LE MYSTÈRE ILION – Seconde partie
Nous avons vu dans le précédent article que la guerre de Troie était la description imagée d’un grand conflit intérieur concernant la direction évolutive au-delà de la libération de l’Esprit.
D’un côté, la coalition Troyenne exprime le point de vue des réalisations les plus avancées d’un yoga qui sépare l’esprit de la matière. Homère les nomme Troyens, Lyciens et Dardaniens, c’est-à-dire ceux qui travaillent pour la libération de l’esprit et l’illumination par un yoga qui sépare l’esprit de la matière, et donc la quête spirituelle de la vie ordinaire.
Cette coalition est dirigée par le divin Hector, symbole d’un élargissement de la conscience vers le haut.
La plus avancée de ces réalisations est représentée par l’Amazone Penthésilée qui représente la capacité à s’abstraire de la souffrance par une parfaite maîtrise exercée depuis le haut, une volonté spirituelle.
De l’autre, la coalition achéenne exprime le point de vue des autres parties de l’aventurier de la conscience. Homère les nomme Danéens, Achéens et Argiens, c’est-à-dire respectivement ceux qui travaillent dans un esprit d’unité, ceux qui se concentrent ou visent une annihilation de l’ego, et ceux qui œuvrent pour davantage de purification.
Cette coalition est dirigée par Agamemnon, symbole de la plus forte aspiration pour « autre chose ». Son frère Ménélas « celui qui se soucie de liberté » est le roi de Sparte « ce qui surgit, le nouveau ». Il est marié à la plus belle des femmes grecques, Hélène, symbole de la juste direction évolutive vers plus de liberté, « car la beauté est vérité ». C’est une fille de Zeus, et donc une nouvelle impulsion du surmental dans l’évolution humaine.
À cette coalition achéenne appartient Achille. Il est le fils de Pélée et Thétis, fille du « vieillard de la mer ». Celle-ci symbolise les racines de la vie dans son émergence hors de la matière. Lorsqu’on prend en compte la signification de son nom, elle représente « la partie la plus profonde de la vie », soit le mental physique ou cellulaire.
Par son père, Achille appartient à la lignée du Titan Océanos, donc au processus de purification/libération. Il est le roi des Myrmidons, terme signifiant « fourmis ». C’est donc un yoga de purification qui travaille dans les infimes mouvements de la conscience jusqu’à la conscience corporelle la plus archaïque, qui nettoie jusqu’à l’os si l’on peut dire, comme le font les fourmis. Il est donc le symbole d’une purification très avancée.
Bien qu’Hélène soit née parmi les Achéens, les Troyens, par l’intermédiaire de Pâris, s’en sont emparée, considérant que la vérité évolutive était de leur côté.
Lorsque commence le poème Ilion, le conflit dure déjà depuis dix années symboliques, le temps d’une longue maturation et les évènements qui y sont décrits ont lieu le dernier jour de cette dixième année du conflit.
Au début de cette phase avancée du yoga, l’aventurier ne perçoit pas clairement si la direction évolutive divine va dans le sens d’une amélioration de l’homme mental actuel et d’une poursuite de la quête en l’esprit ou bien s’il s’agit d’un tournant radical. Mais le plus haut du surmental le sait, même si le chercheur n’en est pas conscient dans toutes les parties de son être. C’est pourquoi Zeus a décidé d’avance l’issue de la guerre, ayant promis à Achille la plus grande gloire et à Agamemnon qu’il ne s’en retournerait à Argos qu’une fois détruite la ville d’Ilion connue sous le nom Troie :
« Mes amis, guerriers Danaens, écuyers d’Arès, Zeus puissant, fils de Cronos, m’avez-vous pris au piège dans une douloureuse cécité du cœur, dieu cruel ! Voyant qu’autrefois il m’avait promis – et il avait incliné sa tête en signe d’assentiment –, que je ne rentrerais chez moi qu’après avoir pillé Ilion bien fortifiée ; »[1]
Dès le début d’Ilion, par la voix de la déesse de l’Aube, Éos, Sri Aurobindo nous rappelle cette issue inéluctable décrétée par le plus haut du surmental.
Regardant les hommes qui devaient mourir et les femmes destinées à l’affliction,
Regardant la beauté que devaient abattre le feu et la faucille du massacre,
Fatidique elle éleva le rouleau du Jugement rouge de l’écriture des Immortels[2]
Le déroulement de l’épopée Ilion n’est plus alors qu’une description détaillée de nombres de purifications sur tous les plans, des ultimes espoirs des anciennes formes spirituelles à se perpétuer et de leur anéantissement final. Par anciennes formes spirituelles, il faut comprendre celles qui se sont maintenues jusqu’à nos jours et reposent sur plusieurs siècles, voire millénaires, de pratiques, d’expériences et de réalisations.
Que pouvons-nous comprendre de la signification symbolique d’une ville et de ses habitants ?
Une ville est le symbole d’une structure cohérente, bien établie et organisée, en l’occurrence pour Troie ou Ilion, celle d’un yoga consolidé depuis des temps immémoriaux, celui de la libération de l’esprit. Le nom Ilion signifie en effet, avec les consonnes composant son nom, « la libération de la conscience ». Et ses habitants représentent ce qui œuvre dans cette structure, à savoir les pratiques et qualités (les héros), les réalisations vers lesquelles tendent ces pratiques (les héroïnes) ainsi que les nouvelles émergences dans les deux domaines (les enfants).
La ville de Troie est donc le symbole d’un yoga qui a permis d’accéder à la libération de l’esprit, à l’union avec le divin en l’esprit, à la « sagesse » du mental illuminé car la lignée royale troyenne appartient à la descendance de la Pléiade Électre, symbole de ce plan, ainsi qu’à la « sainteté » symbolisée par l’union du Troyen Anchise avec Aphrodite, la déesse de l’amour.
La mythologie affirme que la cause fondamentale de la guerre fut le choix du berger troyen Pâris-Alexandre qui désigna Aphrodite comme la plus belle des déesses, devant Héra et Athéna : à un certain moment de l’évolution humaine, la primauté dans le yoga fut donnée à la recherche de l’Amour avant celle de la Vérité.
C’est la raison pour laquelle Apollon, la force qui aide au développement du mental de lumière, et Aphrodite, la force qui aide à la croissance de l’amour, soutiennent le camp Troyen.
Les déesses Athéna et Héra, respectivement symbole des forces qui soutiennent la croissance intérieure – Athéna est le maître du yoga – et de la force qui contrôle la bonne exécution du plan divin – Héra –, dépitées par le jugement de Pâris, jurèrent la perte de Troie et se rangèrent du côté des Achéens.
Si Troie doit être rasée, cela ne signifie pas pour autant que la quête de l’Amour cesse pour toujours. Lorsque l’humanité aura intégré la Vérité, alors la quête de l’Amour pourra y refleurir. C’est pourquoi le Troyen Énée survivra au massacre. Et c’est pourquoi Sri Aurobindo mentionne à propos de Troie son « immortalité périssable» : ce n’est qu’une destruction temporaire.
Ainsi, sur l’Ilion condamnée, se penchait l’immense aspiration du soleil levant.
Elle, à tout jamais rêveuse comme un muet mémorial de marbre,
Levait vers le soleil le regard de sa périssable immortalité.[3]
Le poète romain Virgile a imaginé qu’il appartenait à Rome et à ses empereurs de faire revivre Troie, mais cela était prématuré. Ce fut également la base du christianisme : « Aimes ton prochain comme toi-même. »
La situation au dernier jour de la guerre
Alors que le combat se déroulait non plus aux abords de la ville mais sur les nefs des achéens, Achille avait finalement accepté de s’y engager après la mort de son ami Patrocle, renversant une situation quasi désespérée.
Lorsque commence le poème Ilion, au dernier jour de la guerre, de nombreux héros sont morts de part de d’autre. L’aventurier de la conscience a donc déjà remis en cause nombre de formulations et de pratiques de la quête spirituelle, et cela dans tous les domaines.
Dans le camp Troyen, Hector est mort, tué par Achille. C’est le signe que l’aventurier a admis une fois pour toutes que le nouveau yoga doit se dérouler dans la vie elle-même et sur tous les plans, et ne concerne plus seulement une élévation et un élargissement de la conscience dans les mondes de l’esprit. Achille ayant accepté finalement de rendre le corps d’Hector à son père afin qu’il soit enterré selon les rites, le mythe indique que la phase qui s’achève ne pouvait se dérouler autrement. Cependant, les Troyens n’ont pas encore accepté de rendre Hélène, c’est-à-dire que l’aventurier n’a pas encore admis totalement que la séparation esprit/matière est terminée, toujours persuadé que seule est possible une amélioration de l’homme mental et que la quête de l’Amour passe avant celle de la Vérité.
Également dans le camp Troyen, Polydamas « de nombreuses maîtrises » n’est plus : c’est le signe que le chemin de la maîtrise exercée d’en haut est arrivée au maximum de ses possibilités.
Dans le camp achéen, mentionnons la mort de Patrocle dont le nom signifie « la gloire des anciens », ami d’Achille. Sa mort est une reconnaissance qu’il ne s’agit plus de célébrer les ancienne réalisations tout en reconnaissant leur utilité en leur temps.
Mais l’aventurier n’a toujours pas une claire conscience du chemin évolutif, car il est conscient des forces du surmental qui œuvrent en lui dans des directions opposées. En effet, les dieux se sont manifestés sur le champ de bataille dans les deux camps.
D’autre part, les réalisations et pratiques les plus avancées de chaque camp qui s’étaient abstenues de participer jusqu’alors au combat, se sont enfin mobilisées en vue de l’issue finale.
Dans le camp achéen, c’est Achille et ses Myrmidons qui renversèrent une situation presque désespérée pour les Achéens, les Troyens ayant franchi le fossé et la muraille qui protégeaient les bateaux. Ceci semble être un phénomène récurrent dans le yoga : c’est lorsque l’on pense que tout est perdu qu’il y a un retournement. En effet, chaque mouvement doit aller jusqu’à son épuisement.
Achille, de par les lettres qui constituent son nom et compte tenu de son ascendance, est le symbole de l’achèvement de la double purification/libération sur les plans du mental et du vital, d’une totale équanimité et surrender sur ces plans. C’est l’achèvement de cette purification qui permettra le grand renversement.
Dans le camp Troyen, c’est Penthésilée, la reine des Amazones, venue avec ses troupes apporter son soutien aux Troyens. Sa ville est située près de l’embouchure du fleuve Thermodon, et donc au maximum du feu intérieur de l’union avec le divin en l’esprit. Elle symbolise une réalisation grandiose, la capacité à s’abstraire de la souffrance par une parfaite maîtrise, par la force de l’esprit exercée d’en haut. Elle démontre en quelque sorte la validité de la spiritualité qui tend vers les conquêtes en l’esprit. Achille s’exprime comme suit à son sujet :
Une femme est venue pour vous aider,
Royale et insolente, aussi belle que le matin et aussi féroce que le vent du nord, –
Qui, affranchie de la quenouille, empoigne l’épée et fait mépris de la soumission,
Enfreignant la loi des dieux. Elle est turbulente, rapide au combat.[4]
Cette reine des amazones et ses troupes de femmes guerrières représentent des réalisations sur des plans où les fruits du yoga conduisent à l’ivresse divine ou à l’extase.
Jeune fille, retourne à tes fleuves, à tes collines où le raisin s’élève aux nues.[5]
Ces plans sont très proches du surmental. En effet, au livre 4, Penthésilée invite le jeune Eurus symbole d’un « élargissement de la conscience » à la rejoindre après la guerre en son pays où les collines assiègent Cronion, c’est-à-dire le fils de Cronos, Zeus, symbole de la plus haute force du surmental.
Euros, là-bas, sur ma terre, tu pourras voir des montagnes comme jamais encor tu n’en as contemplé,
De leurs sommets escarpés assiégeant le ciel du fils de Cronos,
Recouvertes de blancheur virginale et glaçant ses pieds par leur vastitude.[6]
Penthésilée incarne un achèvement des yogas figurés par les trois enfants de Tros, le fondateur de Troie : la libération en l’esprit (Ilos), l’équanimité (Assarakos) et la joie (Ganymède), que l’on peut rapprocher des réalisations que Sri Aurobindo explicite dans la Synthèse des Yogas (Quatrième Partie, Chapitre XIII, L’action de l’égalité) en parlant de la progression dans l’égalité qui peut être évaluée en soi à travers quatre critères :
- l’égalité au sens pratique le plus concret du terme : l’absence de préférences mentales, vitales et physiques, une acceptation égale de toutes les œuvres de Dieu en soi et autour de soi ;
- une paix ferme et l’absence de toute perturbation et de tout trouble,
- un bonheur spirituel intérieur tangible et une aisance spirituelle de l’être naturel que rien ne peut diminuer,
- une joie et un rire clairs de l’âme embrassant la vie et l’existence.
Par les mobilisations des disciplines représentées par Achille et Penthésilée, l’aventurier de la conscience est donc conscient que l’issue est proche.
La dernière offre de paix
Dans la dernière offre de paix faite par Achille aux Troyens, Sri Aurobindo pose clairement le problème qui va être débattu dans la suite du poème, à savoir la possibilité de conserver les formes des anciens yogas dans l’ère nouvelle qui commence, celle où la matière ne sera plus séparée de l’esprit.
Du point de vue de la purification en profondeur du vital, les réalisations en l’esprit sont grandioses mais elles ont conduit au rejet des plans inférieurs de la nature, de la vie et du corps. Elles ne concernent que quelques-uns et laissent de côté le reste de l’humanité.
Sri Aurobindo nous dit que ces quelques maîtres réalisés ont réprimé la peur mais sont aveuglés par les pouvoirs de l’esprit.
Ils ont tancé la crainte qui montait de leur cœur, et notre commune condition
humaine ne les lie pas ;
Ils n’ont aucun soutien chez les dieux qui approuvent, accordant le calme aux mortels :
Mais tels les Titans de jadis ils ont étreint la grandeur et la ruine.
Va donc trouver la race qui se condamne elle-même, les chefs aveuglés par le ciel.[7]
Toutefois, l’aventurier qui suit l’appel intérieur pour une plus grande purification reste attiré par certaines des réalisations de la quête en l’esprit, par des pouvoirs « étranges », miraculeux pour l’humanité ordinaire.
C’est ce qui est illustré par l’amour d’Achille pour Polyxène, fille du roi de Troie Priam.
C’est pourquoi Achille ne veut pas la ruine de Troie, cette cité de l’amour.
Que nul n’installe la flamme sourde sur la magnificence des marbres de Phrygie
Ou n’aille par sa rapine barbare briser en éclats les chambres de douceur,
Jetant bas l’œuvre des dieux et la beauté pour quoi les âges ont vécu.[8]
À cette phase ultime du combat intérieur, l’aventurier est encore prêt à trouver un compromis dans une spiritualité qui, tout en reconnaissant la nécessité de purification vers une plus grande libération, conserverait les pratiques et réalisations du passé en intégrant toutes les formes de spiritualité.
Achille demande donc aux chefs troyens d’unir l’Asie à la Grèce, en rendant Hélène et en cédant beaucoup de richesses.
Unissez l’Asie à la Grèce, – que ce soit un même monde, depuis les fleuves gelés
Foulés par les chevaux des Scythes , jusqu’aux confins où ondoie le Gange.[9]
Rendre Hélène, c’est accepter que la vérité évolutive aille vers une plus grande liberté encore, non plus seulement celle en l’esprit : Hélène est en effet la femme de Ménélas, celui « qui se soucie de liberté » dans la lignée de Tantale, symbole de « l’aspiration ».
Cette offre de paix peut nous évoquer le moment où Mère avait préparé dans les plans subtils une nouvelle création surmentale pour la terre. Elle la défit en quelques jours lorsque Sri Aurobindo lui dit qu’ils n’étaient pas venus pour cela, mais pour une plus grande conquête.
Les délibérations Troyennes, le refus de l’offre et les réactions des Achéens.
Sri Aurobindo développe alors les différents points de vue qui s’opposent dans la conscience du libéré en l’esprit.
Dans le Livre de l’Homme d’État, c’est le point de vue du mental supérieur avec un clair discernement qui est abordé. Mais ce mental n’est plus reconnu comme valable par le libéré en l’esprit, soit que l’aventurier l’ait réduit au silence, soit qu’il l’ait mis sous tutelle.
Avec lucidité, de ce point de vue, l’aventurier reconnait que les forces du surmental, les dieux, lui demandent à ce que la maîtrise évolue vers la transformation et qu’il parvienne à stabiliser le surmental en lui-même.
En vain les sables du Temps sont jonchés des ruines des empires,
Signes que les dieux ont laissés, en vain ! Car ils cherchent une nation,
Une qui puisse se vaincre elle-même après avoir vaincu le monde, mais ils n’en trouvent aucune.
Personne n’a été capable de contenir tous les dieux dans son sein sans tituber,
Toutes se sont enivrées de la force et sont descendues en Enfer et auprès d’Atè.[10]
Ce point de vue appelle à considérer un humble travail sur soi-même au lieu de rêver de conquêtes en l’esprit inatteignables :
Qui, sinon l’insensé et l’imprévoyant, qui, sinon le rêveur et le dément,
Abandonne pour le lointain et l’insaisissable le labeur proche et prévoyant de la terre ?[11]
Il propose que l’ancien yoga se mette en retrait temporairement en acceptant une union des spiritualités, affirmant qu’il aura gain de cause plus tard.
Puis dans le Livre de l’Assemblée, c’est d’abord le point de vue de l’intuition au niveau du mental illuminé qui est abordé, mais Sri Aurobindo nous prévient dès le début que cette intuition a été faussée par le destin. Cette intuition faussée appelle l’aventurier à conserver l’état présent, et donc à continuer la lutte intérieure.
Laocoon fils de Priam, le voyant d’Apollon obscurci par le destin.[12]
Puis c’est le point de vue de l’égalité représenté par Pâris, considéré comme le plus grand des Troyens, puis celui d’Énée, symbole de la poursuite de l’évolution de la conscience, qui entraîne la décision finale, le rejet de l’offre d’Achille.
Apprenant le refus de son offre, Achille est prêt à aller seul au combat s’il le faut et demande aux autres chefs achéens de ne pas détruire la ville.
Ne touchez pas à la cité bâtie par Apollon, où Poséidon a peiné,
N’abattez pas l’œuvre des dieux, la splendeur pour laquelle les âges ont vécu.[13]
Malgré des avis assez divergents, les chefs achéens font semblant d’accepter la requête d’Achille, se réservant de détruire Troie le moment venu.
À deux reprises, une fois dans chaque camp, c’est la ruse qui est proposée. Sri Aurobindo laisse ainsi entendre qu’une parfaite sincérité et une parfaite consécration (surrender) ne sont toujours pas acquises, certaines parties de l’être cherchant à conserver leurs réalisations ou leurs manières d’être.
L’ouverture aux temps présents
À partir du Livre 7, intitulé Le livre de la femme, Sri Aurobindo étend de plus en plus clairement le problème aux temps présents et en donne la raison
Aussi, lorsque l’œil suprême perçoit que nous nous élevons trop vite,
Tirés vers la hauteur mais, sous l’appel de l’azur, méprisant la plénitude,
Lorsque nous manquons à la vie, que nous sommes pauvres en base et oublieux de notre mère,
Nous sommes violemment rejetés vers nos racines; nous retrouvons dans le sauvage notre sève.[14]
Il évoque même des époques bien postérieures à Homère et même contemporaines.
Nous sommes aujourd’hui courbés vers notre terre et nous étudions les cieux pour y retrouver son image.
Ce fut le cas de la Grèce et de son rayonnement, c’est le cas de la France et de son acuité,
Le cas encore de l’Europe, bien que le toucher du Christ l’ait perturbée et torturée,
Saisie par l’Orient mais étreignant ses propres chaînes et résistant à notre liberté.[15]
Le livre des dieux est le dernier complètement achevé. Sri Aurobindo y livre sa vision depuis le surmental de l’évolution du monde jusqu’aux temps présents et du grand retournement qui doit être opéré.
Il rappelle que le surmental est le monde des dieux qui meuvent les hommes à leur insu,
Voilés par la nuée et par le rai solaire, sans que les hommes aient connaissance de ceux qui les meuvent.[16]
du moins depuis que les forces du surmental ne sont plus perceptibles par l’homme, depuis que l’humanité a quitté l’âge d’or
ils n’étaient pas non plus revêtus
De corps d’apparence humaine, comme dans nos siècles radieux, lorsqu’ils se mêlaient à nos nations.[17]
Nous avons obscurci la vision par les sens, et étouffé le pouvoir sous le labeur[18]
Dans ce livre, Zeus convoque tous les dieux et leur annonce que le temps est enfin venu de l’accomplissement de ce qui a été décrété depuis longtemps. Le surmental ordonne ainsi l’anéantissement des anciennes formes de spiritualité, de leurs structures et de leurs pratiques :
Troie tombera enfin, et les âges antiques périront.[19]
Si le surmental avait permis la victoire de Troie, cela aurait signifié que le mouvement d’union esprit/matière était repoussé à un autre cycle d’évolution, et sans doute que le moment n’était pas venu pour l’intervention du supramental.
Ce nécessaire mouvement de bascule de la spiritualité depuis les hauteurs de l’esprit vers le yoga du corps entraîne une nécessaire descente dans l’ombre aux fins de purification et libération.
Le crépuscule s’épaissit sur l’homme et il marche vers son hiver ténébreux[20]
Dès le début du Livre 2, Sri Aurobindo, par certaines allusions, nous avait invité à considérer que cette épopée concernait aussi les temps présents et avait fait des digressions que nous reconnaissons comme toujours pertinentes.
En ce temps-là comme aujourd’hui les hommes marchaient dans le cercle que les dieux leur ont assigné,
Tournant leurs yeux avec ardeur vers l’appât, l’outil et le labeur.[21]
Émettant aussi quelques idées sur l’organisation politique telle celle-ci :
Se rassembla prestement à l’appel la démocratie haïe par le ciel.[22]
Dans ce livre, à ce mouvement de bascule de la spiritualité, Sri Aurobindo ajoute de nouvelles considérations sur l’évolution des civilisations, évoquant leur grandeur et leur chute sous la pression des barbares.
Il introduit l’idée de cycles et le fait que rien ne peut être laissé en arrière dans cette évolution, chaque descente dans la nuit permettant une plus grande aurore.
Ainsi ce qui est plus sombre et plus rude l’emportera toujours sur ce qui resplendit,
Pour tomber à son tour, fracassé par plus rude et plus sombre que lui.
Ainsi l’espèce humaine se hâtera de détruire ce qu’avec puissance elle aura créé.
Depuis le jour où fit défaut la connaissance et où s’affaissa l’extase d’antan,
La lumière a été l’auxiliaire de la mort, et l’ombre fait la force du vainqueur.
Il en sera ainsi jusqu’à ce que les âges déchus retournent à leur grandeur.
Car si le crépuscule n’était pas secondé, la nuit ne pourrait tomber sur le monde ;
Et comment, la nuit proscrite, une plus grande aurore pourrait-elle être concrétisée ?[23]
Dans la fin du Livre des dieux, Sri Aurobindo nous donne une vision de l’humanité actuelle marchant vers son hiver ténébreux et de la position des forces du surmental durant cette période.
Avec le dieu Arès (Mars), il évoque l’affaiblissement du juste usage de la force dont le souvenir sera conservé par des peuples amollis :
Imprimant le souvenir de Rome sur les âges de l’amollissement.[24]
Aphrodite, la déesse de l’Amour, sait que sa grandeur va disparaître mais elle combattra pour se maintenir si peu que ce soit, ce que Zeus lui accorde pour un temps symbolique d’un cycle et demi.
« Pour un jour et une nuit et encore un jour jusqu’au crépuscule,
Toi, blanche Aphrodite, prévaux ; sur toi aussi la nuit s’étend.
Elle s’en est allée, celle qui rendit les hommes semblables aux dieux par l’éclat et l’allégresse.
À présent, dans l’ombre qui vient, toute beauté doit pâlir ou être ternie ;
La joie s’évanouira, le puissant Amour deviendra inconstant et tourmenté ;[25]
Le dieu de la lumière psychique, Apollon, se voit enveloppé de nuit.
Seul Poséidon, le maître du subconscient, supporte avec joie la décision de Zeus.
Le livre se termine sur la manifestation implacable des forces du destin dont personne n’a conscience avant qu’elles n’agissent : Hadès, le dieu de l’inconscient corporel, Thémis, la loi divine et Ananké, l’implacable exécutrice de cette loi.
Le Livre 9, inachevé, commence par le récit des hauts faits de Penthésilée dans l’ultime combat qui commence.
Que comprendre de ce poème ?
Nous sommes partis avec l’idée que, à l’instar de l’Iliade d’Homère, Ilion concernait seulement les chercheurs très avancés, les aventuriers de la conscience déjà parvenus au stade du mental illuminé, et qui devaient procéder à une purification approfondie du vital sans plus séparer la spiritualité de la vie.
Dans cette perspective, Sri Aurobindo nous invite à considérer qu’en dehors d’une erreur d’orientation qui sépare l’esprit de la matière, c’est l’attachement de l’aventurier à ses réalisations les plus avancées qui empêchent le Nouveau dont le symbole le plus extrême est Penthésilée et ses Amazones. Car l’attachement à ces réalisations crée une forteresse mentale, vitale ou occulte.
Seul le surmental pouvait voir, bien avant que le conflit ne se déclare, que dans chacune de ses parties, dans la plus évoluée en l’esprit comme dans la nature extérieure, se maintenait quelque part une volonté de conserver les anciens acquis, un manque de surrender complet, qui se traduisent dans le mythe par des « tromperies ».
Du côté troyen, ce sont les propositions par certains chefs tel Anténor d’accepter l’offre d’Achille tout en étant certain que Troie redeviendrait très rapidement la plus puissante.
Du côté Achéen, c’est Achille qui est amoureux de la troyenne Polyxène et refuse la destruction de la ville. Il faudra un « mensonge » des autres chefs pour qu’il s’engage dans le combat.
C’est donc cet « attachement à l’ancien » qui rend la destruction des anciennes formes de spiritualité inéluctable pour les aventuriers de la conscience. Cet attachement va de pair avec un manque d’humilité, comme le dit Achille à Penthésilée.
La quenouille et les galettes,
Le travail de la jarre au puits et le silence de nos chambres les plus secrètes,
Voilà ce qui t’a été assigné : mais tu en as fait mépris, ô Titane[26]
Mais cet attachement aux formes anciennes nous concerne aussi tous.
Car Sri Aurobindo nous a amenés progressivement à considérer que ce poème concernait aussi l’humanité entière dans la mesure où les aventuriers ne peuvent se dissocier totalement du reste de l’humanité. Car les civilisations et spiritualités au sens large, incluant les religions, sont construites autour des impulsions données par les êtres réalisés.
Il nous dit aussi que les civilisations qui se sont développées sur la base de ces impulsions suivent certains cycles cosmiques, sans toutefois en préciser les durées et la nature.
Il suggère que l’époque présente est à la fois la fin d’une civilisation et la fin d’un cycle qui devrait nous conduire vers un nouvel âge d’or après la traversée d’une grande ombre.
Nous pouvons en déduire qu’il s’agirait d’un grand renversement, accompagné par les énergies des cycles, par l’influence d’une « nouvelle conscience » manifestée depuis janvier 1969, et par l’action du supramental depuis 1956.
Si les anciennes formes doivent être détruites, nous devons découvrir les nouvelles formes de progression, Sri Aurobindo nous invitant dans d’autres écrits à découvrir chacun notre propre forme de yoga.
Rejetés vers nos racines, nous sommes conviés à travailler davantage sur le vital et sur le corps.
Sensibles à la bascule des énergies, nous pouvons accompagner le mouvement qui redonne à la femme sa place dans l’évolution.
Nous pouvons comparer la destruction d’Ilion à l’un de ces moments que Sri Aurobindo appelle « L’heure de Dieu » et faire nôtre cet aphorisme :
Brise les moules du passé,
mais garde intacts son génie et son esprit,
sinon tu n’as pas d’avenir.[27]
Ilion invite chacun d’entre nous à un examen intérieur : quels sont les moules du passé auxquels nous nous accrochons.
Et parmi les gains à conserver, n’y aurait-il pas le discernement pour lequel les âges ont œuvré avec peine ?
Son esprit n’est-il pas une découverte du divin intérieur et une progressive consécration dans l’humilité la plus parfaite ?
***
[1] Homère, Iliad, 2.112-113
[2] Ilion, Livre 1, vers 33
[3] (Ilion Livre 2, vers 10-13)
[4] Ilion, Livre 1, vers 502-505
[5] Ilion Livre 1 Vers 659
[6] Ilion, Livre 4, vers 696-698
[7] Ilion, Livre I, vers 448-451
[8] Ilion, Livre 5 vers 231-233
[9] Ilion, Livre I, vers 546
[10] Ilion, Livre 2, vers 287- 291
[11] Ilion, Livre 2, vers 371
[12] Ilion, Livre 3 vers 6
[13] Ilion, Livre 5 Vers 316
[14] Ilion, Livre 7 Vers 34
[15] Ilion, Livre 7 vers 64
[16] Ilion, Livre 8 vers 7
[17] Ilion, Livre 8 vers 124
[18] Ilion, Livre 8 vers 147
[19] Ilion, Livre 8 vers 211
[20] Ilion, Livre 8 vers 215
[21] Ilion, Livre 2 vers 23
[22] Ilion, Livre 2 vers 78
[23] Ilion, Livre 8 vers 221
[24] Ilion, Livre 8 vers 275
[25] Ilion, Livre 8 vers 427
[26] Ilion, Livre 1 vers 634
[27] Sri Aurobindo, Aphorisme 238.