approfondie de la nature extérieure. Celle-ci suppose en effet de recontacter les mémoires de l’évolution par un dévoilement progressif afin de les dissoudre, ce qui ne peut se faire sans souffrance. Mère dira de Sri Aurobindo que jamais personne n’a autant souffert que lui.
Hautaine fut la réponse de l’Argien face aux puissants de Troie.
« Princes de Pergame, lionceaux qui cherchez rugissants la mêlée,
Souffrez mon discours ! Il résonnera comme un coup de lance sur le cœur des Grands.
Ne blâmez pas le héraut ; sa voix sert d’impulsion motrice, d’écho, de chenal
Tantôt aux tambourins de la paix, tantôt aux tambours du combat.
Et je ne viens pas de la part de quelque force prudente ou orateur au cœur tiède :
Je viens de la part du Phthien. Il est connu de tous. Superbe est son âme comme
ses fortunes,
Aussi prompts que son épée et sa lance sont la parole et le courroux qui sortent
de sa poitrine. 400
Je suis son envoyé, je suis le héraut des Argiens conquérants.
Qui n’a entendu dans la nuit, lorsque les brises chuchotent et frissonnent,
La voix affreuse d’un lion non rassasié et tenaillé par la faim,
Réclamant sa proie des dieux ? Car il rôde à travers les ravins des montagnes,
Erre telle une lueur inquiétante dans les bois, fatal et silencieux.
Ainsi quelque temps il endure, quelque temps il cherche et souffre,
Encore patient dans sa grâce terrible, comme assuré de son festin ;
Mais le manque a été trop long, et voici qu’il dresse la tête et étonné, exaspéré,
Rugit vers le ciel avec impatience. Sursautant, les vallées
Sont terrifiées par l’épouvantable cri d’alarme, le bétail se rue vers l’abri. 410
S’armant, les bouviers s’exhortent pour se réconforter et se donner courage. »
Ainsi parla Talthybios, comme un harpiste qui exprime son prélude
Utilise les cordes les plus variées, cherche un accord ;
Longtemps il prépare sa tonalité.
Rappelons que Pergame « ce qui réalise l’union au-dessus », c’est-à-dire dans les hauteurs de l’esprit, est le nom de la citadelle de Troie construite par les dieux Apollon et Poséidon.
Sri Aurobindo rappelle tout d’abord ici qu’il s’agit de faire confiance à la voix intérieure, même si considérée des hauteurs de l’esprit elle semble provenir des niveaux inférieurs de l’être : « Ne blâmez pas le héraut ; sa voix sert d’impulsion motrice, d’écho, de chenal ».
De même la force qui se manifeste n’est pas encline aux compromis, à la tiédeur (Et je ne viens pas de la part de quelque force prudente ou orateur au cœur tiède). Cela à nouveau évoque la nouvelle conscience qui s’est manifestée en 1969 :
« Le caractère spécial de cette nouvelle conscience, c’est : pas de demi-mesures et pas d’à-peu-près. C’est son caractère. L’idée : « Oh! oui, nous ferons cela, et petit à petit nous… » Non, non, pas comme cela : c’est oui ou non, tu peux ou tu ne peux pas. » (Agenda de Mère, 15 février 1969.)
La voix intérieure qui se manifeste est alors identifiée par la conscience supérieure de l’aventurier comme étant en relation avec un travail dans les couches profondes de la conscience vitale, un travail qui n’est pas enclin à la tiédeur, aux demi-mesures, à l’à-peu-près : Aussi prompts que son épée et sa lance sont la parole et le courroux qui sortent de sa poitrine. (Talthybios se présente comme un envoyé d’Achille, roi de Phthie).
Suit un long développement où Sri Aurobindo compare « la grève d’Achille » – soit l’état de l’aventurier avant le grand renversement – au lion affamé parti en chasse : un état fait d’un grand « besoin » (un lion non rassasié et tenaillé par la faim), d’endurance, de recherche, de souffrance (il endure, quelque temps il cherche et souffre), mais aussi de la certitude du résultat (comme assuré de son festin) et d’une grande impatience pour trouver les nouveaux chemins d’évolution (le manque a été trop long). Lorsque la tension approche de son paroxysme, tout l’être est ébranlé (Sursautant, les vallées sont terrifiées par l’épouvantable cri d’alarme, le bétail se rue vers l’abri…).
Mais quelqu’un interrompit l’orateur, —
Douce était sa voix comme celle d’une harpe, bien qu’elle s’entendît en tête de l’assaut,-
Un des fils du Destin, chéri par le peuple dont il causait la perte,
En tête au Conseil, en tête au combat, le Priamide, qui dans sa beauté
Marchait sans souci en semant les graines d’un désastre titanesque.
« Sans doute tu as rêvé cette nuit, et tes rêves ne t’ont pas quitté au réveil !
N’as-tu pas ourdi tes paroles pour intimider les enfants d’Argos 420
Qui, assis dans l’ombre, alarmés, écoutent tout pâles leur nourrice ?
Grec, tu te trouves à Ilion, et tu es devant ses princes.
Ne dis pas tes mots mais ceux de ton roi. Si l’amitié en est la suave teneur,
Nous embrasserons l’amitié d’Achille, mais par notre propre défi nous devancerons
tout défi,
Rencontrant l’ennemi avant que de lui—même il ne cherche l’affrontement.
Telle est la coutume des Troyens depuis que Phryx, s’arrêtant au bord de l’Hellespont,
Etablit Troie sur sa colline avec la Mer océane pour camarade et pour sœur. »
C’est Pâris – le travail pour l’égalité (il est « celui qui est presque égal ») qui œuvre pour la libération en l’esprit dans le rejet de la matière (il est aussi Alexandre) – qui s’exprime alors. Ce travail est au premier rang des préoccupations de ceux qui cherchent la dissolution dans les Nirvana (En tête au Conseil, en tête au combat) et la plus recherchée des réalisations (chéri par le peuple dont il causait la perte). C’est une réalisation qui en son temps, a été selon la vérité (Pâris est beau). Comme nous l’avons vu avec les jumeaux Castor et Pollux, cette égalité se manifeste par une conjonction de douceur et de puissance (Douce était sa voix comme celle d’une harpe, bien qu’elle s’entendît en tête de l’assaut).
Dans le dialogue intérieur, le mental illuminé exige d’être mis en rapport avec un travail qui lui correspond, avec l’expression non déformée par le mental du travail dans les profondeurs. (Grec, tu te trouves à Ilion, et tu es devant ses princes. Ne dis pas tes mots mais ceux de ton roi.)
Il faut en effet se souvenir que le yoga se développe selon un processus d’ascension/intégration. C’est-à-dire qu’il est nécessaire de s’élever à un certain niveau dans les hauteurs de l’esprit pour pouvoir effectuer le travail de purification correspondant dans les profondeurs du vital puis du corps. Faute de quoi de graves désordres peuvent menacer l’équilibre de l’être.
Ce processus d’ascension/intégration est décrit par Sri Aurobindo dans La Vie Divine (Deuxième livre, Deuxième partie, Chapitre 18 : Le processus évolutif : ascension et intégration. Extraits page 749 et 761 de l’édition en français de l’Ashram). On peut y lire : « L’Esprit s’édifiant évolutivement sur une base de matière, il est aisé de voir que ce processus de développement doit présenter, dès l’origine, un triple caractère.
Une évolution des formes de la Matière, organisées de façon de plus en plus subtile et complexe afin de permettre le jeu d’une organisation de conscience toujours plus complexe, subtile et efficace, est la base physique indispensable.
Un progrès évolutif de la conscience elle-même, de degré en degré, une ascension, telle est la spirale évidente ou la courbe émergeante que, sur cette base, l’évolution doit décrire.
Enfin une incorporation dans chaque degré supérieur, de ce qui a déjà été développé, et une transformation plus ou moins complète permettant un fonctionnement entièrement modifié de tout l’être et de toute la nature, une intégration, doit aussi faire partie du processus pour que l’évolution puisse s’accomplir. »
(…) « L’ascension est la première nécessité, mais l’intégration l’accompagne, correspondant elle aussi à une intention de l’Esprit dans la Nature. »
Sri Aurobindo énonce ensuite un processus de yoga qui se poursuit depuis qu’est installé durablement le feu intérieur, Agni, qui marque pour lui le moment de la fondation de Troie. Prenant quelque liberté avec la mythologie, il introduit un héros qui ne figure pas dans la mythologie, Phryx « celui qui brûle », héros éponyme de la Phrygie où est située la ville de Troie. Il en fait le fondateur de Troie alors que celle-ci est attribuée dans la mythologie à Ilos, fils de Tros, et la construction des remparts de la citadelle à Laomédon. Il est en général admis que la Phrygie occupait au temps d’Homère la partie centrale et nord-ouest de l’Asie Mineure (Anatolie), incluant la région de Mysie qui elle-même comprenait la Troade. Cette dernière province était bornée au nord par l’Hellespont (ou Dardanelles) qui relie la mer Égée à la Propontide (Mer de Marmara).
Il existe dans la mythologie un héros au nom très proche, Phrixos, que nous avons mentionné au tout début de l’étude de ce premier livre. La légende est la suivante : deux enfants, Phrixos et sa sœur Hellé, martyrisés par leur belle-mère, s’enfuirent de Grèce sur le dos d’un bélier volant à la toison et aux cornes d’or envoyé par Zeus. Arrivant au-dessus du bras de mer qui prit par la suite son nom, l’Hellespont, Hellé ne put maintenir sa prise, tomba dans la mer et se noya, tandis que Phrixos poursuivait son voyage dans les airs jusqu’en Colchide. (Ce mythe est étudié dans Mythologie, Yoga de l’Occident, Tome 2, Chapitre 2, avec Athamas.) Pour nous, cette histoire illustre une première expérience de sensibilité lumineuse, un premier contact avec le feu intérieur, longtemps avant que le chercheur ne se mette en route consciemment, très longtemps avant que ne brûle intensément le feu intérieur, et donc longtemps avant la fondation de Troie. La chute et la noyade d’Hellé indique aussi la limite du processus d’individuation, la réalisation d’une personnalité équilibrée et accomplie (Hellé).
C’est pourquoi sans doute Sri Aurobindo ne retint pas le nom Phrixos afin d’éviter toute confusion.
Lorsque s’établit ce feu intérieur, le chercheur peut déceler en lui-même ses fonctionnements mensongers, ses imperfections, ses erreurs avant même que ce ne soit la vie qui ne le contraigne à les prendre en compte, souvent de manière plus douloureuse pour lui. S’il constate que c’est un mouvement favorable à son évolution, alors il le soutient et le renforce. Si c’est un mouvement qui contrarie son évolution, alors il s’efforce de le transformer ou de le rejeter avant que celui-ci ne se dresse contre lui dans la vie extérieure.
(Si l’amitié en est la suave teneur, nous embrasserons l’amitié d’Achille, mais par notre propre défi nous devancerons tout défi, rencontrant l’ennemi avant que de lui-même il ne cherche l’affrontement.)
C’est seulement l’ouverture psychique qui s’accompagne d’une perception du « juste » qui permet ce travail. Auparavant c’est la Nature qui agit selon ce que Satprem nomme « les chemins du dehors ». Car, nous dit-il : « Toutes les routes du dehors sont comme doublées d’une route intérieure, et les obstacles, les ombres, les accidents que nous n’avons pas surmontés sur la route du dedans reviennent à nous sur la route du dehors, mais une route infiniment plus dure, plus longue, plus impitoyable parce qu’elle avale toute une vie pour une seule petite expérience qui nous fait dire un jour : Ah ! C’est tout ! ». (Par le corps de la Terre ou Le Sannyasin. Robert Laffont.)
Secouant de colère sa tête aux cheveux noués d’un bandeau, Talthybios répondit :
« Princes, vous prononcez les mots dictés par ceux qui vous mènent !
Voici ce qu’a dit Achille :
Lève-toi, Talthybios, et dans ses espaces va à la rencontre du char du matin : 430
Défie les coursiers divins dès leur bond à travers les plaines de Troade.
Héraut chargé de ma volonté auprès d’une nation hautaine et obstinée,
Hâte-toi, trouve-toi derrière ses remparts avant que le jour se soit vêtu d’or.
Enonce dans le palais de Priam la parole du Phthien Achille.
Je t’envoie librement, non en vassal du chef, Agamemnon, l’Argien,
Mais en souverain de l’Hellade et roi de mes nations.
Longtemps j’ai marché à l’écart de la mêlée des dieux en Troade,
Longtemps ma lance indolente s’est appuyée au flanc paisible de ma tente,
Sourde au langage des trompettes, au geignement strident des chars qui se ruent
en avant ;
J’ai vécu seul avec mon cœur, indifférent au murmure hellène, 440
Grondé la meute de lions du dieu de la guerre quand elle réclamait rugissante la chasse :
Jour après jour j’ai marché à l’aube et dans la rougeur du couchant,
Longeant au loin l’appel des mers, seul avec les dieux et ma rêverie,
Me penchant sur la complainte insatisfaite de mon cœur et les rythmes de l ’Océan
Qui accompagnaient le chant d’espérances vaines aux lèvres de miel.
Comme à ce moment du récit, Hector est déjà mort, la sentence « Princes, vous prononcez les mots dictés par ceux qui vous mènent ! » fait le plus probablement référence aux dieux qui soutiennent Ilion, à savoir Arès, Aphrodite et Apollon. Ce dernier, dieu de la lumière psychique, permet de discerner le « juste » qui permet le fonctionnement troyen – au niveau du mental illuminé – dont nous venons de parler (Rencontrant l’ennemi avant que de lui-même il ne cherche l’affrontement). Nous avons déjà suggéré que la perception du juste, liée au psychique, est sur un plan personnel : juste pensée, juste sentiment, juste action. Mais ce juste se manifeste dans le cadre de cycles ou mouvements plus vastes d’évolution de l’humanité qui suivent leur propre développement ou loi d’action jusqu’au bout. Ce qui est juste en un temps peut ne plus l’être dans la phase suivante. C’est pourquoi Apollon sera le dernier à quitter Troie.
Le char du matin est celui de la déesse de l’Aurore, Éos « la déesse du Nouveau ». Jusqu’à présent, dans le chemin évolutif, elle apportait son soutien aux Troyens, à la quête vers les hauteurs de l’esprit dans un mouvement de séparation et/ou de renonciation à la matière.
Il s’agit maintenant de la faire changer de direction évolutive sous la pression de la nécessité de la purification de la nature extérieure. C’est ce que demande Achille, symbole du yoga de libération dans les profondeurs du vital, à son messager (Lève-toi, Talthybios, et dans ses espaces va à la rencontre du char du matin : défie les coursiers divins dès leur bond à travers les plaines de Troade.)
Sans doute, en raison de la situation terrestre, l’aventurier éprouve-t-il quelque sentiment d’urgence, aussi Achille demande-t-il à Talthybios de se hâter.
L’aventurier, dans une partie de sa conscience, sait déjà que ce n’est pas une amélioration de l’homme mental qui est recherchée, qu’il ne s’agit plus de formuler pour l’humanité une nouvelle religion inspirée par le surmental, le royaume des dieux.
C’est pourquoi Talthybios n’est pas l’envoyé d’Agamemnon, qui cherche encore une amélioration de l’homme, « une sagesse renommée » (Clytemnestre), mais celui d’Achille qui se déclare « libre » et non sous les ordres d’Agamemnon (Je t’envoie librement, non en vassal du chef, Agamemnon, l’Argien, mais en souverain de l’Hellade et roi de mes nations.)
Et c’est pourquoi aussi Agamemnon sera tué dès son retour par Égisthe et Clytemnestre.
Le processus de purification et libération dans les profondeurs semble avoir marqué un temps d’arrêt assez long tandis que les forces du surmental s’affrontaient pour garder le contrôle du processus évolutif (Longtemps j’ai marché à l’écart de la mêlée des dieux en Troade, longtemps ma lance indolente s’est appuyée au flanc paisible de ma tente).
Cela nous évoque, à un autre niveau, le moment décrit par Mère dans l’Agenda, où avec Sri Aurobindo, ils durent interrompre le yoga durant la seconde guerre mondiale, car le combat contre les forces de l’Axe leur demandait une totale concentration.
Pendant ce temps d’arrêt, le chercheur a aussi refusé de considérer la destruction des formes à laquelle l’appelaient les puissances surmentales dédiées à cela, les lions du dieu Arès. Il a simplement exploré le passé de l’humanité et son devenir, développant la connaissance du passé et de l’avenir, la faculté de trikaladrishti (j’ai marché à l’aube et dans la rougeur du couchant), sans s’engager dans les profondeurs du vital (Longeant au loin l’appel des mers), à l’écoute des rythmes de la conscience évolutive
(Me penchant sur les rythmes de l’Océan).
A ce stade, le chercheur doit avoir fait le tour de toutes les désillusions, des vaines espérances qui lui promettent des douceurs qui peuvent être un piège pour l’âme (aux lèvres de miel).
Car les frères de Polyxène
Sont encor la descendance du Titan Laomédon abattu en pleine grandeur,
Machines de Dieu incapables de supporter toute la puissance qu’elles recèlent.
Ils ont tancé la crainte qui montait de leur cœur, et notre commune condition
humaine ne les lie pas ;
Ils n’ont aucun soutien chez les dieux qui approuvent, accordant le calme aux mortels :
Mais tels les Titans de jadis ils ont étreint la grandeur et la ruine. 450
Va donc trouver la race qui se condamne elle-même, les chefs aveugles par le ciel, —
Non pas sur l’agora balayée par les vents du débat et les clameurs énormes,
Léonines du peuple ! Dans l’altier château seigneurial de Troie,
Fais entendre ma parole au héros Déiphobos, qui est en tête de la mêlée,
A Pâris qui fait la course de la fatalité, et à l’opiniâtre vaillance d’Enée.
Polyxène, la plus jeune des filles de Priam, est le symbole de « nombreuses réalisations étranges ». Elle est la sœur d’Hector, de Pâris et Déiphobos. Laomédon, leur grand-père, est appelé « Titan » car non seulement il avait commerce avec les dieux – en particulier, il négocia avec Poséidon et Apollon la construction des murs de la citadelle de Troie – mais surtout il est le symbole d’un aventurier qui accumule par le yoga de nombreux pouvoirs ou Siddhi (capacités supra perceptives, maîtrise du corps hors du commun, puissante volonté, puissante capacité de concentration permettant la maîtrise de l’environnement et des autres, etc.). Ces pouvoirs sont symbolisés par Polyxène.
Entre son neuvième et son dixième travail, en rapportant la Ceinture de la reine des Amazones à Eurysthée, Héraclès traversa la Troade. Là, à la demande du roi Laomédon, il libéra sa fille Hésione promise en pâture à un monstre marin. En récompense, Laomédon lui avait promis les chevaux divins qui avaient été donnés par Zeus à son grand-père Tros en échange de son fils Ganymède « celui qui veille à la joie ». Mais Laomédon ne tint pas sa promesse. Aussi Héraclès, après avoir terminé les travaux, mais avant que ne commence les guerres de Thèbes (avant la purification des chakras), organisa-t-il une expédition punitive contre Troie durant laquelle Laomédon fut tué.
Les chevaux divins sont symboles de force et plus particulièrement de force vitale – disciplinée et maîtrisée ou non – et du pouvoir dans le vital.
Laomédon est donc le symbole d’un initié ayant acquis une très grande maîtrise et de nombreux pouvoirs (les chevaux divins) qu’il refuse toutefois d’abandonner au profit d’une purification plus poussée, au-delà de la maîtrise vitale et de l’intensité maximum du feu de l’union (après le neuvième travail).
Cette nécessité d’une plus grande purification (Héraclès ne revient se venger qu’après la fin des derniers travaux) remet l’aventurier dans le droit chemin alors qu’il est au faîte de ses réalisations (Laomédon est abattu en pleine grandeur). Une seconde chance lui est donnée avec son fils Priam « le racheté ».
Mais, malgré la seconde chance qui lui est offerte, l’aventurier a poursuivi le yoga dans la séparation esprit/matière et donc dans la séparation entre le spirituel et le corps (les frères de Polyxène, et en particulier Hector, Pâris-Alexandre et Déiphobos, sont encore la descendance du Titan Laomédon).
L’aventurier, moteur divin de l’humanité pour le mouvement évolutif, est parvenu au point où il a accès à des puissances qui le dépassent, dont il ne peut garder la maîtrise (Machines de Dieu incapables de supporter toute la puissance qu’elles recèlent). Il a totalement maitrisé en lui la peur (Ils ont tancé la crainte qui montait de leur cœur), et n’est donc plus lié par « notre commune condition humaine ».
Comme il a atteint le plan du surmental, il est devenu égal aux dieux et n’a donc plus besoin ni de leur soutien ni de leur sanction (Ils n’ont aucun soutien chez les dieux qui approuvent, accordant le calme aux mortels).
Cet aventurier a conquis des territoires de conscience qui lui apportent à la fois la grandeur et une ruine à venir inévitable. En effet, lorsque des hommes (ou une partie de l’humanité) parviennent au sommet d’une étape évolutive sur un plan donné, ils acquièrent des pouvoirs exceptionnels liés à ce plan qui leur confèrent « grandeur ». Mais le passage à la phase suivante entraîne aussi la nécessité d’une certaine destruction des formes et des structures qui ont permis l’accès au précédent sommet, car il est nécessaire de trouver des énergies et des formes nouvelles pour conquérir de nouveaux sommets évolutifs (Mais tels les Titans de jadis ils ont étreint la grandeur et la ruine).
Les Titans, forces de création qui gouvernèrent la croissance de l’humanité vitale jusqu’à ses plus hauts sommets et imprégnèrent les aventuriers de ces temps anciens – Sri Aurobindo identifient ici les seconds aux premiers – permirent aux aventuriers de développer des pouvoirs immenses en rapport avec la vie et la matière. Mais lorsque le mental affermit sa suprématie – lorsque les Titans perdirent la guerre contre les dieux et furent relégués dans le Tartare – l’humanité vit disparaître les pouvoirs correspondants. On peut supposer que les mégalithes, les Pyramides, la connaissance du pouvoir de guérison des plantes, etc. en furent les derniers vestiges
Ces nouveaux Titans, aventuriers des sommets de l’esprit, sont éblouis par les lumières de ces plans et ne peuvent donc plus discerner avec justesse le chemin évolutif (chefs aveuglés par le ciel). Mais ils ne peuvent en rejeter la faute sur quiconque, car, par un manque de plus totale consécration et purification, ils sont la race qui se condamne elle-même.
C’est au plus haut de sa conscience illuminée et non sur quelque plan inférieur que l’aventurier doit examiner la situation, dans l’altier château seigneurial de Troie, et non
sur l’agora balayée par les vents du débat et les clameurs énormes léonines du peuple !
Ce qui en lui n’a plus aucune crainte et dirige les forces des anciens yogas (Déiphobos), ce qui a choisi ce qu’il voulait privilégier (Pâris a choisi Aphrodite parmi les trois déesses) et ce qui travaille avec une puissance opiniâtre à l’évolution (Énée) doivent entendre ce qui en lui s’est tourné vers un travail dans les profondeurs du vital et du corps.
Héraut de Grèce, quand tes pieds presseront l’or et le marbre,
Lève-toi dans le mégaron iliaque, ne refrène pas le cri qui provoque.
Voici ce que tu leur diras, en frappant le sol du bâton symbole de ton défi,
Affrontant les foudres de guerre, les insensés, ceux qui jouent avec la ruine
d’un empire :
« Princes de Troie, je me suis assis dans vos salles, j’ai dormi dans vos chambres, 460
Je vous ai rencontrés non seulement au combat, en guerrier heureux de ses adversaires
Et heureux d’une force compagne de la sienne, mais aussi nous nous sommes rencontrés dans la paix.
Etonné je me suis assis dans les grandes salles de mes ennemis, près des poitrines
portant les cicatrices
De mes coups d’épée, sous les yeux que j’avais vus au travers de la bataille ;
J’ai mangé, me réjouissant, la chère de l’Orient aux tables de Priam,
Servi par les mains les plus gracieuses au monde, par la fille d’Hécube, —
Ou, par une nuit insouciante et enivrante, nos âmes réconciliées,
J ’ai bu la douceur du vin phrygien, admirant vos corps
Sans aucun doute façonnés par les dieux, et mon esprit s’est révolté contre la haine ;
S’attendrissant, il compatissait dans toutes ses fibres devant la beauté et la joie de ses ennemis, 470
S’affligeait de la mort qui prend par surprise, et de la flamme qui crie et désire,
Jusqu’à vouloir sauver enfin, et même à deux doigts de délivrer
Troie, ses merveilleux ouvrages, ses fils, ses filles à la poitrine profonde.
Averti par les dieux qui révèlent au cœur ce que le mental, rendu sourd par ses pensées,
Ne peut écouter, je vous ai offert l’amitié, je vous ai offert la fête nuptiale,
L’Hellade pour camarade, Achille pour frère, et pour objet de jouissance
Le monde, conquis par ma lance. Un être entendit mon appel, un être se joignit
à ma quête.
D’où vient, alors, que le cri de guerre ne s’apaise pas sur la rive du Xanthe ?
L’aventurier est maintenant parvenu à un point où quelque chose doit être fait pour sortir de ce conflit intérieur à la fois usant et interminable, un défi lancé à lui-même, à ses réalisations les plus hautes qu’il a du mal à abandonner (ne refrène pas le cri qui provoque).
Il commence alors par se remémorer les moments où le yoga des profondeurs était, pour un temps, en accord avec les réalisations les plus hautes, même si le questionnement sur l’orientation du yoga battait son plein (Achille se rendit à Troie durant une trêve).
Dans ce passage, Sri Aurobindo suit ce que les auteurs tardifs nous ont transmis d’un poème perdu du cycle troyen Le sac de Troie qui évoquait les amours d’Achille et de Polyxène. Le héros aurait rencontré cette fille de Priam lors d’une trêve et l’aurait demandée en mariage à Hector (je vous ai offert la fête nuptiale). Celui-ci aurait accepté, demandant en échange qu’Achille trahisse son camp en adoptant le parti troyen, demande qui révolta ce dernier.
Cette légende pourrait signifier qu’à un moment donné de ce yoga avancé, l’aventurier aurait aimé allier les réalisations « les plus surprenantes » des conquêtes dans l’esprit (Polyxène), au travail de purification dans les profondeurs vitales. Mais quelque chose en lui imposait encore que cela se passe dans un yoga tourné vers les hauteurs de l’esprit, et non vers la vie ordinaire, la matière et le corps, ce qui était « révoltant » pour cette part tournée vers la purification.
A ce moment du yoga, l’aventurier considère que ce qui le maintient fidèle aux structures des anciens yogas est aussi fort que l’aspiration pour une plus grande libération (Je vous ai rencontrés non seulement au combat, en guerrier heureux de ses adversaires et heureux d’une force compagne de la sienne).
Les vers suivants nous évoquent la Bhagavad Gita avec le refus d’Arjuna de combattre les membres de sa propre famille : par une nuit insouciante et enivrante, nos âmes réconciliées, j’ai bu la douceur du vin phrygien, admirant vos corps sans aucun doute façonnés par les dieux, et mon esprit s’est révolté contre la haine. Est-ce un moment de lassitude de l’aventurier qui a la nostalgie de la joie des hauteurs de l’esprit, de l’ivresse divine que procure le feu intérieur, Agni (la douceur du vin phrygien), la nostalgie des formes parfaites des réalisations passées façonnées depuis le surmental (vos corps sans aucun doute façonnés par les dieux), jusqu’à refuser d’entrer dans le combat, dans la nécessaire destruction des formes passées pour laisser la place au nouveau ? Car, tant que l’être évolue dans le mental, même jusqu’à ses plus hauts niveaux, ce processus de renouvellement des formes semble inéluctable. Comme le dit Mère dans l’Agenda, seul le supramental permettra une transformation sans destruction.
Ces vers évoquent également la reconnaissance, opérée par cette volonté de plus grande libération, de la vérité des réalisations et de la joie atteinte à travers des formes qu’elle est désormais appelée à combattre (S’attendrissant, il compatissait dans toutes ses fibres devant la beauté et la joie de ses ennemis). Car la Vérité et l’Ananda des cellules doivent se révéler plus tard infiniment supérieures à celles de l’esprit.
L’aventurier, selon Sri Aurobindo, sous l’influence du psychique et non du mental, passe très près de la possibilité d’un travail approfondi de purification sans avoir à détruire les formes des anciens yoga (et même à deux doigts de délivrer Troie, averti par les dieux qui révèlent au cœur ce que le mental, rendu sourd par ses pensées ne peut écouter). Pour un temps, il a envisagé la possibilité d’unir les plus hautes réalisations des anciens yogas (dans les trois voies, œuvres, dévotion et connaissance) au travail dans les profondeurs vers une plus grande libération vitale (je vous ai offert la fête nuptiale). Ainsi seraient accomplis non seulement la libération mentale, le but du yoga de la volonté intelligente (je vous ai offert l’Hellade pour camarade), et la libération vitale par une purification des profondeurs subconscientes (Achille pour frère), mais aussi la jouissance cosmique (et pour objet de jouissance, le monde conquis par ma lance).
Rappelons que le problème qui secoue l’aventurier est que les avatars du passé n’ont permis que des libérations individuelles mais aucune évolution perceptible au niveau de l’humanité dans son ensemble. Sans doute peut-on voir dans ces vers que l’aventurier a considéré pendant un temps le Tantrisme comme une solution à ce problème évolutif. Il s’agit du Tantrisme tel que Sri Aurobindo en parle dans le premier chapitre du Yoga de la perfection de soi, cette vaste synthèse qui ajoute à la libération une jouissance cosmique de la puissance de l’esprit : « Le but de son yoga (Tantra) inclut non seulement la libération, qui est l’unique préoccupation maîtresse des divers systèmes spécialisés, mais une jouissance cosmique du pouvoir de l’Esprit, que les autres yoga accueillent peut-être incidemment sur le chemin, partiellement, accidentellement,, mais dont ils évitent de faire un mobile ou un but. (…) La méthode tantrique part d’en bas et gravit les échelons de l’ascension de bas en haut, jusqu’au sommet ; ainsi son insistance initiale porte sur l’éveil de la Shakti, sur son action sur le système nerveux du corps et dans ses centres puisque l’ouverture des six « lotus » donne accès aux divers niveaux du pouvoir de l’Esprit. » Le yoga de Sri Aurobindo, à l’inverse, part d’en haut, car sa « synthèse prend l’homme en tant qu’esprit dans un mental, beaucoup plus qu’en tant qu’esprit dans un corps, et elle suppose qu’il a la capacité de commencer dès ce niveau à spiritualiser son être par le pouvoir de l’âme dans le mental, et d’ouvrir directement celui-ci à une force et à une existence spirituelles supérieures, puis de perfectionner sa nature entière par cette force supérieure ainsi possédée et mise en mouvement. »
Sans doute cet être qui entendit son appel, se joignit à sa quête est-il Polyxène, de même que cette fille d’Hécube aux mains les plus gracieuses au monde : « ces nombreuses choses surprenantes » (Polyxène) sont des pouvoirs d’action « délicats » (c’est davantage le sens du mot anglais traduit ici par « gracieuses »), des pouvoirs dont le chercheur se sert avec une extrême justesse. Elle pourrait donc symboliser « L’habileté dans les œuvres » par celui qui a atteint l’union divine, avec le Moi, telle que formulée par la Gîta.
Ceci nous évoque aussi les nombreux pouvoirs de Sri Aurobindo dont il ne faisait jamais étalage, qu’il gardait le plus souvent ignorés de tous et utilisait avec une extrême justesse, telles par exemple ses interventions occultes durant la seconde guerre mondiale et les guérisons rapportées dans l’Agenda de Mère.
L’aventurier ayant accepté de mener de front un travail dans les profondeurs qui serait compatible avec les formes qui ont permis les plus hautes réalisations, ne comprend pas vraiment pourquoi il est toujours dans un questionnement intérieur en ce qui concerne le Devenir, l’évolution (D’où vient, alors, que le cri de guerre ne s’apaise pas sur la rive du Xanthe ?)
Nous ne sommes pas des voix de l’Argolide, des tricheurs lacédémoniens,
Brillants, subtils et faux ; nous sommes des diseurs de vérité, nous sommes des Hellènes, 480
Hommes de la terre septentrionale, fidèles en amitié et nobles dans la colère,
Forts comme nos pères jadis.
Achille tient à se démarquer des deux fils d’Atrée, Agamemnon et Ménélas. Sans doute a-t-il encore quelque rancune contre Agamemnon qui lui avait ravi Briséis, sa prise de guerre, bien qu’il ait accepté de retourner au combat.
Agamemnon, chef des Achéens (la concentration), est roi de Mycènes (une violente ardeur) en Argolide et aussi gouverneur d’Argos (brillant). Ménélas est roi de Spartes (ce qui surgit), principale ville de Lacédémone (le divin intérieur qui s’exprime puissamment). Le yoga des profondeurs tient donc à se démarquer aussi bien de l’aspiration tournée vers une amélioration de l’esprit (Agamemnon est uni à Clytemnestre) que de la parole intérieure qui n’est plus en mesure de dire la vérité évolutive (Ménélas n’est plus avec sa femme Hélène) et d’un yoga agissant par trop de contrainte.
Il récuse « ce qui brille », car le yoga des profondeurs est quelque chose de très humble et non un étalage de pouvoirs. Le qualificatif « brillants, superbes » s’applique aux troupes d’Agamemnon, à ce qui cherche la gloire de l’esprit, la renommée (Clytemnestre) tandis que les qualificatifs « subtils (raffinés) » et « faux » s’appliquent aux troupes de Ménélas, roi de Spartes. En effet, cette cité est considérée aux yeux des historiens comme dominée par « une civilisation de la honte », c’est-à-dire un lieu où chacun doit intérioriser des règles et les appliquer sous peine de se voir exclus de la communauté : maîtrise du corps, des élans amoureux, des besoins en sommeil et en nourriture, etc. C’est donc la peur de la transgression qui domine. Mais ceci ne peut être obtenu que par une contrainte sur la personnalité mentale et vitale, créant ainsi quelque chose sans doute raffiné (subtil) mais surtout « faux ».
Ce yoga des profondeurs ou de dévoilement se présente comme un yoga de vérité, car il s’approche de la vérité de la matière, et aussi comme un yoga qui œuvre à plus de liberté (nous sommes des diseurs de vérité, nous sommes des Hellènes). Cette quête de vérité se développe principalement en Thessalie dont sont issus nombre de héros et les Myrmidons d’Achille, terre septentrionale par rapport au Péloponnèse où sont situées les villes de Mycènes et Spartes.
Sans doute la proposition « fidèles en amitié et nobles dans la colère » fait-elle référence au fait qu’Agamemnon a « trahi » l’amitié que lui portait Achille en lui prenant la captive Briséis, et à la colère d’Achille qui s’ensuivit et se manifesta par sa grève du combat. Le yoga des profondeurs suppose constance et intégrité. Sri Aurobindo nous dit que ce yoga a déjà été pratiqué par les « anciens », sans doute les rishis des temps de l’Intuition, et qu’il confère une grande puissance (Forts comme nos pères jadis).
Mais vous avez répondu à ma vérité en l’éludant,
Espérant prendre ce que je ne veux pas céder, et vous avez flatté votre peuple. ·
J’ai longtemps attendu que la lumière de la sagesse se lève sur vos natures violentes.
J’ai, en solitaire, arpenté les sables, le long des eaux aux gorges innombrables,
Priant Pallas la sage que la fatalité s’écarte de vos manoirs,
Ravissants édifices, gracieux comme des rythmes, poèmes de marbre,
Œuvres des dieux transitoires ; et j’ai ardemment souhaité la fin du fracas guerrier
Dans l’espoir que la Mort se laisserait fléchir par la beauté des fils des Troyens.
L’exposé du conflit intérieur se poursuit. Le travail des hauteurs veut ignorer le travail dans les profondeurs (Mais vous avez répondu à ma vérité en l’éludant), espérant lui faire abandonner sa fidélité au chemin qui se dessine grâce à son aspiration (Espérant prendre ce que je ne veux pas céder, la fidélité à son camp exprimée précédemment).
Une part de l’aventurier juge que ce yoga qui a séparé l’esprit de la matière a considéré avec beaucoup trop d’indulgence les imperfections de la nature inférieure (vous avez flatté votre peuple).
Sri Aurobindo parle de « natures violentes » pour désigner ce yoga et ces réalisations sans doute parce qu’il ne veut en rien céder du terrain sur les croyances correspondantes liées à la séparation esprit/matière.
Longtemps l’aventurier s’est approché des « gorges » prêtes à l’engloutir dans les profondeurs du vital, sans le soutien d’aucune des autres parties de l’être, sans savoir où cela le mènerait (J’ai, en solitaire, arpenté les sables, le long des eaux aux gorges innombrables). Longtemps, il a prié le maître intérieur, mobilisé sa plus haute intelligence-sagesse, pour tenter de conserver intacte ses réalisations passées (Priant Pallas la sage que la fatalité s’écarte de vos manoirs), leurs formes parfaites, harmonieuses (Ravissants édifices, gracieux comme des rythmes), mais figées selon une perfection d’expression (poèmes de marbre), créations du surmental (Œuvres des dieux transitoires).
Les deux derniers vers de ce passage sont à eux seuls un résumé de toutes les aspirations humaines pour l’immortalité par le chemin de l’esprit. Mais seule la certitude de l’immortalité de « quelque chose » qui se poursuit après la mort est acquise lors de la réalisation psychique ; la Mort qui règne sur le monde et la matière n’est pas touchée par les réalisations psychique et spirituelle. Quelle que soit la vérité des réalisations supérieures dans l’esprit, elles laissent la Mort toute puissante sur la terre, la Mort ou la Destruction qui menace une fois de plus l’âme de la terre.
L’aventurier, un moment, a espéré qu’à plus ou moins long terme, la vérité de l’esprit suffirait à vaincre la Mort, ce processus de retour à l’inconscience, de destruction des formes qui permet à la Nature de remélanger les éléments pour faire émerger des formes nouvelles (et j’ai ardemment souhaité la fin du fracas guerrier dans l’espoir que la Mort se laisserait fléchir par la beauté des fils des Troyens). Mais cette victoire ne peut être remportée que par une descente en conscience dans la matière inconsciente, ce que fera Mère, afin que les formes puissent être transformées sans être détruites.
Sans doute faut-il rappeler ici ce que Sri Aurobindo entend par « immortalité ». Dans sa traduction de la Bhagavad Gîta, dans le commentaire du Chant 2, verset 15, il nous dit :
« Par l’immortalité, il ne faut pas entendre la survivance à la mort – car celle-ci appartient déjà à toute créature douée d’un mental – mais la transcendance de la vie et de la mort. Cela signifie cette ascension par laquelle l’homme cesse de vivre comme un corps animé par le mental, pour vivre enfin comme un esprit et dans l’Esprit. Quiconque est sujet au chagrin et à l’affliction, quiconque est esclave de ses sensations et de ses émotions, et s’absorbe dans les contacts des choses transitoires, n’est pas apte à l’immortalité. Tout cela, il faut le supporter jusqu’à ce que l’on ait conquis, jusqu’à ce que, libéré, on n’en puisse éprouver aucune douleur, jusqu’à ce que l’on soit capable d’accueillir tous les évènements du monde extérieur, joyeux ou tristes, d’une même âme égale, calme et sage, ainsi que l’accueille l’Esprit éternel, tranquille au plus secret de nous. »
Loin du cri des javelots, loin de la ruée et du rire des essieux, 490
Lourd sur moi comme du fer l’intolérable joug de l’inaction pesait
Comme un fardeau sur les épaules d’un coureur. Le cri de guerre s’élevait
près du Scamandre ;
Le Xanthe était traversé sur un pont de guerriers tués, et pas par Achille.
Souvent je tendais la main vers la lance, car les plages troyennes
Retentissaient de la voix de Déiphobos poussant des cris et abattant les Argiens ;
Souvent, tel celui d’une mère anxieuse, mon cœur tressaillait pour la Grèce
et ses enfants,
Car l’air était saturé du rugissement de lion d’Enée.
Toujours le soir tombait, ou les dieux protégeaient les Argiens.
Le « travail approfondi de purification » qui se tient à l’écart du conflit intérieur d’orientation du yoga ne peut pas vraiment avoir lieu tant que certaines structures du yoga ancien ne sont pas démolies (l’intolérable joug de l’inaction).
Mais d’un autre côté, elles ne peuvent être détruites sans l’appui de ce travail de purification, car l’aspiration et la concentration (la coalition achéenne) ne sont pas suffisantes à elles seules.
Tant que la bascule n’est pas faite, tant que l’aventurier maintient le cap du yoga orienté vers les hauteurs de l’esprit, et quelle que soit l’aspiration mobilisée, alors le vrai travail de purification dans les profondeurs est à l’arrêt.
Dans les deux premiers vers, Sri Aurobindo désigne un même courant de conscience-énergie, celui qui aspire à briser les limites de l’espace et du temps tout en agissant dans la dualité par des forces opposées et complémentaires, sous ses deux noms, Scamandre et Xanthe. Vu par les hommes, c’est-à-dire depuis la personnalité, le conflit intérieur se produisait désormais au niveau ultime de la dualité dans le mental, c’est-à-dire à la limite de l’union avec la Brahman, dans l’éternité de l’esprit (le cri de guerre s’élevait près du Scamandre). Rappelons que le Scamandre est le courant de conscience énergie qui appelle à toujours plus de liberté, au franchissement des limites, et apporte dans un premier temps la perception spirituelle de Ce qui est hors du temps, de l’Infini, de la paix sans nom ni forme qui est au-delà.
Mais du point de vue du surmental, ce franchissement des limites n’est pas encore possible pour ce qui travaille par la purification des profondeurs à l’identité esprit/matière, bien que nombre de blocages aient été levés (le Xanthe était traversé sur un pont de guerriers tués, et pas par Achille).
Ce qui « avance sans peur » remet en cause le yoga fait par ce qui œuvre en vue de davantage de pureté (Déiphobos poussant des cris et abattant les Argiens).
Se positionnant dans l’aspiration au travail de purification, l’aventurier craint que l’évolution ne s’oriente encore vers les hauteurs (mon cœur tressaillait pour la Grèce
et ses enfants car l’air était saturé du rugissement de lion d’Enée).
Alors, près du fossé entourant les navires, de ce côté-ci de la plaine du Xanthe,
S’éleva une voix nouvelle qui perçoit le tumulte et voguait sur les brises, 500
Aiguë, insistante, nette, et clamant un cri de guerre inconnu
Qui menaçait les peuples de ruine. Une femme avait fait son entrée pour vous aider,
Royale et insolente, aussi belle que le matin et aussi féroce que le vent du nord, –
Qui, affranchie de la quenouille, empoigne l’épée et fait mépris de la soumission,
Enfreignant la loi des dieux. Elle est turbulente, rapide au combat.
Faisant sonner sa voix comme celle d’un cygne qui nous mande devant la mort
et le désastre,
Le pied léger, heureuse, impitoyable, elle court en riant au carnage ;
Vigoureuse, dans son allure qui séduit, elle s’élance de son char pour mettre à mort,
Trempe dans le sang des mains qui ont la douceur du lys. Sous le choc avec elle,
L’Europe étonnée
Est, chancelante, rejetée vers l’Océan. Elle est la panique, elle est la mêlée, 510
La guerre est son péan, les chars sont la foudre de Penthésilée.
Selon l’Iliade, les navires ont été tirés sur le rivage et les fortifications édifiées pour les protéger comprenaient une succession de remblais fortifiés et de fossés avec des points de passage. Lorsque Penthésilée apporte son soutien aux Troyens, les défenses achéennes sont bien près d’être enfoncées. Mais à ce moment, le combat se produit encore sur un terrain de dualité (de ce côté-ci de la plaine du Xanthe).
Sri Aurobindo poursuit alors sa description de la réalisation symbolisée par Penthésilée.
Jusqu’au dernier moment de ce grand conflit intérieur, l’aventurier n’a jamais envisagé de remettre en cause cette réalisation, et c’est pourquoi Penthésilée s’est tenue totalement à l’écart du combat. Mais à ce point du yoga, il est obligé d’une façon ou d’une autre de tout remettre en cause, même ce qui lui paraît la plus belle et la plus nécessaire des réalisations. C’est pourquoi c’est « une voix nouvelle » qui se fait entendre en lui, une voix qui « s’élève loin au-dessus du vacarme » du conflit intérieur, une voix faible, à peine audible au début (qui voguait sur les brises), mais qui veut percer, et qui, très distincte, insiste (Aiguë, insistante, nette). (Nous ne comprenons pas pourquoi ici Raymond Thépot a traduit « climbed through the din » par « perçoit le tumulte ».) Cette voix intérieure, qui s’exprime de façon très différente des autres remises en cause, menace tout l’édifice du yoga qui suit le mouvement d’aspiration, si l’on considère que ce sont les peuples attaquant qui sont menacés (clamant un cri de guerre inconnu qui menaçait les peuples de ruine).
Il ne s’agit plus seulement de travaux de yoga, mais bien d’une très haute réalisation, sûre de son fait (une femme, royale et insolente), qui exprime une vérité issue du supramental (aussi belle que le matin). Rappelons que son royaume se situe bien au-delà de la Phrygie, et qu’elle est donc symbole de la réalisation la plus avancée.
Nous avons déjà mentionné à plusieurs reprises le vent du Nord, Borée, cette force spirituelle qui implique ou impose l’effort pour réaliser un progrès. La réalisation qui va au-delà de la souffrance est aussi « implacable » que celle qui exige de se dépasser soi-même dans le yoga (aussi féroce que le vent du nord). Car la réalisation de la paix parfaite et immuable qu’elle représente suppose une endurance que requiert aussi l’effort soutenu symbolisé par le vent du Nord.
Cette réalisation implique également la fin du long labeur sur soi, du yoga personnel (affranchie de la quenouille). Elle dénote aussi une installation dans le surmental et donc un jeu égal avec les forces du surmental, celles du monde des dieux dont elle peut désormais « enfreindre la loi » : l’aventurier, libéré, (elle fait mépris de la soumission), peut transcender les lois qui régissent le monde des formes, de l’humanité ordinaire.
Cette réalisation agit rapidement sur tous les éléments de la nature extérieure (Elle est turbulente – mouvementée -, rapide au combat).
Faisant référence au « chant du cygne » qui désigne la plus belle et dernière chose réalisée par quelqu’un avant de mourir, Sri Aurobindo en reprend ici l’image mais l’invitation concerne alors non celle qui chante, Penthésilée, mais l’adversaire dont elle annonce le désastre et la mort (Faisant sonner sa voix comme celle d’un cygne qui nous mande devant la mort).
Dans cette réalisation, ni l’apitoiement sur soi qui compte parmi les sentiments les plus bas, ni la pitié pour les autres qui est aussi une forme de faiblesse envers soi-même – très différente de la divine compassion – n’ont leur place car comme le dit la Gîta, « Les sages ne pleurent ni les vivants ni les morts » (heureuse, impitoyable). (Bhagavad Gîta, Chant 2, Verset 11. Cf. commentaires de Sri Aurobindo.)
L’aventurier qui a atteint ce point est à la fois d’une extrême douceur dans son action et d’une totale inflexibilité car il fait ce qui doit être fait selon l’ordre intérieur vrai (elle trempe dans le sang des mains qui ont la douceur du lys).
Dans les derniers vers de ce passage, Sri Aurobindo élargit la coalition achéenne à l’Europe dont le sens est « une vision élargie » et que nous pouvons associer au mental supérieur. Cette « vision étendue », qui est encore largement dépendante du mental, perd pied lorsqu’elle est confrontée à une réalisation bien supérieure appartenant aux plans supérieurs de l’Esprit, surtout quand il s’agit du surmental – Penthésilée, rappelons-le, est une fille du dieu Arès. Cette vision doit donc encore s’élargir par le processus d’ouverture de la conscience (Sous le choc avec elle, l’Europe étonnée est, chancelante, rejetée vers l’Océan).
Dans cette grande réalisation, l’aventurier, sorti en l’esprit seulement hors de la dualité, peut s’identifier avec tous les éléments du conflit intérieur, et aussi avec la nature même de la manifestation qui est conflit (Elle est la panique, elle est la mêlée, la guerre est son péan, les chars sont la foudre de Penthésilée).
Dans ces vers, Sri Aurobindo réaffirme la nécessité de partir de la réalité telle qu’elle est, et non telle qu’on la voudrait, ainsi qu’il l’expose dans les Essais sur la Gîta au Chapitre 5.
« Mais quelle est donc la nature de la difficulté rencontrée par l’homme qui veut mener intérieurement la vie spirituelle et qui doit pourtant prendre le monde tel qu’il est et y vivre ? Quel est l’aspect de l’existence qui épouvante son esprit éveillé et qui provoque ce que le premier chant de la Gîta, d’un titre très expressif, appelle le désarroi d’Arjuna, cette affliction, ce découragement de l’homme forcé de faire face au spectacle du monde tel qu’il est réellement , une fois que le voile de l’illusion éthique – l’illusion de la rectitude personnelle – est déchiré et avant qu’une plus haute réconciliation avec lui-même soit obtenue ? C’est l’aspect qui est figuré extérieurement par le massacre de Kurukshétra, et spirituellement par la vision du Seigneur de toutes choses se dressant sous la forme du Temps pour dévorer et détruire ses propres créatures. »
L’intervention de Penthésilée symboliserait donc aussi l’acceptation de l’aventurier de remettre en question nombre de ses réalisations passées auxquelles il tient plus que tout, à l’instar de l’attachement qu’Arjuna éprouvait envers les membres de sa famille.
Il semble que sa venue a été la perte des hommes de l’Ouest et de leurs troupes
sans nombre ;
Ajax repose pour toujours, Mérion gît sur les plages.
Ils tombent un par un sous vos yeux, les Grands de l’Achaïe.
Sans cesse devant mes navires, comme une procession de fourmis qui furètent,
Passent les blessés qu’on emmène ; ils étouffent leurs plaintes à mesure qu’ils approchent
Et regardent en silence les multitudes inactives, incriminant Achille au grand renom.
A partir du moment où l’aventurier fait intervenir dans son conflit intérieur cette haute réalisation pour défendre le yoga qui s’élance vers les hauteurs de l’esprit en laissant de côté la purification et spiritualisation de la nature, les éléments qui s’y opposent, issus de l’intelligence et de la volonté concentrées, perdent de leur force ou sont dépassés (Ils tombent un par un sous vos yeux, les Grands de l’Achaïe).
La mythologie connaît deux Ajax, le Petit Ajax et le Grand Ajax, symboles respectivement de la conscience inférieure ou extérieure et de la conscience supérieure. Lorsqu’on ne précise pas, il s’agit toujours du « grand » Ajax, fils de Télamon, lequel est « sans peur » selon Pindare. C’est un cousin germain d’Achille, Télamon étant le frère de Pélée (Cf. Planche 25). La légende classique de la mort d’Ajax, telle que rapportée par Pindare, affirme qu’il s’est suicidé car il n’a pas été choisi pour recevoir les armes d’Achille qu’Agamemnon donna à Ulysse : c’est un processus pour réaliser une parfaite transparence et non pour davantage de conscience que l’aventurier devra entreprendre. Une source plus tardive soutient qu’il a été tué par Pâris. Mais Sri Aurobindo semble suivre une autre tradition selon laquelle Ajax fut tué par Penthésilée, ce qu’il confirmera plus loin au vers 618.
Quoiqu’il en soit, la mort d’Ajax pourrait signifier ici que le maximum que puisse accomplir la conscience personnelle dans le travail de la maîtrise vitale a été atteint. En effet, lorsqu’il fut choisi par le sort pour affronter Hector et que les deux combattants se révélèrent de force égale, il offrit à Hector une ceinture de pourpre, symbole d’une très haute maîtrise vitale.
Achille, fils d’une déesse de profondeurs, illustre une purification dans les profondeurs avec l’aide divine, ce qui n’est pas le cas d’Ajax qui n’a pas de parents divins. Notons toutefois qu’en force et en bravoure, Ajax est seulement dépassé par Achille.
Mérion est un archer, symbole d’une tension vers le but, qui accompagna à la guerre son oncle Idoménée, petit-fils de Minos, et donc dans le cadre d’un mouvement de consécration, de don de soi (surrender). C’est, dit-on, l’un des combattants les plus valeureux du camp grec, et en effet son nom semble être lié au mot « cuisse », symbole de force. Au total, c’est le symbole d’une grande force tendue vers le but. Sa mort pourrait indiquer que l’aventurier est désorienté en ce qui concerne la direction du mouvement évolutif.
Pourtant j’ai été indulgent avec vous, j’ai attendu quelque temps, escompté
que vous me feriez mander ;
Appelant de mes désirs des torches nuptiales et non la flamme au faîte des maisons
d Ilion,
Non le sang répandu dans les chambres de douceur ; non l’incomparable cité de l’amour 520
Engloutie par le funeste destin. Je ne me suis pas détourné de la lutte titanesque
Découragé, ou désespéré, ou soudain las des travaux sous l’effet d’un reflux
de mon glorieux courage,
Mais sous la poussée de ma compassion devant la ruine des nations sœurs,
Mais pour l’amour de celle que désire mon âme : la fille de Priam.
Et eu égard à Polyxène j’entends une seule fois vous parler encor comme un
qui vous aime
Avant que la Furie, brusquement surgie de l’Erèbe, sourde à vos plaintes,
Ivre de la joie du massacre, ne s’empare de la richesse et des femmes,
Exhortant le Feu dans sa progression tandis que s’écroule Ilion en cendres.
Cédez ; car votre sombre destin est impatient.
Pour la dernière fois, l’aventurier de la conscience tente de faire marcher ensemble les plus hautes réalisations des anciens yogas avec une voie d’action engagée dans une purification approfondie de la nature extérieure. Ces hautes réalisations se manifestent entre autres chose par la dernière-née de Priam et d’Hécube, Polyxène. Ce nom est composé avec Πολυ (nombreu-x-ses) et ξενη (étrangères, insolites, étonnantes, surprenantes). Avec les lettres structurantes (Ξ ou ξ + Ν), il s’agirait de la réalisation d’une identité entre le bas et le haut, entre l’esprit et la matière, ou aussi, avec la précision donnée par la lettre minuscule, peut-être d’une certaine descente de l’esprit dans la matière. L’aventurier est donc désireux d’allier le travail de purification avec les capacités nouvelles et étonnantes qui lui viennent des plans supérieurs de l’esprit (l’amour de Polyxène), tout en voulant tenter de sauver parmi les anciens yogas ce qui lui tient à cœur (les nations sœurs). En particulier les structures qui ont permis le développement de l’amour par la réalisation psychique (l’incomparable cité de l’amour). Il faut se souvenir qu’Aphrodite soutient le camp troyen.
Les Furies sont le nom latin pour les Érinyes. Dans la mythologie, ce sont des esprits vengeurs qui interviennent pour punir les offenses graves, principalement les parjures et les crimes familiaux.
Ce sont donc des forces qui remettent sur le chemin juste de l’évolution lorsque l’homme s’en détourne. Il faut comprendre par « parjure » les actes de ceux qui ne suivent pas la voie que leur âme s’est donnée en cette vie.
Les crimes familiaux, ceux des parents ou des enfants le plus souvent, brisent ce qui lie le chercheur à son origine divine (les crimes contre les parents), ou interrompent ce qui en lui demande à se développer (les enfants).
L’action de ces divinités est totalement incompréhensible pour l’homme car il n’est pas le plus souvent conscient de son erreur, aussi les Érinyes marchent-elles dans le noir. De plus, elles sont sans pitié : ce sont des mouvements inflexibles.
Dans ce passage, l’Érèbe d’où proviendrait l’Érinye est la Ténèbre dans laquelle s’est précipitée la Conscience divine à l’origine de la manifestation. L’Érèbe est fils du Chaos, de la Force-Conscience concentrée en elle-même (Cf. Planche 1).
L’aventurier pressent donc que des forces divines dont il n’a pas la capacité de sonder l’origine, mais qui sont liées à l’origine et au but de la Manifestation, pourrait réduire en cendres ses réalisations les plus hautes.
Vos auxiliaires n’accourent plus,
Multitudes promptes à répondre à votre appel ; le joug de votre orgueil
et de votre splendeur 530
Ne pèse pas maintenant sur les nations de la terre comme au temps où la Fortune
vous chérissait,
Où la force était votre esclave et où Troie, la lionne, rugissant de colère
Menaçait le monde occidental du haut de ses remparts bâtis par Apollon.
Joyeux d’être libérés de la servitude qu’ils haïssaient, des entraves insolentes
Qui subjuguaient leur virilité, les peuples se soulèvent et prient pour votre ruine ;
Les dons s’entassent sur leurs autels ; leurs bénédictions aident les Achéens.
Memnon vint, mais il repose à jamais, et les visages basanés de sa nation
N’enveloppent plus d’une nuée sombre le fracas de tonnerre de l’assaut qui déferle.
La Lycie se bat avec lassitude ; loin ont fui les troupes levées en Carie.
La Thrace fait retraite vers ses plaines, préférant le sifflement des vents déchainés, 540
Ou, aux rives du Strymon, tournoyer sur sa cadence orphéenne,
Plutôt que dans l’orgie des glaives et face aux piques des Hellènes.
Au début de ce passage, Sri Aurobindo reprend en quelques vers ce qu’il a développé au début de La vie divine.
Dans le second chapitre, il traite de « La négation matérialiste » qui part du principe que la Matière est la seule réalité. Il nous invite tout d’abord à reconnaître « l’énorme, l’indispensable utilité de la période, si brève, du matérialisme rationaliste que l’humanité a traversée ». (…) Car il est « nécessaire que la Connaissance progressive ait pour base un intellect clair, pur et discipliné. »
Dans le troisième chapitre, il évoque « Le refus de l’ascète » qui affirme que l’Esprit est la seule réalité. « Car aux portes du Transcendant se tient ce simple et parfait Esprit décrit dans les Upanishad : lumineux, pur, soutenant le monde mais inactif en lui, sans nerfs d’énergie, sans fissure de dualité, sans cicatrice de division, unique, identique, libre de toute apparence de relation et de multiplicité – le Moi pur des Advaïtins, le Brahman inactif, le Silence transcendant. Et quand il franchit ces portes soudainement et sans transition, le mental est saisi par le sens de l’irréalité du monde et de la seule réalité du Silence, et c’est là une des expériences les plus puissantes et les plus convaincantes accessibles au mental humain. C’est là, dans la perception du pur Moi et du Non-Être derrière lui, que se trouve la source d’une seconde négation – parallèle et diamétralement opposée à la négation matérialiste, mais plus complète, plus irrévocable, plus périlleuse encore dans ses effets sur les individus et les collectivités qui répondent à son puissant appel vers le désert : le refus de l’Ascète. » Ce refus de l’ascète, cette révolte de l’Esprit contre la Matière, a longtemps marqué l’esprit de l’aventurier, imposant sa loi au reste de l’être, en particulier au mental qui s’intéressait aussi à la réalité de la matière (Troie, la lionne, rugissant de colère, menaçait le monde occidental du haut de ses remparts bâtis par Apollon).
Mais l’aventurier ressent un affaiblissement de sa confiance dans les voies anciennes et les structures qui les soutenaient, ainsi que dans la force qu’il pouvait jusqu’alors mobiliser (la force était votre esclave).
Nous devons nous arrêter un moment sur la mort de Memnon car elle explicite symboliquement assez clairement les raisons de la chute de Troie et de la nécessaire réorientation des anciens yogas afin de pouvoir commencer le yoga supramental. Pour cela, il faut revenir à la légende concernant son père, Tithonos.
Celui-ci, dont le nom signifie « l’évolution de l’être intérieur vers le plan le plus haut », est un fils de Laomédon, et donc un frère de Priam. Il aurait dû normalement succéder à son père dans la lignée royale de Troie car, comme son oncle Ganymède, il était d’une remarquable beauté, donc symbole du travail de yoga le plus vrai.
De ce fait, la déesse de l’aurore, Éos, en tomba amoureuse, l’emmena en Éthiopie, et lui donna deux enfants, Memnon et Émathion.
Éos demanda à Zeus de conférer à Tithonos l’immortalité mais elle omit de mentionner la jeunesse éternelle. Tant que Tithonos resta jeune, ils vécurent heureux aux frontières de la terre, au bord des courants de l’Océan. Selon Homère, souvent l’aurore sortait du lit de Tithonos pour apporter le jour aux dieux et aux mortels.
Puis, comme le temps passait, les ravages de l’âge réduisirent progressivement Tithonos à une larve qu’Éos enferma dans une chambre close où depuis il babille éternellement.
Éos, la déesse de l’Aurore, est sœur d’Hélios « la lumière supramentale ». Elle est le symbole de l’éternel nouveau.
Parmi les enfants de Laomédon, c’est non pas de Priam mais de Tithonos qu’elle tombe amoureux, le plus beau et donc le plus porteur de Vérité. Le Divin tente donc une première tentative de réorientation des anciens yogas par une intervention de la puissance qui apporte le Nouveau, par une impulsion supramentale.
En effet, bien que nous n’ayons pu en retracer la chronologie exacte dans les textes, il est évident que l’histoire de Tithonos se déroule avant la campagne punitive d’Héraclès, le grand purificateur/libérateur, dans laquelle ce dernier tua tous les enfants mâles de Laomédon à l’exclusion de Podarcès et de Tithonos (C’est la version de la Bibliothèque d’Apollodore, mais selon Homère, au moins trois enfants mâles de plus survécurent.. Podarcès, dont le nom signifie « celui qui écarte le pied » symbole d’un refus de s’impliquer dans l’action, fut racheté par sa sœur Hésione et prit le nom de Priam « le racheté ». Le Divin donnait alors symboliquement une seconde chance au chercheur de réorienter le yoga. Tithonos, non seulement était en Ethiopie à ce moment-là mais il avait aussi été rendu immortel, et ne fut donc pas tué par Héraclès avec les autres fils de Laomédon.
En effet, Éos avait emmené Tithonos « l’évolution de l’être intérieur vers le plan le plus haut » en Éthiopie, le pays de « la vision enflammée » ou « de la voix enflammée » – le feu psychique qui se manifeste par le regard et par la voix – et lui avait donné deux fils, Émathion et Memnon. Sous l’effet de cette embrasse divine, l’aventurier obtient l’immortalité, c’est-à-dire la libération de l’ignorance par laquelle il cesse de vivre « comme un mental dans un corps pour vivre comme un esprit et dans l’Esprit ».
Mais, nous dit la légende, Éos, la puissance du Nouveau, « oublia » de demander à Zeus de lui donner également la jeunesse éternelle, c’est-à-dire la capacité « d’adaptation au mouvement du devenir ». En fait, elle ne pouvait pas le faire, car l’aventurier ne s’est pas encore engagé dans un processus de purification qui conduira plus tard au « rachat » de Priam, c’est-à-dire à une nouvelle possibilité de suivre le mouvement du devenir.
L’enjeu de la guerre qui se prépare est en effet un dépassement des états de sagesse et de sainteté, des libérations du passé pour ouvrir le chemin au supramental.
Et Mère (Agenda Tome 3, 12 janvier 1962) indique clairement les conditions du passage dans une note à Satprem à propos de sa question sur les capacités requises pour accéder au monde supramental :
« Capacité d’élargissement indéfini de la conscience sur tous les plans, y compris le matériel
Plasticité illimitée pour pouvoir suivre le mouvement du devenir
Egalité parfaite abolissant toute possibilité de réaction de l’ego »
Or si l’aventurier a réalisé la troisième condition et en partie la première, il y a dans son refus de considérer que la vérité évolutive n’est plus, à ce moment du yoga, dans les hauteurs de l’esprit, un blocage au niveau de la seconde condition : car l’éternelle jeunesse correspond à la plasticité nécessaire pour pouvoir suivre le mouvement du devenir.
Un tel refus d’adaptation produit à terme un enfermement sur ses propres croyances et un rétrécissement progressif et irrémédiable de la volonté intelligente qui répète indéfiniment les mêmes choses (Tithonos demeura cloîtré et réduit peu à peu à l’état de larve).
Le premier fils de Tithonos, Émathion, devint roi d’Éthiopie. Il attaqua Héraclès tandis que ce dernier remontait le Nil après avoir tué le roi d’Egypte Busiris mais il fut tué par lui. Ceci se passa après les « travaux », ou à un moment durant les deux derniers, mais en tout état de cause avant la campagne de Troie.
Lorsqu’Héraclès vint à Troie pour se venger de Laomédon, Memnon, qui était encore en Éthiopie ayant succédé à son frère sur le trône, fut donc sauf. Son nom, Memnon, que nous retrouvons dans celui d’Agamemnon dans le camp opposé, est construit vraisemblablement sur la racine μεν « désirer, vouloir » avec l’inclusion de la lettre Mu (μ) indiquant la réceptivité. Agamemnon est en effet, selon Homère, le plus « cupide » de tous les achéens. Compte tenu des lignées où figurent ces deux héros, nous pouvons les associer au yoga de la volonté intelligente (buddhi-yoga), du discernement allié à la détermination, yoga qui culmine à la fois dans l’union de l’intelligence (avec le Moi) et l’union (avec le Moi) par l’intelligence.
Mais Memnon, fils de Tithonos, conserve les caractéristiques de son père et celles de la lignée. Ainsi il obtiendra d’Éos l’immortalité à sa mort, mais il hérita aussi du refus ou de l’impossibilité d’adaptation au mouvement du devenir. Si ce n’était le cas, la lignée troyenne se serait poursuivie dans sa descendance et non dans celle de Priam « le racheté ».
Selon l’un des textes perdus du cycle troyen, l’Éthiopide, Memnon, vint à Troie à la tête d’un contingent d’Éthiopiens. Il portait une armure façonnée par le dieu Héphaïstos. Au cours d’un combat, Memnon tua Antiloque, fils de Nestor et grand ami d’Achille. Celui-ci se vengea en tuant Memnon, et Zeus accorda l’immortalité à Memnon à la demande d’Éos.
Memnon est donc le symbole de cette volonté intelligente animée d’un puissant feu intérieur, mais qui est encore bloquée au niveau de l’adaptation au mouvement du devenir. Cette volonté intelligente se manifeste sous des formes nouvelles qui lui assurent protection, car Il portait une armure façonnée par le dieu Héphaïstos. Mais Achille également est porteur d’une telle armure !
Entre ces deux yogas très avancés qui se disputent la vérité évolutive – celui de la purification des profondeurs en vue de la libération vitale et celui de l’intelligence discernante animée d’un puissant feu mais refusant la vérité évolutive – c’est le yoga de la descente, qui en accord avec le devenir, l’emporte (Memnon vint, mais il repose à jamais).
Il est possible que les visages noirs attribués dans la mythologie aux Éthiopiens, et mentionnés ici par Sri Aurobindo (les visages basanés de sa nation), en sus de la réalité physique, fassent référence symboliquement à une mauvaise orientation mentale, de même que les pieds noirs indiquent un défaut d’incarnation.
Dans les derniers vers de ce passage, on apprend que les supports des anciens yogas ont perdu de leur vigueur. La Lycie et la Carie sont deux provinces au sud-ouest de la Phrygie, et la Thrace au Nord-ouest, sur l’autre rive de la Propontide.
La Lycie (dont le nom est construit autour d’une racine archaïque Lug ΛΥΓ) est la province de « la lumière qui précède l’aube » ; cette lumière fut pendant des siècles le soutien des anciens yogas mais elle a perdu de son éclat (La Lycie se bat avec lassitude).
La Carie (province de la « tête ») est le lieu symbolique de la croissance dans les plans du mental, d’un soutien au mental illuminé troyen. Mais dans ce conflit intérieur, le mental n’est plus d’aucun secours (loin ont fui les troupes levées en Carie).
La Thrace où souffle Borée le vent du Nord, est le lieu d’une ascèse exigeante. Au lieu de poursuivre la difficile ascension vers les hauteurs, l’aventurier choisit des ascèses plus faciles où cependant se manifestent les oppositions au yoga (La Thrace fait retraite vers ses plaines, préférant le sifflement des vents déchainés). Ou bien, il se réfugie dans un yoga au rythme juste mais répétitif (Ou, aux rives du Strymon, tournoyer sur sa cadence orphéenne). En effet, Orphée était un roi de Thrace. Dans la quête des Argonautes conduite par Jason, il est celui qui bat la mesure pour les rameurs, indiquant « le rythme juste » de ce qui doit être fait. Il symbolise dans les débuts du chemin l’une des premières perceptions du rythme juste derrière toutes choses que doit apprendre à suivre le chercheur. Nous n’approfondirons pas ici le mythe d’Orphée et d’Eurydice qui est traité en détail dans le Tome 2 Chapitre 5 de Mythologie, Yoga de l’Occident. Disons seulement ici qu’il parle du désarroi du chercheur qui perd le chemin juste et doit descendre dans ses profondeurs pour retrouver le fil qui le conduira sur un nouveau chemin, sans s’attacher à ce qui était juste pour lui auparavant.
Princes de Pergame, ouvrez vos portes à notre Paix afin qu’elle entre
Portant la vie dans ses bras gracieux, et l’oubli, ce tombeau des passions de la terre,
Ce guérisseur des plaies et du passé. Dans une entente d’égal à égal, à la manière
hellénique,
Unissez l’Asie à la Grèce, – que ce soit un même monde, depuis les fleuves gelés
Foulés par les chevaux des Scythes (Nous avons ici corrigé la traduction de Thépot qui indique « du Scythe »), jusqu’aux confins où ondoie le Gange.
Renoncez à la Tyndaride Hélène, cause désirable de votre danger,
Rendez-la à la Grèce depuis longtemps déserte de ses mouvements et de son sourire.
Ornez son arrivée en Grèce de richesses ; l’apparat de ses esclaves 550
Et des chars sans fin gémissant sous l’or, qui sont porteurs de la rançon des nations.
Ainsi la Furie sera pacifiée, elle qui, de Sparte, souffla exultante
Dans les voiles du ravisseur troyen pour aider ses rameurs.
Ainsi les dieux seront apaisés, et les pensées de leur colère révoquées ;
La Justice satisfaite retournera sur ses pas, et à la place des tisons de l’incendie
Les torches qui ravissent l’œil feront irruption dans Troie avec les épées des noces.
Moi, ainsi qu’un jeune époux, je saisirai, étreindrai, défendrai votre cité,
Sauvée de l’envie d’Argos, de la haine lacédémonienne,
Sauvée de l’avidité de la Crète et de la rapine brutale du Locrien.
Ce qui dans l’aventurier reconnaît que la descente dans le vital profond pour le purifier est une tâche incontournable (Achille) essaye de convaincre ce qui en lui est toujours attaché aux anciennes réalisations qu’un compromis est possible, à condition d’un lâcher prise, de la reconnaissance que la vérité évolutive ne va plus ni dans le sens de la conquête des paradis hors de la terre, ni dans la séparation esprit-matière.
En effet, si Memnon est mort, Priam a été « racheté ». Et l’aventurier sait qu’il a la capacité d’une plus grande maîtrise vitale (comme Achille l’a mentionné précédemment : Le monde, conquis par ma lance). Ce que l’aventurier envisage à ce stade du yoga, c’est une plus grande maîtrise de son être extérieur avec l’aide du maître intérieur, tout en conservant les acquis passés. Nous avons vu que cette maîtrise était la fonction de la déesse Athéna, comme Sri Aurobindo le mentionne dans le Prologue de Perseus the Deliverer :
« Moi (Athéna), le Tout-Puissant
Me conçut de Son être pour guider et discipliner
L’Esprit immortel de l’homme, jusqu’à ce qu’il parvienne
à l’organisation et à la superbe maîtrise
De tout son être extérieur.
(…)
Il (l’homme) mettra sa confiance en moi et défieras
Les océans incommensurables jusqu’à ce que l’Occident
Se mélange à l’Inde, et atteigne les îles du nord qui,
Couvertes de neige, demeurent sous ma brillante Égide dansante.
Armé du feu tonnant, il s’élancera au-dessus des eaux furieuses
Quand la baleine est étourdie entre deux déferlantes
Et il tuera son ennemi au milieu des coups de tonnerre.
Mais ce compromis est-il possible, et dans quelle mesure ? L’aventurier est-il parvenu à la suprême réalisation indiquée dans les derniers versets de la Gîta telle que Sri Aurobindo en donne la signification : « Me prenant pour but suprême, abandonne-Moi dans ta pensée consciente toutes tes actions ; aie recours au yoga de l’intelligence et garde constamment ta conscience fixée en Moi » ?
C’est la question à laquelle Sri Aurobindo va répondre dans la suite du poème.
Pour l’instant, l’aventurier se propose de considérer la poursuite du travail en l’esprit et le travail dans les profondeurs de manière égale (Dans une entente d’égal à égal, à la manière hellénique), avec la même intensité. Peut-être Sri Aurobindo nous dit-il ici qu’il n’y a pas lieu de faire une différence entre les différentes voies, qu’elles soient davantage matérialistes ou plus spiritualistes, et surtout que la course aux grades spirituels est un non-sens.
Mais cette alliance, du point de vue de la purification, doit se faire toujours sous réserve non seulement que tout en lui accepte que la vérité évolutive aille dans le sens où conduisent les forces d’aspiration représentées par la coalition achéenne (Renoncez à la Tyndaride Hélène, cause désirable de votre danger, rendez-la à la Grèce depuis longtemps déserte de ses mouvements et de son sourire), mais aussi que les réalisations supérieures participent au yoga de purification (Ornez son arrivée en Grèce de richesses ; l’apparat de ses esclaves et des chars sans fin gémissant sous l’or, qui sont porteurs de la rançon des nations).
Ainsi, toutes les parties de l’être avanceraient à l’unisson et participeraient au yoga évolutif, depuis l’être extérieur mental qui travaille à la pleine maîtrise jusqu’aux niveaux supérieurs en l’esprit (Unissez l’Asie à la Grèce). Il est probable que Sri Aurobindo n’ignorait pas que le nom « Grecs » remplaça celui de « Hellènes » seulement à partir d’Aristote. Par « Grèce », il entend donc sans doute les sommets de l’homme de raison, la réalisation d’une harmonie faite de sagesse et de modération telle que nous apparaît aujourd’hui la civilisation grecque. L’Asie désigne non seulement la Troade et les provinces alentours, mais aussi tous les territoires plus à l’Est, indiquant les réalisations spirituelles les plus avancées.
Sri Aurobindo précise ce qu’il entend par cette unité dans les vers suivants : l’union de l’extrême matériel à l’extrême spirituel, et cela sans destruction, dans la Paix de l’égalité qu’apporte le travail d’une libération avancée (la Paix promise par Achille).
En effet les fleuves gelés parcourus par les chevaux des Scythes, peuple du Nord de l’Europe, désignent les déserts gelés du plus haut intellectuel matérialiste qui doute de tout ce qui n’est pas accessible à ses sens et confirmé par sa raison, tandis que les confins où ondoie le Gange désigne l’extrême spirituel qui s’est développé jusqu’au refus de l’action par l’ascète.
Ici sont posées les bases de l’action de la Nouvelle Conscience qui se manifesta sur la terre début 1969 et que Mère formulera en 1970 (Cf. Agenda de Mère, Tome 11, 3 Janvier 1970) :
« N’est-ce pas, c’est ce que j’ai appris : la faillite des religions, c’est parce qu’elles étaient divisées – elles voulaient que l’on soit religieux à l’exclusion des autres religions; et toutes les connaissances humaines ont fait faillite parce qu’elles étaient exclusives; et l’homme a fait faillite parce qu’il était exclusif. Et ce que la Nouvelle Conscience veut (c’est là-dessus qu’elle insiste) : plus de divisions. Être capable de comprendre l’extrême spirituel, l’extrême matériel, et de trouver… trouver le point de jonction, là où… ça devient une force véritable. »
C’est pourquoi dans les derniers vers de ce passage, il est dit que cette option aurait la faveur des dieux, des forces cosmiques du surmental.
Les Érinyes (les Furies) sont, comme nous l’avons vu plus haut, des forces qui remettent l’homme sur le chemin juste de l’évolution lorsqu’il s’en détourne. Les Troyens symbolisent une spiritualité qui se détourne de la vie, ce qui fut un temps un chemin incontournable pour la partie de l’humanité qui voulait s’unir au Divin (La Furie qui, de Sparte, souffla exultante, dans les voiles du ravisseur troyen pour aider ses rameurs). Mais, le moment venu, lorsque le renversement du yoga devint nécessaire, ces Érinyes avaient soutenu le mouvement qui devait conduire à la guerre. Mais un redressement du mouvement du yoga vers davantage d’aspiration rend son influence inutile (Ainsi la Furie sera pacifiée).
De même, les forces spirituelles du surmental qui sont partagées entre les deux tendances évolutives retrouveront une unité (Ainsi les dieux seront apaisés, et les pensées de leur colère révoquées), et le mouvement juste de l’évolution humaine reprendra son cours normal, Hélène revenue à Sparte (La Justice satisfaite retournera sur ses pas) et aucune réalisation ne sera abandonnée, faisant place à l’union du spirituel et du matériel (et à la place des tisons de l’incendie, les torches qui ravissent l’œil feront irruption dans Troie avec les épées des noces).
Enfin, l’être sera réunifié et les mouvements fondamentaux de l’ego cesseront :
Le moi inférieur en quête de pureté et de lumière ne sera plus envieux des réalisations en l’esprit (l’envie d’Argos) car l’illumination lui sera donnée par le Moi.
Le sentiment de séparation disparaîtra. En effet, la ville de Sparte « ce qui surgit », a été fondée par Lacédémone « la divinité (intérieure) qui retentit avec force » dont elle prit le nom. Lacédémone est fils de la Pléiade Taygète qui incarne le plan du mental intuitif et à l’origine de la lignée où se situe Hélène, enlevée par le troyen Pâris. Ménélas est roi de cette ville. La haine lacédémonienne fait sans doute référence à l’enlèvement de celle-ci alors que Pâris était l’hôte de Ménélas parti en voyage. En effet, le mental intuitif est encore un plan qui appartient à la dualité.
Le sentiment du manque disparaîtra car l’être sera comblé par les dons de l’esprit. La faim (hunger) de la Crète fait référence à cette forte aspiration vers le haut qui marqua les débuts du chemin et correspondait à un élargissement de la conscience, symbolisé par l’enlèvement d’Europe « une large vision » par Zeus qui l’emmena en Crète.
Le désir fondamental de prédation cessera. En effet, de Locride vint à Troie un contingent commandé par le « petit » Ajax, c’est-à-dire la conscience extérieure et son désir de prendre, de posséder, de s’accaparer qui prend racine dans le mouvement primitif et instinctif de saisie (la rapine brutale du Locrien).
Mais si de ma voix vous vous détournez et si vous n’écoutez que les grands cris d’Arès 560
Réclamant le combat en vous qu’abusent Héra et Pallas,
Les houles de la mort féroce auront tôt fait de se refermer sur Troie
Et ses remparts construits par les dieux ne seront que chaume et terre
sous les pieds de l’Hellène.
Car à mes tentes je ne retourne pas, j’en jure par Zeus et par Apollon,
Maître de la vérité qui siège dans Delphes, méditant, insondable et solitaire,
Dans les cavernes de la Nature et écoutant sa rumeur (plutôt : son murmure) souterraine,
Et je place sous sa garde muette et intransigeante, à lui qui n’oublie pas,
Mon serment de ne pas me reposer du halètement d’Arès, de la lutte corps à corps
Qui oppose espoir et mort dans l’empoignade sans merci de la mêlée,
Laissant à nouveau (plutôt : encore) les remparts de Troie non escaladés, 570
La Grèce invengée, la mer Egée à l’état de lac, et l’Europe, de province !
Choisissant l’exil loin de l’Hellade, loin de Pélée et Déidamie,
Le champ de bataille pour chambre à coucher, et le combat comme coin du foyer,
J’irai guerroyant jusqu’à ce que l’Asie, asservie par mes pas,
Sente la marche de Dieu dans la pression de ma sandale sur sa poitrine.
Je me reposerai alors, quand les frontières de la Grèce seront en bordure du Gange ;
Ainsi le passé paiera sa rançon de Titan, et, la Destinée inversant sa balance,
Tout un continent enlevé subira le sort d’Hélène.
Voilà ce que j’ai juré, alliant ma volonté à Zeus et à Anankè «
Nous avons vu qu’Héra est la force qui veille à une juste évolution selon le plan divin et qu’Athéna est le maître du yoga, le maître intérieur qui guide la croissance de l’être intérieur jusqu’à la maîtrise totale de l’être extérieur. Ces deux divinités se sont rangées du côté achéen car ces forces du surmental travaillent au mouvement de renversement. Elles savent que la victoire sera en finale du côté achéen, soutiennent le combat et ne recherchent aucun compromis avec le yoga fondé sur la séparation esprit/matière.
L’aventurier de la conscience se promet à lui-même que, quoiqu’il arrive, il poursuivra le chemin de purification et de libération dans les profondeurs même s’il ne parvient pas à le concilier avec les réalisations des anciens yogas (Car à mes tentes je ne retourne pas). Car, comme l’a dit Sri Aurobindo pour lui-même, une libération personnelle qui laisse inchangée le reste de l’humanité ne pouvait le satisfaire.
Pour cela, l’aventurier s’engage à poursuivre le yoga de purification sans relâche sur la base de sa connaissance acquise dans le surmental ainsi que de la lumière psychique symbolisée par Apollon (j’en jure par Zeus et par Apollon).
Sri Aurobindo, pour expliciter la « lumière ou vérité psychique », fait alors référence au célèbre oracle d’Apollon qui était situé à Delphes (maître de la vérité qui siège dans Delphes). En effet, la manifestation extérieure de la lumière de vérité émanant du feu psychique et perçue intérieurement y était mise en scène. Il est difficile de se faire une idée précise du déroulement de l’oracle à l’époque archaïque car beaucoup de choses ont été décrites de manière fantaisiste par les auteurs anciens. Ainsi la crevasse au-dessus de laquelle était censée se tenir la Pythie est une impossibilité géologique. De même, il n’y a jamais eu non plus à Delphes d’émanations volcaniques. Il est probable que les « fumées » aient été produites par la combustion de plantes.
Quel que fût la réalité matérielle de la mise en scène, il n’en demeure pas moins que l’oracle avait une grande renommée. Le consultant posait sa question à une officiante, la « Pythie », prophétesse d’Apollon, qui se tenait sur un trépied, probablement dans une salle souterraine d’un temple où peu avaient accès. Son nom lui venait du grand serpent Python, symbole du processus de décomposition et de putréfaction, tué par Apollon dès la naissance du dieu. En effet, la lumière psychique, émanant de la partie immortelle de l’être, n’est pas compatible avec le principe de décomposition. Les prêtres d’Apollon recueillaient alors les paroles de la pythie, peut-être transmises lors d’extases, et les rédigeaient en vers dont la signification était volontairement obscure et demandait à être interprétée.
Il est probable que du fait des cycles du mental, l’Intuition des temps védiques se soit progressivement affaiblie et que ce qui était initialement parole de Vérité soit devenue avec le temps une divination plus ou moins fantaisiste. De même que Sri Aurobindo a évoqué la disparition de l’Intuition à laquelle l’humanité avait accès au temps des Rishis védiques, un psychologue et historien américain a décrit magistralement cet affaiblissement de l’intuition au cours des siècles depuis l’époque archaïque grecque jusqu’à la cessation totale de la prophétie en 363 après J.C. lorsque, par la bouche de la dernière prêtresse de Delphes, Apollon annonça qu’il ne ferait plus de prophéties. (Cf. La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit. Julian Jaynes. PUF 1994. Toutefois, nous ne nous prononçons pas sur la thèse de cet auteur concernant le fonctionnement psychologique des anciens.) Cette prophétie, initialement parole de Vérité, devait déchoir jusqu’à n’être plus transmise que par l’intermédiaire d’arts divinatoires fantaisistes.
Sri Aurobindo fait alors un parallèle entre la voix intérieure psychique et l’oracle de Delphes : cette voix apollinienne provient des profondeurs insondables de l’être, des cavernes souterraines de notre nature d’où elle se manifeste à la conscience dans un « murmure », da façon assourdie (méditant, insondable et solitaire, dans les cavernes de la Nature et écoutant son murmure (sa rumeur) souterrain). La parole psychique est issue d’un plan de Vérité et la lumière qui en émane est donc stricte ou intransigeante (sa garde intransigeante). Les « souvenirs » psychiques sont conservés de vie en vie (à lui qui n’oublie pas).
Si donc tout ce qui s’accroche aux conceptions et aux réalisations du passé ne veut pas accepter une autre vérité évolutive, alors l’aventurier poursuivra son combat pour une purification/libération dans les profondeurs vitales, refusant d’admettre le maintien des conceptions, croyances et certitudes des anciens yogas qui se dressent comme des remparts sur le chemin (laissant encore (à nouveau) les remparts de Troie non escaladés), résolu à soutenir la vérité de l’aspiration (La Grèce invengée), refusant de laisser inchangée la nature extérieure sachant que la descente dans les profondeurs vitales entraînera des remous émotionnels (refusant de laisser la mer Egée à l’état de lac), et enfin refusant de limiter l’ouverture de la vision ou de la conscience à un domaine limité (laissant l’Europe à l’état de province). Le mythe relatif à Europe dont le nom signifie « large vision » et qui correspond à une première ouverture de conscience du chercheur est étudié dans Mythologie grecque, yoga de l’Occident et ne sera pas repris ici.
Ce passage fait écho aux difficultés que Mère rencontra pour ouvrir l’esprit de ses disciples à une conscience plus vaste que celle à laquelle ils étaient attachés par leurs traditions spirituelles.
Il résonne aussi avec un passage très important de l’Agenda dans lequel Mère, après son expérience du « bateau supramental » indique les capacités requises pour accéder au monde supramental :
Capacité d’élargissement indéfini de la conscience sur tous les plans, y compris le matériel.
Plasticité illimitée pour pouvoir suivre le mouvement du devenir.
Égalité parfaite abolissant toute possibilité de réaction d’ego. »
Elle indique plus loin ce même jour l’importance majeure de la capacité d’élargissement de la conscience : « Les gens qui étaient dans ce bateau, ce qu’ils avaient, c’étaient ces deux capacités-là: 1) Capacité d’élargissement indéfini de la conscience sur tous les plans, y compris le matériel. 2) Plasticité illimitée pour pouvoir suivre le mouvement du Devenir.
La chose se passait dans le physique subtil. Et les gens qui avaient des taches et qu’on était obligé de reprendre étaient toujours ceux qui manquaient de la plasticité nécessaire pour les deux mouvements. Mais il s’agissait surtout du mouvement d’élargissement plus que du mouvement de progression pour suivre le Devenir – ça, ça paraissait être une préoccupation ultérieure, pour ceux qui étaient débarqués, après le débarquement. Mais la préparation sur le bateau, c’était cette capacité d’élargissement. »
Pour réorienter le yoga vers un yoga intégral qui ne sépare plus l’esprit de la matière, l’aventurier cessera temporairement le yoga entrepris dans les profondeurs du vital – le père d’Achille est Pélée « celui qui vit dans la boue (qui plonge dans les profondeurs de l’humain » et qui est uni à la déesse Thétis, fille de Nérée « le vieillard de la mer » – et arrêtera de poursuivre la maîtrise de sa nature extérieure – sa femme est Déidamie « celle qui tue ou achève la maîtrise » – (Choisissant l’exil loin de l’Hellade, loin de Pélée et Déidamie).
Il s’engage, au plus haut et au plus profond de lui-même, à poursuivre le yoga d’union jusqu’à ce que ce qui est le plus avancé en lui en l’esprit perçoive la volonté évolutive divine dans l’incarnation au lieu de seulement considérer que tout est déjà parfait dans l’instant (jusqu’à ce que l’Asie sente la marche de Dieu), jusqu’à ce que le yoga le plus avancé en l’esprit ne fasse plus qu’un avec le yoga dans la vie quotidienne (quand les frontières de la Grèce seront en bordure du Gange), jusqu’à ce que le sentiment de séparation ait disparu.
Alors les réalisations du passé contribueront au futur, le sens de l’évolution s’inversera et toutes les réalisations anciennes – dont surtout l’égalité – contribueront au nouveau yoga dont elles seront la base (la Destinée inversant sa balance, tout un continent enlevé subira le sort d’Hélène).
Cet engagement de l’aventurier est fondé à la fois sur la connaissance surmentale la plus haute et sur la perception de la nécessité évolutive impérative (Voilà ce que j’ai juré, alliant ma volonté à Zeus et à Anankè). Le sens du mot Anankè, traduit par « destinée, fatalité » contient originellement l’idée de « contrainte ». Plus loin dans le poème, Sri Aurobindo la nomme « l’Érinye mystique », la force qui impose le mouvement juste divin, la puissance divine qui gouverne le Devenir.
Ainsi fut énoncé le défi du Phthien. Silencieux, les héros 580
Avec stupeur firent retour sur leur passé et scrutèrent la nuit de leur futur.
Silencieux, leur cœur sentit une emprise venant des dieux et reçut des suggestions
célestes.
Un moment le calme régna dans la pièce, comme si la Destinée essayait sa balance
En équilibre sur les pensées de ses mortels. A la fin, avec un rire musical,
Mélodieux comme les grelots qui tintent aux chevilles bondissant en cadence,
La vierge Penthésilée répondit avec force aux dieux :
« J’avais de longue date, dans mes lointains royaumes, entendu parler du renom d’Achille,
Encore ignorante en un temps où je jouais à la balle et courais dans les danses
Au lieu de penser toujours à la guerre : mais déjà je rêvais du heurt avec le héros.
Ainsi, à l’intérieur des terres, un poète imaginant la rumeur de l’Océan 590
Brûle de désir pour son soulèvement gigantesque, sa danse de faîtes montagneux,
Les hochements de crinière jaune, la marche fauve,
Et les voix léonines qui réclament la terre comme proie pour les eaux hurlantes.
C’est ainsi qu’à ma venue, j’ai langui après le cri et l’agilité d’Achille.
Mais il s’est caché dans ses vaisseaux, il a boudé comme un garçon en colère.
A présent je me réjouis que son âme se lève assoiffée de combat,
Je m’en réjouis, que, victorieuse, je doive vivre ou, défaite, cheminer
à travers les ombres :
Une fois que ma javeline aura résonné contre le bouclier du Phthien Achille.
Je ne désire pas la paix. Je me suis jointe à une nation hautaine et résolue ;
Ils prisent l’honneur et la renommée, non la vie octroyée par un ennemi. 600
Fils de l’antique maison qu’Ilion regarde comme des Titans,
Chefs que le monde admire, craignez-vous donc le heurt avec le Phthien ?
Les dieux, dit-on, ont décidé votre perte. En êtes-vous moins grands ?
N’êtes-vous pas des dieux pour révoquer leurs décrets ou les subir sans être ébranlés ?
Memnon est mort et les Cariens vous abandonnent ? La Lycie traîne ?
J’ai quitté les ruisseaux de mon cher Orient pour me joindre à vous, moi, Penthésilée. »
Il est probable que les trois premiers vers fassent référence à « la vision des trois temps », Trikaladrishti, que Sri Aurobindo a explicité dans son Journal du Yoga (Livre 1, Vijnanachatusthaya) comme étant une faculté spéciale de jnana. « Jnana désigne le pouvoir de connaissance divine directe qui opère indépendamment de l’intellect et des sens. (…) La trikaldrishti est une faculté spéciale de jnana par laquelle ce pouvoir général s’applique à l’actualité des choses, aux évènements dans leurs détails, aux tendances, etc. du passé, du présent et de l’avenir du monde, tel qu’il est, a été et sera dans le Temps. Cette faculté particulière s’attache aux faits particuliers, alors que jnana s’attache à la vérité générale. » Cette faculté a besoin pour s’exercer pleinement que soit réalisé le silence du mental. C’est pourquoi les héros troyens sont silencieux (Silencieux, les héros avec stupeur firent retour sur leur passé et scrutèrent la nuit de leur futur). De même l’aventurier sent en lui une pression des forces du surmental et reçoit des « messages ». Sri Aurobindo décrit en détail dans son Journal du Yoga les différents modes d’action de la trikaldrishti, et en particulier les modes de perception directe : rupadrishti vision des images subtiles, shruti audition de vérité, smriti émergence de la connaissance cachée alliant intuition et discernement juste. Peut-être aussi parmi ces « suggestions célestes » figurent la lipi, écriture vue avec la vision subtile, prakamya (différentes sortes de perception subtiles liés aux sens conscients), etc. (Silencieux, leur cœur sentit une emprise venant des dieux et reçut des suggestions célestes).
C’est l’amazone Penthésilée qui alors répond, avec la légèreté et la joie du détachement (avec un rire musical, mélodieux comme les grelots qui tintent aux chevilles bondissant en cadence). Mais c’est sur le plan du surmental que se situe alors le dialogue intérieur car c’est aux dieux qu’elle s’adresse en tout premier, n’interpellant les chefs achéens qu’à la fin du passage. L’aventurier, par la bouche de ce qui en lui a vaincu la souffrance, interpelle avec force les pouvoirs du surmental en lui.
Lorsque le yoga de la libération de la souffrance en était à ses débuts, il se faisait de façon totalement indépendante du travail de purification/libération dans les profondeurs mais sans toutefois l’ignorer (J’avais de longue date, dans mes lointains royaumes, entendu parler du renom d’Achille, encore ignorante en un temps où je jouais à la balle et courais dans les danses). Mais déjà l’aventurier sait intuitivement que les deux yogas sont incompatibles, celui de la libération de la souffrance qui maintient l’aventurier dans les royaumes de l’esprit et celui de la purification des profondeurs vitales puis du corps et qu’un moment viendra où il lui faudra trancher (mais déjà je rêvais du heurt avec le héros).
Plus tard, l’aventurier, encore positionné dans les hauteurs de l’esprit où il est libre de la souffrance, aspire à se confronter aux soulèvements gigantesques du vital profond, à ses déferlements, et aux puissantes expressions des « monstres des grands fonds » qui veulent imposer leur loi au corps. Il ne s’agit plus ici seulement des émotions, peurs ou désirs habituels, mais des angoisses formidables et des puissants instincts cachés dans les mémoires vitales et corporelles de notre nature et qu’ordinairement à notre époque le mental ne peut laisser venir à la surface. Lorsque les contraintes sociales et mentales se libèrent, on peut assister aux déchaînements de ces instincts primaires qui offrent des spectacles d’horreur. Mais si l’aventurier veut conquérir sa nature en vue de la perfection, alors il doit mettre au jour ces puissances en lui-même afin de les vaincre. (Ainsi, à l’intérieur des terres, un poète imaginant la rumeur de l’Océan brûle de désir pour son soulèvement gigantesque, sa danse de faîtes montagneux, les hochements de crinière jaune, la marche fauve, et les voix léonines qui réclament la terre comme proie pour les eaux hurlantes.)
Puis vient le temps de trancher, même si dans un premier temps, le yoga des profondeurs n’est pas au rendez-vous car l’aventurier aspire à toujours plus de sagesse – le leader des achéens, Agamemnon, est en effet encore uni à Clytemnestre – sans se soucier de cette purification, ce qui a généré la grève d’Achille objet de l’Iliade (Achille s’est caché dans ses vaisseaux, il a boudé comme un garçon en colère).
L’aventurier a déjà réalisé « l’égalité » dans le mental et le vital, aussi, du point de vue de sa réalisation la plus haute, il lui est indifférent que l’évolution aille dans un sens ou dans l’autre. Comme la progression des individus est liée à celle de l’humanité, celle-ci tirant en arrière, il lui est aussi indifférent que l’humanité soit prête à accompagner le mouvement de renversement ou non, et son combat est donc solitaire (A présent je me réjouis que son âme se lève assoiffée de combat, je m’en réjouis, que, victorieuse, je doive vivre ou, défaite, cheminer à travers les ombres). Le cheminement à travers les ombres est la descente au royaume d’Hadès, de l’inconscient corporel, où se poursuivent les mouvements qui ont été chassés du conscient et du subconscient, ainsi que les yogas qui les ont combattus.
Les Amazones sont une tribu de femmes guerrières, c’est-à-dire de réalisations acquises de haute lutte et que l’aventurier n’est pas prêt à abandonner sans de sérieuses raisons. C’est pourquoi Penthésilée « ne désire pas la paix ».
C’est l’ultime argument que l’aventurier mobilise pour échapper à la destruction de ce à quoi il a consacré toute sa vie. Ou bien ses autres réalisations obtenues par une certitude intérieure et une volonté inébranlable (Ménélas) sont le juste chemin spirituel et ne peuvent accepter de compromis, ou bien elles doivent disparaître (Je me suis jointe à une nation hautaine et résolue ; ils prisent l’honneur et la renommée, non la vie octroyée par un ennemi).
Ces réalisations, l’aventurier reconnaît avec gratitude et humilité que le chemin en a été frayé par des êtres immenses, soutenus par des forces provenant de plans situés au-dessus de celui des dieux, les Titans étant la génération les précédant (Fils de l’antique maison qu’Ilion regarde comme des Titans).
Dans les derniers vers, on voit l’aventurier cherchant à remobiliser ses forces, en rassemblant ses réalisations et ses pouvoirs autour de la conquête de la souffrance, dussent-ils laisser la place à un autre yoga si tel est la volonté du ciel. Mais en tout état de cause, il sait que nul ne pourra jamais nié que ce fut de grandioses réalisations. (Chefs que le monde admire, craignez-vous donc le heurt avec le Phthien ? Les dieux, dit-on, ont décidé votre perte. En êtes-vous moins grands ?)
C’est le surmental qui ainsi parle dans l’aventurier (N’êtes-vous pas des dieux pour révoquer leurs décrets ou les subir sans être ébranlés ?). Ce dernier est parvenu au stade décrit dans l’un des aphorismes de Sri Aurobindo (N°288) :
« Tu dois apprendre à supporter tous les dieux en toi et ne jamais vaciller sous leur irruption ni te briser sous leur poids. »
« Vierge d’Asie », répondit Talthybios, « le malheur d’une nation
T’a amenée à Troie, et ses haïsseurs olympiens ont protégé ta venue,
O toi qui vainement nourris les cœurs des hommes d’une espérance que les dieux
ont rejetée.
Avec ta voix douce la Fatalité donne ses conseils en robe de femme. » 610
Courroucée contre les paroles de l’Argien, la vierge répondit avec dédain :
« N’as—tu pas fait la commission qu’on t’a donnée, envoyé de l’Hellade ?
Je ne pense pas que tu sois venu, choisi par Argos pour être notre conseiller,
Ni que, épris de Troie, tu aies pressé ton pas amoureux vers elle
Et que ton cœur s’afflige de son naturel rebelle. Ce sont la haine et la rapine
qui t’envoient,
La soif de l’or iliaque et la convoitise pour les femmes phrygiennes.
Voix de l’agression achéenne ! C’est vrai, je suis un malheur ;
Cnossos peut en témoigner, Salamine parler de mon arrivée fatale,
Et Argos se rappeler en silence ses blessures. »
Penthésilée, en tant que femme, symbolise une réalisation. Comme celle-ci est parfaite en elle-même et ne nécessite plus de développements ultérieurs, elle est ici nommée « vierge » d’Asie. En effet, ce qui mérite développement se traduit dans la mythologie par une union et des enfants.
C’est donc un nouveau dialogue intérieur qui s’ouvre entre la réalisation qui a vaincu la souffrance – Penthésilée – et le messager Talthybios, ce qui transmet à la plus haute conscience le « besoin » d’évolution.
Mais c’est un dialogue de sourd entre le surmental et le mental supérieur, car comme il est dit au vers 50, « le vacarme de la vie assourdit l’oreille de l’esprit : l’homme ne sait pas ; et celui qui sait le moins est le messager choisi pour la sommation. » C’est ainsi que Penthésilée interpelle Talthybios : tu n’es pas habilité pour me parler.
D’un autre côté, le messager rappelle ce que l’aventurier a perçu intuitivement, que l’issue du conflit évolutif intérieur est déjà décidée (O toi qui vainement nourris les cœurs des hommes d’une espérance que les dieux ont rejetée) comme cela a déjà été affirmé au vers 170 (les Olympiens se détournèrent du carnage laissant l’issue de la bataille déjà décidée, laissant les héros tués dans leur pensée, Troie brûlée, et la Grèce abandonnée à sa gloire et à son effondrement).
Ce qui est le plus avancé dans l’union ne veut pas redescendre dans la dualité ni laisser les pouvoirs acquis à la discrétion de l’être extérieur, ni même les réalisations obtenues par le feu intérieur qui lui sont les plus précieuses (Ce sont la haine et la rapine qui t’envoient, la soif de l’or iliaque et la convoitise pour les femmes phrygiennes).
Cette haute réalisation, au maximum du feu de l’union, qui s’est rangée du côté des anciens yogas, a déjà fait cesser dans le chercheur la « grande force tendue vers le but » représentée par Mérion, comme on l’a vu au vers 513. Ce dernier est un archer qui vint à Troie depuis Cnossos en Crète, accompagnant son oncle Idoménée, petit-fils de Minos (Cnossos peut en témoigner). Nous avons dit que sa mort pourrait indiquer que l’aventurier est désorienté en ce qui concerne la direction du mouvement évolutif.
Le chapitre de l’Iliade qui fut dénommé Catalogue des vaisseaux liste les forces des deux camps, énumérant pour chaque contingent la province d’origine, les villes concernées, les chefs et le nombre de vaisseaux emportant chacun cinquante hommes. C’est, selon nous, un état codé du degré d’achèvement de chaque maîtrise particulière ou de perfectionnement des différents yogas au moment où commence la guerre de Troie. Idoménée et Mérion vinrent avec 80 bateaux, soit une presque totalité d’achèvement de la purification contre tous les enfermements mentaux où trônent un Minotaure et sont le symbole d’une puissance de réalisation orientée dans le sens de l’ego. (Cf. Tome 2 Chapitre 4 de Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident )
De même, nous avons vu que Sri Aurobindo attribuait à Penthésilée la mort du « grand » Ajax, fils de Télamon, venu de l’île de Salamine avec 12 vaisseaux (Salamine parler de mon arrivée fatale). Nous avons vu plus haut qu’il symbolise la conscience supérieure qui apprend à maîtriser les infimes mouvements de l’être, non pas en descendant dans les profondeurs, mais par une imposition d’en haut. Ce travail de yoga était à peine commencé car il était venu à Troie avec 12 vaisseaux seulement.
Quant aux autres mouvements de yoga que Penthésilée met à mal sans toutefois les faire cesser, ils relèvent du travail d’aspiration à plus de vérité, de lumière (Et Argos se rappeler en silence ses blessures).
Mais l’Argien répondit à la vierge :
« Ecoute donc, Penthésilée, les paroles de l’Hellène : 620
Vierge pour qui les plus vaillants sur terre ne sont que blé sous ta faucille,
Lionne fière de ta réputation, toi qui assièges les chemins du combat,
N’es-tu donc pas encore rassasiée ? T’es-tu donc abreuvée de trop peu de massacre ?
La mort est montée sur ton char ; elle a choisi ta main pour sa moisson.
Mais j’ai entendu parler de ton orgueil dédaigneux, du peu de cas que tu fais des Argiens,
Et comment tu déplores ton destin qui, toujours contraire à tes souhaits,
Cloître le Phthien et met aux prises des femmelettes et Penthésilée.
Pas plus la chasse au sanglier d’Ithaque, que celle au chat sauvage qui a sa litière
en Locride
Ou aux sauvages taureaux argiens qui ont le pelage lisse, ne m’assouvit, » as-tu dit,
« Mon désir est de plonger ma javeline dans le lion de l’Hellade. » 630
Ce n’est plus en son nom propre que Talthybios répond, car il poursuit ici la transmission du message d’Achille, celui qui cherche une plus grande liberté, l’Hellène.
Sri Aurobindo continue de préciser ce que représente Penthésilée, la plus haute réalisation qui comprend à la fois la transformation psychique et la transformation spirituelle, ce qui entraîne une immense compassion pour l’humanité.
C’est une réalisation qui dépasse de loin tous les yogas classiques (Vierge pour qui les plus vaillants sur terre ne sont que blé sous ta faucille).
Toutefois, elle veut imposer sa vérité à l’être entier (toi qui assièges les chemins du combat), et dans ce conflit intérieur, se pose comme le seul but possible, la seule vérité (j’ai entendu parler de ton orgueil dédaigneux, du peu de cas que tu fais des Argiens).
Nous avons vu qu’elle représente un aventurier parvenu à l’extrême du feu de l’union (Thermodon), ayant en partage la loi divine (capitale Thémiskyra), libre de la souffrance, limite des anciens yogas dans le travail de maîtrise et de purification (Héraclès, en route vers le dixième travail, édifia ses fameuses colonnes juste après la conquête de la ceinture de la reine des Amazones).
Et hormis le yoga des profondeurs dans les infimes détails, rien ne peut remettre en question cette réalisation (Et comment tu déplores ton destin qui, toujours contraire à tes souhaits, cloître le Phthien et met aux prises des femmelettes et Penthésilée).
Mais du fait de la poursuite de la sagesse supérieure par la volonté intelligente (Agamemnon), cette remise en question n’a pu avoir lieu jusqu’à présent.
Sri Aurobindo énumère alors certains yogas qui auraient pu éventuellement s’opposer à la certitude intérieure que cette réalisation représente la seule libération possible, la seule voie possible de divinisation dans l’évolution humaine, à savoir la dissolution dans le Brahman impersonnel.
Tout d’abord il parle d’une chasse au sanglier dans l’île d’Ithaque, celle d’Ulysse.
La mythologie connaît deux célèbres chasses au sanglier, celle d’Erymanthe qui fait l’objet du quatrième travail d’Héraclès et celle de Calydon conduite par Méléagre. À chaque fois il s’agit de la maîtrise et purification/libération d’énergies vitales grossières ou archaïques, brutales et insensibles car la caractéristique du sanglier est de se vautrer dans la boue et d’avoir une peau épaisse.
Dans le quatrième travail d’Héraclès, il s’agit de ramener le sanglier et non de le tuer : il s’agit donc d’une prise de conscience du chercheur qui s’engage sur le chemin plutôt que d’une maîtrise, l’acceptation de se voir tel que l’on est, y compris dans toutes les couches archaïques de l’évolution dont nous sommes porteurs. C’est la première reconnaissance d’une unité humaine qui doit permettre de sortir du jugement en ce qui concerne le bien et le mal. Ce travail est étudié en détail dans le premier chapitre du Tome 2, Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident.
La chasse de Calydon est la seconde épopée panhéllenique après celle de la quête de la Toison d’Or conduite par Jason et les Argonautes. Toutes les forces de l’être doivent être rassemblées pour tuer le sanglier qui empêche l’union avec le Divin. Le but est aussi bien un détachement que l’équanimité symbolisée par l’unique femme participant à la chasse, Atalante, symbole « d’égalité ». Cette chasse est étudiée Tome 3, Chapitre 1.
Sri Aurobindo étend ce travail de purification, qui n’est certes pas terminé après la chasse de Calydon, à des couches plus archaïques encore de la conscience dont Ulysse (Odysseus) sera le héros. La patrie d’Ulysse est en effet Ithaque. L’Odyssée décrit un travail de purification qui doit conduire à la fin de l’ego et à la circulation des énergies librement dans le corps, du bas vers le haut (kundalini) et du haut vers le bas, autrement dit la purification des sept centres d’énergie ou chakras et leur progressive universalisation.
Si l’aventurier poursuit bien ce travail, il n’est pas toutefois de nature à détrôner seul la réalisation que représente Penthésilée (Pas plus la chasse au sanglier d’Ithaque… ne m’assouvit).
Car ce processus d’universalisation des centres (la chasse au sanglier d’Ithaque) dont Mère parle dans l’Agenda (Tome 1, 21 avril 1959) et qui suppose un dépassement des limites individuelles sur les plans correspondants, ne constitue qu’une base de départ : « Là-haut, à partir du centre entre les sourcils, le travail est fait, depuis longtemps. C’est blanc. Depuis des âges et des âges et des âges, l’union avec le Suprême est établie, constante.
En dessous de ce centre, c’est le corps. Et ce corps a bien la sensation du Divin, concrète, dans chacune de ses cellules; mais ce qu’il faut, c’est universaliser ce corps. C’est cela le travail, un centre après l’autre. Je comprends ce que Sri Aurobindo veut dire quand il répétait: «Elargissez-vous.» Il faut universaliser tout cela; c’est la condition, la base pour que le Supramental puisse descendre dans le corps.
Selon les anciennes traditions, on considérait cette universalisation du corps physique comme la suprême réalisation, mais ce n’est qu’une base, la base pour que le Supramental puisse descendre sans que tout se brise. »
En second, il évoque la chasse « au chat sauvage qui a sa litière en Locride ». Cette province est la patrie du « petit » Ajax, symbole de la petite conscience, celle de l’ego indiscipliné, qui évite toute remise en question avec la souplesse du chat sauvage. Même si l’aventurier poursuit la maîtrise de cette partie indisciplinée de sa nature, ce yoga n’est pas non plus de nature à remettre en question les certitudes acquises.
Enfin, il mentionne la chasse « aux sauvages taureaux argiens qui ont le pelage lisse ». La mythologie fait intervenir un taureau à de nombreuses occasions et principalement : le taureau en lequel se change Zeus pour enlever Europe, le taureau de Minos auquel s’est uni Pasiphaé donnant naissance au Minotaure, le Taureau de Crète objet du septième travail d’Héraclès. Selon Sri Aurobindo, le taureau est le symbole du « pouvoir de réalisation du mental lumineux ». Ce pouvoir doit être utilisé en premier lieu pour le vrai travail, pour la « tâche » à remplir en cette vie, pour le svadharma et non pour l’ego. Mais, selon la Gîta, l’aventurier doit ensuite abandonner tous les dharma pour prendre refuge dans le Divin seul.
Les taureaux sauvages indiquent donc certains pouvoirs de réalisation du mental lumineux qui ne sont pas encore organisés ni concentrés, du fait d’un manque de sensibilité ou de conscience (taureaux sauvages argiens qui ont le pelage lisse). Ce travail d’organisation et de concentration qui doit permettre l’utilisation par l’aventurier de nouveaux pouvoirs est, encore moins que les autres, susceptible de remettre en question cette réalisation.
Seule la mise en rapport de cette réalisation avec le travail de purification dans les profondeurs est capable de changer le cours du yoga (Mon désir est de plonger ma javeline dans le lion de l’Hellade).
Aveugle et infatuée, n’es-tu pas belle et éclatante comme l’éclair ?
Tes membres ne furent-ils pas créés avec art en assemblant douceur et douceur ?
Ton rire n’est-il pas la flèche qui surprend les cœurs imprudents ?
Le charme est le sceau des dieux sur la femme. La quenouille et les galettes,
Le travail de la jarre au puits et le silence de nos chambres les plus secrètes,
Voilà ce qui t’a été assigné : mais tu en as fait mépris, ô Titane
Qui plus volontiers saisis le bouclier et le javelot. Obéissant à ta nature turbulente,
Tu foules aux pieds des lois antiques au nom du plaisir exigé par ton cœur.
Incline-toi plutôt devant les Dieux anciens, bien assis et fermes.
Toi, tu ne passes que pour toi—même sur cette terre, et pour les éons qu’auras-tu gagné, 640
A te confondre, dans leurs travaux, aux hommes, et à priver l’époque de ta beauté ?
Femme, tu es belle, mais belle d’une douceur amère et qui se contredit
Tant dans le cliquetis guerrier que lorsque ta voix rivalise avec la clameur
des assemblées.
Dans l’expérience du Soi, il n’y a plus de volonté de changer quoi que ce soit puisque tout est parfait de toute éternité. La certitude de la Vérité habite l’aventurier. La nécessité de l’implication dans le mouvement du devenir, hormis ce qui relève de la compassion, n’existe pas dans sa conscience. Aussi peut-on dire qu’il est « aveugle et infatué ». Et pourtant cette réalisation est Vraie et d’une nature aussi lumineuse que ce qui provient du supramental par l’intermédiaire du surmental (n’es-tu pas belle et éclatante comme l’éclair). En effet, le tonnerre et l’éclair ont été donnés à Zeus par les Cyclopes, eux-mêmes symboles de l’omniscience de l’Absolu, après la guerre contre les Titans. Ce sont des symboles de la puissance et de la fulgurance de la lumière de Vérité supramentale. Ces attributs ne prennent pas leur source dans le surmental, aussi Zeus n’en a-t-il que l’usage.
Dans le vers suivant : « Tes membres ne furent-ils pas créés avec art en assemblant douceur et douceur ? », Sri Aurobindo semble faire référence à Pollux, dont le nom signifie « tout à fait doux ». Voici en résumé ce qui concerne la fin de ce héros :
Assez peu de temps avant la Guerre de Troie, il y eut une dispute entre les Dioscures Castor (le pouvoir que confère la maîtrise) et Pollux (celui qui est tout à fait doux) et leurs cousins Idas (la vision d’ensemble) et Lyncée (la vision de détail). Lyncée était posté sur le mont Taygète. Un combat s’ensuivit et seul Pollux survécut. Ne pouvant supporter la mort de son jumeau, Pollux implora de Zeus, son père, de mourir aussi. Zeus, touché, lui offrit l’immortalité et il lui permit de la partager avec Castor. Pollux n’hésita pas, et les deux frères, simultanément, passent depuis lors un jour dans la tombe et l’autre dans l’Olympe.
Par immortalité, il faut entendre l’installation par expérience dans un plan de l’esprit éternel où naissance et mort ne sont que des évènements superficiels, l’état où l’homme vit comme un esprit dans l’Esprit. Si cet état peut résulter de la transformation psychique ou de l’accès au plan du mental illuminé, peut-être même du mental supérieur, générant des demi-dieux, il semble n’être vraiment installé de façon totale et permanente que dans le surmental.
Cette dispute marque un premier passage vers la non-dualité, une transition du mental intuitif (le mont Taygète) au surmental (l’Olympe) où tout se fond dans l’unité.
Mais dans un premier temps, le seul survivant fut Pollux « le tout à fait doux ». Puis il partagea avec son frère Castor « le pouvoir que confère la maîtrise » la possibilité d’action en alternance depuis le surmental et depuis l’inconscient corporel.
Parvenu au mental intuitif, l’aventurier est désormais assez souvent dans le surmental, un plan où il est l’égal des dieux.
Les « lois » humaines étant édictées au niveau du surmental, l’aventurier n’y est donc plus soumis car il suit alors la seule loi de son être. C’est pourquoi un peu plus loin on peut lire : « Obéissant à ta nature turbulente, tu foules aux pieds des lois antiques au nom du plaisir exigé par ton cœur ». Installé dans le surmental, du moins en partie, il est devenu l’égal des dieux et sans doute ne leur attache plus autant d’importance qu’auparavant, ce qui justifie les paroles d’Achille (Incline-toi plutôt devant les Dieux anciens, bien assis et fermes).
Il a réalisé « une joie claire et le rire de l’âme qui embrasse la vie et l’existence » Ce rire de l’âme est lié au parfait détachement et à l’égalité, et peut conduire à des actes qui pour le moins peuvent surprendre et même parfois révolter ceux qui l’approche (Ton rire n’est-il pas la flèche qui surprend les cœurs imprudents ?).
Vu depuis le travail dans les profondeurs qui poursuit la libération dans le vital, cette réalisation en l’esprit, par la possibilité que l’âme a d’émerger à la surface de l’être (Le charme est le sceau des dieux sur la femme), devrait permettre un yoga fait de patience, endurance, calme, humilité (La quenouille et les galettes), une quête d’un vital pur (Le travail de la jarre au puits) et la paix intérieure au plus profond de l’être (et le silence de nos chambres les plus secrètes).
Mais cette réalisation veut aussi défendre sa position de réalisation ultime, très peu concernée par le Devenir (Voilà ce qui t’a été assigné : mais tu en as fait mépris, ô Titane, qui plus volontiers saisis le bouclier et le javelot).
Du point de vue évolutif, même l’action faite par compassion pour l’humanité est de nul poids dans le devenir. Rester à l’écart de toute action serait plutôt un témoignage de Vérité (même sur cette terre, et pour les éons qu’auras-tu gagné, à te confondre, dans leurs travaux, aux hommes, et à priver l’époque de ta beauté ?)
La réalisation est Réelle, Vraie, mais porte en elle une contradiction qui donne un goût amer d’inachevé (belle d’une douceur amère et qui se contredit). Cette contradiction s’exprime de deux façons : lorsqu’elle intervient dans la nature inférieure duelle soumise de façon incessante à la lutte et lorsqu’elle tente d’imposer sa volonté à l’être extérieur de façon absolue et non contestable (Tant dans le cliquetis guerrier que lorsque ta voix rivalise avec la clameur des assemblées).
La Nature n’a pas pour seul but que l’homme se fonde dans le Divin en la rejetant (cependant que le dessein multiple de la Nature périt atteint au cœur, et que la vie est vidée de toute musique).
Depuis longtemps j’ai remarqué une folie dans votre monde. Les monarques, s’abaissant,
Courtisent la populace arrogante de leurs esclaves, et leur geste suppliant, 650
Ehonté et vénal, offense la tradition majestueuse des âges :
Les princes plaident sur l’agora ; éperonnés par la langue d’un couard,
Les héros marchent, sur l’ordre d’un prêtre, à une guerre impie.
L’or est recherché par les Grands avec l’esprit de marchandage du négociant.
L’Asie déchoit et les Dieux sont en train d’abandonner l’Ida pour l’Hellade.
Dans ce passage, Sri Aurobindo reprend en quelques vers ce qu’il a longuement explicité dans son œuvre écrite, à savoir l’éloignement progressif des temps de l’Intuition, celui des « Rishis », des « voyants », et de façon concomitante l’oubli des fonctions sacrées à l’intérieur de laquelle chacun trouvait tout naturellement sa place selon sa nature (Brahmanes ou prêtres, Kshatriyas ou guerriers, Vaishyas ou marchands, Shudras ou serviteurs).
La partie de l’être au contact avec la réalité des profondeurs, Achille, n’est pas « aveuglée par le ciel » et peut discerner la mauvaise orientation évolutive du yoga ancien qui a refusé de s’intéresser à la transformation de la nature extérieure, car rappelons-le, « les fils de Priam ont maîtrisé la peur mais se sont éloignés de la vie et des choses humaines ».
En conséquence, les éléments de la nature extérieure mentale-vitale, qui normalement devraient être sous le contrôle du psychique, prennent une place prépondérante. N’en ayant pas la maîtrise, les parties les plus élevées de l’être doivent faire des compromissions. En ces temps anciens que l’on peut estimer à plus de 5000 ans en arrière, l’Intuition était reçue comme parole de Vérité et le reste de l’être s’y soumettait. Avec l’avancée dans le cycle d’individuation, c’est le mouvement de séparation et donc la raison qui a pris progressivement le dessus. L’ordre naturel et sacré s’en est trouvé bouleversé. Au lieu de s’appuyer sur une certitude intérieure, la volonté et le pouvoir de l’homme qui cherche le juste est obligé de se référer à ses sensations, ses émotions et ses pensées, obligée de quémander un accord de parties de l’être qui ne sont en aucune façon habilitées à le lui donner (Les monarques, s’abaissant, courtisent la populace arrogante de leurs esclaves, et leur geste suppliant, éhonté et vénal, offense la tradition majestueuse des âges).
L’intuition censée transmettre les ordres du ciel est si perturbée que le combat spirituel a quitté le droit chemin (éperonnés par la langue d’un couard, les héros marchent, sur l’ordre d’un prêtre à une guerre impie).
Si cet affaiblissement de l’Intuition – ou plutôt sa déformation par le mental séparateur- qui donne le contact avec la Vérité concerne l’humanité dans son ensemble, il concerne tout autant l’être individuel, tant l’extérieur et l’intérieur sont les deux aspects d’une même chose.
Ce qui en l’être était le transmetteur de la Vérité – le prêtre – parle désormais de son propre droit, entraînant les pratiques de yoga jadis accomplies dans une juste direction vers des combats « impies », des pratiques très éloignées de la vraie spiritualité.
A l’extérieur, on pense bien sûr aux innombrables guerres menées au nom des religions ou des croyances (Les héros marchent, sur l’ordre d’un prêtre, à une guerre impie).
Il y a une grande confusion dans les spécificités de chacun et la quête spirituelle est faite dans un esprit contraire à la Gîta qui demande d’agir dans un total détachement et renoncement aux fruits de l’action : elle fait l’objet d’un marchandage avec le Divin (L’or est recherché par les Grands avec l’esprit de marchandage du négociant).
On pourrait développer en de nombreuses pages les conséquences d’un tel éloignement des temps de l’Intuition, le passage d’un monde où le Sacré était au centre à un monde où l’homme est au centre, la transition des temps de l’Intuition à ceux de l’intellect.
Mais ce qui est certain, c’est que les conquêtes spirituelles des temps passés ne sont plus en mesure de donner un élan suffisant au chercheur pour satisfaire son impérieux besoin « d’autre chose » que ce monde en décomposition. Aussi même les forces du surmental qui ont supervisé l’évolution spirituelle passée se tournent vers ce qui aspire à plus de liberté (L’Asie déchoit et les Dieux sont en train d’abandonner l’Ida pour l’Hellade).
0 vierge noble et exquise, pourquoi faut-il que tu viennes périr ici,
Pour une cause qui n’est pas la tienne, dans une querelle sans rapport avec ta beauté
Quittant une terre ravissante et lointaine pour être tuée au milieu d’étrangers ?
Jeune fille, retourne à tes rivières, à tes montagnes où le raisin s’élève aux nues.
Ne te fie pas à un destin complaisant ; par-dessus tout, Penthésilée, 660
Romps avec l’excès : celui-là est le plus sage dont la marche est mesurée.
Toutefois, si tu le veux, tu me trouveras aujourd’hui dans le choc de la bataille ;
Là je te procurerai le renom que tu désires ; captive en Hellade,
Toujours les hommes te montreront du doigt, avec un sourire et en chuchotant ;
« C’est elle la femme qui combattit les Grecs et renversa leurs héros ;
C’est elle la meurtrière d’Ajax, c’est elle l’esclave d’Achille. » «
L’aventurier souhaiterait pouvoir tenir à l’écart du conflit intérieur cette haute réalisation dans l’union avec le Divin représentée par Penthésilée, car pour lui ce conflit ne remet pas en cause la vérité dont elle témoigne (dans une querelle sans rapport avec ta beauté) et donne accès à une ivresse produites par les fruits ou réalisations du yoga très proches du divin (retourne à tes rivières, à tes montagnes où le raisin s’élève aux nues) (Dans l’original anglais « where the grapes are aspirant”). Car après tout il s’agit essentiellement de la remise en question de « moules » établis par le mental au niveau du mental illuminé, la lignée royale troyenne étant issue de ce plan.
De plus, il ne doit pas se fier à ce qu’il a conçu comme la seule vérité du chemin spirituel (Ne te fie pas à un destin (complaisant) qui te satisfasse).
Si le vers suivant concerne Penthésilée, il évoque aussi un thème développé et sans cesse repris par nombre d’analystes de la civilisation et de l’œuvre littéraire de la Grèce ancienne, à savoir la condamnation de l’hubris ou hybris « la démesure », et par extension « l’orgueil », « l’ardeur excessive » (par-dessus tout, Penthésilée, romps avec l’excès : celui-là est le plus sage dont la marche est mesurée).
Mais il est plus difficile de savoir ce que Sri Aurobindo entend par là. A ce stade du chemin, il ne peut plus être question des ascèses excessives qui font l’objet des épreuves du début du chemin (cf. en particulier, parmi les travaux d’Héraclès, Les juments de Diomède).
L’excès où la démesure peut être attribué à un excès de Rajas. Or dans le commentaire du chant XVIII de la Gîtâ, Sri Aurobindo écrit « Arriver à la forme sattvique du svadharma individuel intérieur, et des œuvres vers lesquelles ce svadharma nous dirige sur les chemins de la vie, est une condition préliminaire de la perfection. »
Et toujours dans le même chant « La volonté rajasique fixe son attention (…)sur ce qu’elle croit – ou choisit de croire – être le droit et la justice, dharma. Elle est toujours habile à construire sur ces données ce qui pourra le mieux flatter et justifier ses désirs, encline aussi à tenir pour justes ou légitimes les moyens qui l’aideront le mieux à obtenir les fruits convoités de son travail et de son effort. C’est là la cause des trois quarts des erreurs et des méfaits de la raison et de la volonté humaines. Rajas, par son empire véhément sur l’ego vital, est le grand pêcheur et le séducteur confirmé. »
Ce vers inciterait donc à penser que l’aventurier n’est pas encore totalement parvenu à ce stade à dépasser les limitations des trois guna. Car il a négligé certains aspects de son sva-karma (Penthésilée a méprisé sa tâche – les travaux de la maison et le silence – seulement attirée et aveuglée par son désir personnel du combat).
Dans la fin du passage, l’aventurier accepte de mettre face à face le travail de libération dans les profondeurs du vital et la plus haute réalisation spirituelle dans l’union avec le Divin et l’extase divine.
Alors, avec son rire musical, l’intrépide Penthésilée :
« J’espère bien qu’Achille, réduit en esclavage, goûtera a cette gloire-là
Ou sera gisant sur les champs phrygiens, abattu par le javelot d’une femme. »
Sur quoi le Priamide à la tête de Troie dit, s’adressant au héraut achéen : 670
« Repose-toi dans les salles de tes ennemis et réconforte ta fatigue et tes hivers.
Héraut, demeure jusqu’à ce que le peuple ait entendu, et qu’il réponde à Achille.
Les princes et les archontes d’Ilion sont différents des rois de l’Ouest,
Monarques d’hommes qui conduisent leurs nations muettes au combat.
Dans le palais de Priam, tout comme dans les salles des puissants,
Loin que les consultations à voix basse prédominent, et que le petit nombre
dispose des multitudes,
C’est en délibérant avec leur nation, en auscultant les cœurs du commun,
Que les princes d’Ilion marchent à la guerre ou accordent la paix à leurs adversaires.
L’éclair part de ses rois et le tonnerre part en retour de son peuple
Réuni en cette antique assemblée, là où Ilos planta ses colonnes 680
Et où depuis ses siècles fameux, sous la direction de noms dont les âges se souviennent,
Troie proclame ses décrets aux nations obéissantes. »
Ces vers évoquent ce qui dans l’aventurier qui considère toutes les parties de l’être avec une égale importance, où la satisfaction des besoins de la nature extérieure pèse d’un poids égal avec les plus hautes réalisations du mental illuminé. Or, pour l’évolution future, une parfaite maîtrise de la nature extérieure jusqu’aux besoins considérés comme insurmontables, est nécessaire.
De même qu’Héraclès édifia ses colonnes après le neuvième travail, Sri Aurobindo considère que la lignée troyenne a également établi des limites infranchissables au yoga, à savoir l’impossibilité de diviniser la matière, le corps humain (là où Ilos planta ses colonnes). Et cette lignée troyenne a gouverné la quête spirituelle depuis des millénaires de même que les sublimes réalisations d’antan, appuyant certaines croyances, ont dicté leurs lois à toutes les parties de l’être (Et où depuis ses siècles fameux, sous la direction de noms dont les âges se souviennent, Troie proclame ses décrets aux nations obéissantes).
Ayant dit, il appela les esclaves de sa maison et ils prirent soin de l’Argien.
Conduit dans une chambre de repos au milieu de la paix lumineuse de la demeure,
Morne il s’assit et endura la chère et le vin de ses ennemis,
Réprimandant sa force d’âme qui, mortifiée par les pompes sans fin de Laomédon,
Murmurait au-dedans de lui et regardait sans être charmée, car loin de ces magnificences
La mémoire lui donnait des ailes pour retrouver une pelouse à demi oubliée,
Un village niché dans le feuillage, et veillant sur lui, des collines couronnées
par le couchant.
Ainsi Talthybios passa-t-il son heure dans le palais dont la beauté était sur terre
la plus altière, 690
Mais dans ses cavernes son cœur était las et, affligé par les splendeurs,
Soupirait après la Grèce et le toit noirci de fumée d’une chaumière à Argos,
Les yeux d’une femme flétrie, et les enfants qui se pressaient autour de l’âtre.
Sans joie il se leva et, tourné vers l’est, attendit le lever du soleil sur l’Ida.
Ce moment est une épreuve très douloureuse pour l’aventurier, durant laquelle « la paix lumineuse » et la vérité de ses réalisations en l’esprit (la beauté la plus altière sur la terre) ne lui donnent plus aucune joie (Morne il s’assit et endura la chère et le vin de ses ennemis), car l’appel de la réalité matérielle à illuminer génère en son âme une puissante nostalgie (car loin de ces magnificences, la mémoire lui donnait des ailes pour retrouver une pelouse à demi oubliée, un village niché dans le feuillage).
L’aventurier attend alors les signes d’une nouvelle Aurore, d’une manifestation du supramental qui doit se produire au plus haut de l’union avec le Divin : Sans joie il se leva et, tourné vers l’est, attendit le lever du soleil sur l’Ida. Ceci n’est pas sans évoquer la période de l’Ashram qui précéda la « première Manifestation de la Lumière-Force supramentale dans l’atmosphère de la terre » le 29 février 1956.
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Fin du Livre I