INTRODUCTION AU POÈME ILION DE SRI AUROBINDO – Partie 1

LE MYSTERE ILION

 

Lorsque l’on aborde le poème Ilion de Sri Aurobindo, on peut être conquis par le souffle épique du poème, par sa musicalité particulière ou par quelque mystérieuse résonnance.

Mais on ne peut s’empêcher de se poser une multitude de questions.

  • Pourquoi Sri Aurobindo a-t-il composé un poème de près de 5000 vers en hexamètres dactyliques ou mètre quantitatif, une versification utilisée par les anciens poètes grecs tels Homère ?
  • Pourquoi a-t-il consacré autant de temps et d’énergie à ce poème alors qu’il savait pertinemment que personne n’en comprendrait le sens avant longtemps ?
  • Pourquoi l’avoir laissé inachevé comme il l’a lui-même indiqué dans une note lors de la publication du premier extrait d’Ilion, consacrant la majeure partie de son temps à Savitri et à sa correspondance avec ses disciples ?
  • Pourquoi avoir choisi comme thème du poème le dernier jour de la guerre de Troie, chantée dans l’Iliade par Homère ?
  • Et surtout, pourquoi n’a-t-il jamais donné la moindre indication concernant son sens profond ?

Il nous faut tout d’abord rappeler le rapport de Sri Aurobindo avec la culture Européenne et ses racines gréco-latines.

Le père de Sri Aurobindo, le Dr Ghose, voulait que ses fils soient élevés en parfaits gentlemen. À la maison, seule la langue anglaise était autorisée de telle sorte que Sri Aurobindo dut réapprendre sa langue natale à son retour en Inde. Le Dr Ghose voulait aussi pour eux des postes élevés. Dans ce but, il envoya ses fils en Angleterre pour leurs études alors que Sri Aurobindo avait juste sept ans. Sri Aurobindo reçut d’abord son instruction du couple à qui le Docteur les avait confiés.

En 1884, à l’âge de 12 ans, Sri Aurobindo fut admis à l’école St. Paul de Londres. Le directeur était si satisfait de sa maîtrise du latin qu’il prit sur lui de lui enseigner le grec, puis le fit rapidement passer dans les classes supérieures de l’école.

Sri Aurobindo rejoignit ensuite le King’s College de Cambridge. En juin 1890, alors qu’il n’avait même pas 18 ans, il passa l’examen d’entrée à la fonction publique indienne et obtint des notes record en grec.

Sri Aurobindo avait donc une parfaite maîtrise de ce que l’on appelle les Classiques qui désignent traditionnellement l’étude de la littérature grecque et romaine classique et des langues originales qui y sont liées, le grec ancien et le latin. Les classiques comprennent également la philosophie gréco-romaine, l’histoire, l’archéologie, l’anthropologie, l’art, la mythologie et la société en tant que matières secondaires.

Il pouvait lire le grec dans la langue originale et a même composé des poèmes en grec ancien, car la poésie était un sujet qui l’intéressait beaucoup depuis son plus jeune âge.

Mais cette passion pour la poésie pouvait-elle justifier à elle seule un poème de près de 5000 vers en hexamètres dactyliques?

Il est certain que Sri Aurobindo admirait la rythmique des anciens poètes grecs et latins comme il le dit lui-même :

« Le rythme qui était si grand, si beau ou, au minimum, si fort ou si heureux dans les langues anciennes, l’hexamètre d’Homère et de Virgile ».

Mais il avait constaté que toutes les tentatives faites pour transposer à la langue anglaise les rythmes antiques avaient échoué. Ainsi, dans son essai On Quantitative Metre (Volume 26 of the Complete Works), on peut lire :

« Un verdict définitif semble avoir été prononcé par l’esprit critique sur la tentative de longue date d’introduire des mètres quantitatifs dans la poésie anglaise. Il est évident que la tentative a échoué, et on peut même affirmer qu’elle était vouée à l’échec ; le mètre quantitatif est quelque chose d’étranger au rythme de la langue. »

« Le mètre accentué est normal dans la poésie anglaise, les mètres accentués sont possibles, mais les mètres quantitatifs ne peuvent être construits que par un tour de force. » (…)

« Un poète qui tente de transposer en anglais la puissance de l’hexamètre antique ou de réaliser une nouvelle forme de sa grandeur ou de sa beauté naturelle adaptée à la langue anglaise doit avoir absorbé son rythme dans son sang, en avoir fait une partie de lui-même, alors seulement pourra-t-il le faire sortir de lui-même comme une expression de son être propre, de manière authentique. Si dans ce but, il ne s’appuie pas sur cette inspiration intérieure, mais uniquement sur ses capacités techniques, cela aboutira à un échec ; pourtant, c’est seulement cette approche qui a été entreprise. »

Sri Aurobindo a relevé le défi, réalisant ce tour de force.

Il indiqua que c’était l’un de ses contemporains de Cambridge, H. N. Ferrar, qui lui avait donné le premier la clef de l’adaptation de l’hexamètre à l’anglais en lisant à haute voix un vers d’Arthur Hugh Clough.

Il fut donc le premier à adapter avec succès cette très ancienne métrique quantitative grecque à la langue anglaise.

Mais était-il nécessaire qu’il écrive près de 5000 vers pour en faire la démonstration ? La dizaine de courts poèmes qui figurent à la fin de son essai auraient probablement suffi.

Nous devons alors examiner la raison d’être de ce poème alors que Sri Aurobindo savait pertinemment que personne n’en comprendrait le sens avant longtemps. De fait, aucune étude sur le sens d’Ilion n’a été publiée depuis le départ de Sri Aurobindo il y a maintenant plus de soixante-dix ans.

Ceux qui ont étudié ses œuvres un minimum seront sans doute d’accord pour affirmer que Sri Aurobindo n’écrivait jamais rien sans raison et que tous ses écrits étaient le résultat d’expériences intérieures. Sri Aurobindo lui-même l’a affirmé : « Je suis censé être philosophe, mais je n’ai jamais étudié la philosophie – tout ce que j’ai écrit est né de l’expérience, de la connaissance et de l’inspiration yogiques. De même, ma plus grande maîtrise de la poésie et sa parfaite expression ont été acquises ces derniers jours non pas en lisant et en voyant comment les autres écrivaient, mais grâce à l’élévation de ma conscience et à la plus grande inspiration qui en découle ».

On ne voit pas pourquoi Ilion aurait fait exception. Il semble en effet absurde que Sri Aurobindo ait dépensé autant d’énergie pour simplement remplacer un ancien poème épique perdu traitant des hauts faits des héros d’une guerre qui eut peut-être lieu voici plus de trois mille ans. Ce poème perdu suivait immédiatement L’Iliade dans la suite de poèmes épiques concernant la guerre de Troie, suite que la faculté appelle « le Cycle Troyen ».

En effet, parmi les huit poèmes composant ce cycle – les Chants Cypriens, l’Iliade, l’Éthiopide, la Petite Iliade, le Sac de Troie ou Iliou Persis, les Retours (Nostoi), l’Odyssée et la Théogonie – seuls deux nous sont parvenus, l’Iliade et l’Odyssée, attribués à Homère.

Le sujet de l’Iliade concerne les derniers jours de la dernière année d’une guerre qui dura dix ans.

Avec Ilion, Sri Aurobindo commença à composer un poème qui relatait les évènements qui suivent ceux décrits dans l’Iliade. Il reprit le thème de l’Aethiopis composé par Arctinus  de Milet au VIIIe siècle avant J.-C. Selon les résumés qui nous sont parvenus de l’Aethiopis, le poème commence peu après la mort du héros troyen Hector avec l’arrivée de l’amazone Penthésilée venue soutenir les Troyens avec ses troupes. Elle connût un moment de gloire au combat, mais Achille la tua peu après. Le poème Posthomerica de Quintus de Smyrne, daté du IIIe siècle après J.-C., commence également par l’arrivée de Penthésilée.

En fait, Sri Aurobindo ne relate pas la mort de cette reine des Amazones car il ne compléta que huit chants sur les probables douze ou même vingt-quatre qui devaient constituer le poème Ilion selon la tradition.

Voyons tout d’abord l’historique de la composition du poème.

Selon Sri Aurobindo lui-même, Ilion, dont le titre était alors La Chute de Troie : un poème épique (The Fall of Troy : An Epic ), fut commencé en prison en 1909, repris et complété à Pondichéry en avril et mai 1910 , donc quelques années avant qu’il ne commence Savitri. En effet, le premier manuscrit connu de Savitri est daté de 1916.

On ignore si, manquant de quoi écrire en prison, « il le confia à sa mémoire » comme il dit l’avoir fait pour d’autres poèmes, ne le notant sur papier qu’après sa libération. Sri Aurobindo avait en effet une mémoire hors du commun comme en atteste de nombreux témoignages.

Mais ce qu’il nous faut souligner est cet évènement qui se produisit lors de son internement comme il nous le dit lui-même : « Un moment d’illumination dans la prison d’Alipore m’a ouvert la vision et depuis ce moment, je comprenais avec la perception et la vision intuitives. ».

Il est donc logique de considérer que ce moment lui ouvrit les portes d’une compréhension du sens profond de la mythologie grecque dont il connaissait déjà de façon approfondie tous les thèmes. Ayant solutionné le problème de la versification et celui du sens caché des mythes grecs, il pouvait poursuivre l’œuvre des anciens grecs qui, comme on le verra, traduisirent en histoires le chemin spirituel jusqu’au yoga dans les profondeurs du vital.

Entre 1910 et 1917, Sri Aurobindo transforma ces premiers vers en un poème épique comprenant plusieurs livres, tout en donnant la priorité à la revue mensuelle Arya.

Dans les « Notes » de « Collected poems », on peut lire : « Pendant les années vingt et trente, Sri Aurobindo travailla sur Ilion de temps à autre. Et même jusqu’en 1935, il se plaignait non sans humour de ne pouvoir distraire de sa correspondance ne serait-ce qu’une heure chaque jour : « en trois ans, Savitri, Ilion et je ne sais encore combien plus seraient alors réécrits, complétés, terminés à la perfection ». En fait, il ne trouva jamais le temps de terminer Ilion, mais en 1942 il révisa le début du premier livre qui devait servir d’illustration à son essai sur l’hexamètre quantitatif. Cet essai fut publié sous le titre On Quantitative Metre  dans Collected Poems and Plays  en 1942 ainsi que dans une brochure séparée parue la même année.

Cet extrait de 371 vers fut la seule partie d’Ilion diffusée sous forme imprimée durant sa vie. Une note de bas de page indiquait alors « un poème laissé inachevé ». Le texte complet de près de 4800 vers fut transcrit à partir des manuscrits de Sri Aurobindo et publié pour la première fois en 1957.

De ce qui précède, nous devons retenir que Sri Aurobindo n’écrivait rien qui n’exprima une expérience intérieure et qu’il avait saisi par l’intuition le sens profond la mythologie grecque.

Mais il est clair, qu’hormis les clarifications qu’il donnait à ses disciples, au début oralement puis à partir de novembre 1926 par écrit, Sri Aurobindo n’expliquait jamais rien. Il ne donna qu’en quelques lignes une introduction à son immense poème épique Savitri mais absolument rien sur Ilion.

S’il avait dû expliquer le sens profond d’Ilion ou même laissé entendre que ce poème avait un sens profond caché, il lui aurait fallu dévoiler le contenu symbolique de toute la mythologie grecque, ce qui lui aurait pris beaucoup trop de temps.

Manquant de cette compréhension intuitive, et malgré le support des œuvres de Sri Aurobindo et de la Mère, l’auteur de cet article a mis de nombreuses années à découvrir le sens caché de cette mythologie dans tous ses détails, mettant au jour progressivement les clefs de codage. Cette interprétation fut publiée en français en trois volumes sous le titre « Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident ». Elle figure dans son intégralité sur le site greekmyths-interpretation.com où elle est mise à jour régulièrement.

Refusant de donner la moindre explication à propos d’Ilion, Sri Aurobindo savait qu’il s’écoulerait sans doute plusieurs dizaines d’années avant que ce poème ne soit compris.

D’autre part, cet épisode de la guerre de Troie ne couvrait qu’un moment précis du chemin spirituel lié au grand renversement du yoga depuis les hauteurs de l’Esprit vers le yoga dans le corps. Sri Aurobindo ne pouvait donc y inclure la totalité de sa vision et de son expérience infiniment plus vaste. C’est la raison pour laquelle il porta toute son attention sur son poème Savitri qui ne présentait pas l’inconvénient de devoir comprendre au préalable le sens de la légende originelle et de la mythologie indienne.

Toutefois, Sri Aurobindo n’abandonna jamais complètement Ilion, signe qu’il considérait que ce poème présentait un intérêt certain pour l’humanité à venir.

Avant d’aborder Ilion, il convient de comprendre le contexte dans lequel s’inscrit le poème, et en particulier la place et le symbolisme de la guerre de Troie dans l’itinéraire spirituel. Il ne s’agit pas ici de donner une interprétation exhaustive du sens de la mythologie grecque, que l’on peut trouver, comme on l’a dit, sur le site greekmyths-interpretation.com, mais seulement ce qui est essentiel pour aborder le poème Ilion.

La mythologie grecque est construite autour de lignées généalogiques. L’évolution de la conscience animale est décrite dans la lignée de Pontos. L’évolution de la conscience humaine est décrite dans la lignée d’Ouranos et de ses enfants, les Titans. Les Titans n’ont pas la signification que leur donne Sri Aurobindo, à savoir des puissances des ténèbres œuvrant pour la division. Dans la mythologie grecque, ils sont les puissances de création issues de la Conscience infinie symbolisée par le ciel étoilé, Ouranos. Les enfants des Titans représentent les pouvoirs et les processus qui régissent le monde des formes, incluant les dieux et d’autres divinités de toutes sortes. Ils peuvent également être à l’origine des lignées évolutives.

Parmi ces lignées évolutives issues des Titans, deux sont particulièrement importantes car presque tous les mythes sont issus de leur progéniture.

La première lignée est celle du Titan Japet, dont le nom évoque l’idée de lien ou de pont. Il correspond au processus d’ascension des sept plans de la conscience mentale tel que décrit par Sri Aurobindo, du mental physique au surmental. Ce Titan a trois enfants : Atlas, Prométhée et Épiméthée. Atlas, condamné par Zeus à porter le ciel sur ses épaules, est le symbole de la force qui sépare l’esprit de la matière mais qui doit aussi les relier. Bien qu’Atlas ne soit pas un Titan, les anciens lui ont donné ce titre parce qu’il représente une force véritablement gigantesque.  Atlas ne peut être libéré de son fardeau tant que l’aventurier de la conscience – et l’humanité après lui – n’a pas gravi les sept plans jusqu’au surmental et accompli la purification/libération correspondante. Les sept plans de la conscience mentale sont représentés par les sept Pléiades, les enfants d’Atlas, et dans leur progéniture se trouvent les réalisations correspondantes. Prométhée symbolise ce qui, chez le chercheur spirituel, place sa quête au premier plan. Dans sa descendance se trouvent les mythes qui décrivent les expériences, les obstacles, les défis et les erreurs du chercheur dans cette ascension. Épiméthée symbolise la partie du chercheur qui reste à la surface des choses, qui agit en réaction au monde extérieur.

La deuxième grande lignée est celle du Titan Oceanos qui correspond au processus évolutif de purification/libération. Ces deux termes sont associés car la purification qui est de mettre chaque chose à sa juste place entraîne la libération de toutes les chaînes, limitations et enfermements.

Dans sa descendance se trouvent les courants de conscience/énergie qui participent à ce processus évolutif ainsi que les grands héros qui symbolisent les victoires à remporter et les étapes vers l’équanimité. Ainsi, par exemple, Persée remporte la victoire sur la peur qui est symbolisée par la Gorgone ; Héraclès remporte la victoire sur le désir et sur l’ego ; Achille accomplit la purification des profondeurs du vital.

D’autres lignées issues des Titans concernent les dieux (Kronos), les principes de l’évolution (Crios), le mental de lumière (Koios) et le supramental (Hypérion dont le fils est Hélios, le soleil, symbole de la lumière ou de la conscience supramentale).

Quelques autres lignées que les anciens n’ont pas clairement reliées aux Titans ou aux dieux décrivent :

– Ce qui oriente la quête spirituelle à ses débuts : la lignée des rois d’Athènes.

– La lignée de l’aspiration chez les descendants de Tantale.

– La lignée des quatre grands monstres ou Asuras.

– La lignée d’Ulysse.

Les anciens ont tenté d’établir des ponts entre les deux grandes lignées afin de déterminer quelles progressions dans l’ascension des plans de conscience sont nécessaires pour telle ou telle réalisation dans le processus de purification/libération et vice versa. À cette fin, ils mentionnèrent des visites ou des amitiés entre les héros des deux lignées respectivement. Mais cela ne peut se faire qu’au début du chemin, car très vite les correspondances deviennent impossibles à établir tant les enseignements spirituels et les chemins individuels sont différents.

Les anciens se sont toutefois mis d’accord sur un nombre limité de capacités indispensables à certaines étapes du chemin, chaque maître se réservant la possibilité d’en ajouter d’autres. Ainsi, tous les auteurs ont une liste commune d’une douzaine de noms de héros pour la conquête de la Toison d’Or, chaque nom représentant une qualité. Mais certains auteurs donnent une liste de plus de cinquante noms.

Homère est le seul à avoir donné une liste des capacités et des réalisations requises pour le grand renversement du yoga représenté par la guerre de Troie et la proportion de leur accomplissement.

Il semble donc évident qu’aucun modèle unique de progression valable pour tous ne peut être établi dans les processus d’ascension et de libération. En effet, non seulement chaque chercheur suit son propre chemin, d’une manière particulière, mais de nombreuses réalisations sont très progressives, comme le dépassement des illusions, la victoire sur la peur, les désirs et l’ego. Par conséquent, les mythes décrivent soit un accomplissement final ou une « réalisation » dans un domaine particulier, soit une description des expériences et des obstacles qui doivent être surmontés pour une phase donnée du chemin.

Les mythes de la première catégorie sont les suivants :

– Le mythe de Persée illustre la victoire sur la peur. Ce héros est l’arrière-grand-père d’Héraclès (Hercule), ce qui indique que les fameux « travaux » ne peuvent être achevés si les peurs correspondantes n’ont pas été vaincues au préalable ;

– L’élargissement de la conscience avec le mythe d’Europe ;

– Les douze travaux d’Héraclès, qui commencent par la victoire sur l’ego et les désirs (le Lion de Némée et l’Hydre de Lerne) et se terminent par la perception que l’acquisition de la Connaissance est un processus infini (les Pommes d’Or dans le Jardin des Hespérides) et la découverte de ce qui empêche la transformation du corps en corps divinisé (Cerbère, le chien qui garde l’entrée du royaume d’Hadès, de l’inconscient corporel).

Dans la seconde catégorie, on trouve les mythes qui illustrent les progressions à effectuer dans une phase donnée du chemin. Pour nous aider à les ordonner, les anciens nous ont laissé un indice majeur : tel mythe se situe tant de générations avant la guerre de Troie.

Les débuts du chemin sont illustrés par le mythe de la conquête de la Toison d’Or par Jason et ses Argonautes. Elle représente une expansion de la conscience équivalente à un développement de la sensibilité symbolisée par la Toison d’or du bélier. Ce mythe se poursuit jusqu’à la première grande expérience spirituelle de l’illumination, de l’ouverture psychique ou d’un mélange des deux.  Il comprend notamment

– Les conditions préalables à l’engagement sur le chemin spirituel, parmi lesquelles la construction d’une personnalité solide et bien incarnée ;

– La description d’un certain nombre d’erreurs ou d’impasses qui semblent difficiles à éviter pour un chercheur ordinaire ;

– La rencontre avec le Maître ou le chemin personnel ;

– La confrontation avec la mort et les mémoires karmiques.

Puis vient la période délicate que Sri Aurobindo appelle « la traversée de la zone intermédiaire ». Il met en garde contre une chute possible résultant d’un manque d’humilité. Elle est illustrée par le mythe du Minotaure enfermé dans un labyrinthe, image du chercheur qui construit, à partir de ses premières expériences, une forteresse mentale dans laquelle il s’enferme, souvent entraînant ses disciples avec lui.

Vient ensuite la très longue période de purification des centres de conscience ou Chakras symbolisée par les deux guerres de Thèbes menées successivement par les enfants et les petits-enfants d’Œdipe.

Enfin, nous arrivons à la guerre de Troie. À ce stade, il ne s’agit plus d’un chercheur ordinaire mais d’un aventurier de la conscience qui a déjà réalisé ce que Sri Aurobindo appelle la transformation psychique et en grande partie la transformation spirituelle. En d’autres termes, c’est le sommet de l’expérience spirituelle des anciens yogas, la plus haute réalisation individuelle qui est la libération dans l’Esprit, la réalisation de la sagesse et de la sainteté.

Mais certains aventuriers, comme Homère et Sri Aurobindo, ne voulaient pas se contenter d’une réalisation individuelle qui laissait l’humanité inchangée, car ce qu’ils recherchaient, c’était la libération de toute l’humanité. Ils ont ainsi compris que cela passait par une libération ultime, la libération de la Nature, étape que Sri Aurobindo appelle « transformation supramentale ».

À ce stade, le chemin n’est plus clair. La seule chose qui semble certaine, c’est qu’il ne s’agit plus de perfectionner l’homme mental mais de quelque chose de totalement nouveau qui nécessite de descendre dans les mémoires de l’évolution, dans le corps, dans le domaine de l’inconscient corporel, celui de l’Hadès (Pluton). Mais il faut beaucoup de temps au chercheur pour opérer le renversement car tout s’accroche au passé et la résistance au Nouveau est énorme : comme le dit Satprem, « le meilleur de l’ancien est le plus grand obstacle au Nouveau ». Le meilleur de l’ancien est illustré par la lignée troyenne, dirigée par le « divin » Hector. Et ce meilleur est convaincu que la vérité évolutive représentée par Hélène est une continuation de l’ancienne voie avec quelques améliorations.

Mais Hélène n’est pas née troyenne. Elle a été enlevée par le Troyen Alexandre, également connu sous le nom de Pâris. La guerre de Troie, qui voit s’affronter deux coalitions d’un même empire, est donc le symbole d’une grande lutte spirituelle intérieure. Les deux coalitions cherchent pendant un certain temps des compromis qui apporteraient la paix sans destruction majeure. Il faut au chercheur dix longues années symboliques pour comprendre qu’aucune amélioration des anciennes structures et processus du yoga ne peut apporter le Nouveau et qu’elles doivent être abandonnées sans un regard en arrière : la ville de Troie, anciennement appelée Ilion, doit être rasée et ses habitants passés au fil de l’épée.

Ce renversement est si difficile, tant tout en nous s’accroche à l’ancien, que Sri Aurobindo a jugé nécessaire de lui consacrer un poème de près de cinq mille vers. L’histoire se déroule au dernier jour de la guerre : il s’agit des ultimes résistances au renversement, les plus difficiles à vaincre, car il s’agit de renoncer aux plus hautes maîtrises, symbolisées par les Amazones, qui donnent accès aux extases spirituelles.

Mais Ilion n’est pas réservé aux seuls aventuriers de la conscience. En effet, ce poème peut être abordé sous différents angles.

– Sous un angle purement poétique, dans sa musicalité ;

– Pour découvrir le secret de la transposition du mètre grec en anglais. Pour cela, le lecteur se reportera aux ouvrages de Sri Aurobindo La poésie future et plus particulièrement à On Quantitative Hexameters ;

– Remplacer, sans volonté d’interprétation, le poème perdu d’Arctinus de Millet, l’Aethiopis, composé au VIIIe siècle avant notre ère ou développer celui de Quintus de Smyrne, Posthomerica, probablement écrit au IIIe siècle de notre ère ;

– Pour les aventuriers de la conscience qui sont prêts pour le renversement de la conscience et qui doivent en comprendre et en intégrer le sens ;

– Pour l’ensemble de l’humanité qui vit non seulement la fin d’une civilisation mais aussi un renversement majeur des énergies.

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Un documentaire a été réalisé par l’équipe Ilion-Auroville, faisant le lien entre Homère et Sri Aurobindo, documentaire que l’on peut voir sur Youtube  https://youtu.be/y-Us4F_RVUw