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Pénélope alla chercher l’arc, les flèches et les haches qui étaient entreposés avec le trésor d’Ulysse dans une pièce fermée à clef.
L’arc était un présent d’Iphitos qu’Ulysse avait rencontré un jour chez Orsiloque. Le héros alors jeune homme avait été envoyé chez les Messéniens pour obtenir compensation d’un vol de trois cent moutons effectué par ces derniers sur Ithaque. Iphitos, de son côté, était parti à la recherche de douze juments et de leurs mulets qui s’étaient perdus. Iphitos était le fils d’Eurytos, maître d’Héraclès pour le tir à l’arc, qui lui avait donné son arc en mourant. Lors de cette rencontre, Ulysse avait donné à Iphitos une lance tandis que celui-ci lui donnait son arc. Mais ils ne devaient pas se revoir, car Iphitos fut tué par Héraclès qui s’empara de ses cavales au mépris des lois de l’hospitalité.
Jamais Ulysse n’emportait avec lui cet arc quand il partait pour la guerre.
Pénélope annonça alors aux prétendants qu’elle épouserait celui qui réussirait à tendre l’arc avec le plus d’aisance et à envoyer une flèche à travers les douze haches. Elle donna l’ordre à Eumée d’apporter l’arc et les haches.
Antinoos ordonna au bouvier et au porcher d’essuyer leurs larmes car, disait-il, nul ne pouvait se comparer à Ulysse et réaliser cet exploit. Mais en son cœur, il espérait réussir.
Télémaque installa les haches puis s’essaya par trois fois à tendre l’arc. Peut-être allait-il réussir une quatrième fois mais Ulysse d’un signe arrêta son effort.
Leiodès l’haruspice, fils d’Œnops, qui blâmait l’impiété des prétendants, fut le premier d’entre eux à tenter sa chance, mais il ne put tendre l’arc car il avait les mains délicates et faibles. Puis il défia les autres d’y parvenir, assurant que cet arc apporterait le malheur à nombre d’entre eux. Tous les jeunes s’y essayèrent à leur tour, mais aucun ne réussit. Ne restaient à concourir que les deux chefs, Antinoos et Eurymaque au visage de dieu.
Le porcher Eumée et le bouvier Philoétios sortirent alors de la salle, suivis par le mendiant-Ulysse. Celui-ci, après avoir éprouvé leur loyauté envers leur maître et s’être assuré de leur engagement à le soutenir, leur révéla son identité et leur en donna pour preuve sa cicatrice à la jambe. Pour les remercier de leur fidélité, il leur assura qu’il leur donnerait femme, maison et biens. Et tous trois pleurèrent de joie de s’être enfin retrouvés. Ulysse expliqua à Eumée qu’il devrait lui apporter l’arc que les prétendants lui auraient refusé et ordonner aux femmes de fermer les portes de la salle et de rester quoi qu’il arrive dans leur quartier.
Tous trois rentrèrent dans la salle tandis qu’Eurymaque s’essayait à son tour en vain à tendre l’arc. Comme il se plaignait d’être si faible comparé à Ulysse, Antinoos le réconforta en l’assurant que le jour de la fête d’Apollon célébrée ce même jour n’était pas propice à un tel exercice, mais que le lendemain devait voir leur victoire.
Le mendiant demanda alors à tester sa vigueur avec l’arc, ce qui provoqua la colère des prétendants qui craignaient qu’il ne réussisse. Antinoos, l’accusant d’avoir trop bu, évoqua la déraison du Centaure Eurytion. Celui-ci, pris de boisson, avait voulu enlever la femme de Pirithoos, déclenchant ainsi la guerre des Lapithes contre les Centaures où Eurytion perdit la vie le premier.
Antinoos promit même au mendiant de l’envoyer chez le roi Échétos. Mais Pénélope plaida pour qu’on le laissât tenter sa chance, assurant les prétendants qu’elle ne saurait l’épouser. Eurymaque, fils de Polybe, lui rétorqua que ce qu’il craignait n’était pas ce mariage improbable, mais la honte qui retomberait sur eux s’il réussissait. Pénélope alors insista, disant qu’elle se contenterait de le vêtir à neuf et de lui donner épieu et glaive. Mais Télémaque se dit alors seul à même à décider du prêt de l’arc et pria sa mère de s’en retourner dans ses appartements où Athéna lui donna le sommeil.
Le porcher Eumée prit l’arc mais, prenant peur devant les huées des prétendants, le remit à sa place. Comme Télémaque le menaçait, il prit l’arc à nouveau et le porta au mendiant. Puis il pria discrètement la nourrice Euryclée de fermer les portes de la salle du côté des servantes tandis que le bouvier barricadait la porte de la cour.
Le mendiant-Ulysse prit l’arc, le tendit et fit chanter la corde. Zeus alors fit claquer sa foudre et ce présage réjouit le héros. Il prit une flèche et tira droit au but à travers les trous des haches. Puis il fit un signe à Télémaque qui ceignit son épée et saisit sa lance.
Considérant qu’Ulysse a pour arrière-grand-père Hermès, le dieu de l’accès au surmental, le début de ce chant fait la liaison entre le travail de purification-libération et celui de l’ascension des plans de conscience.
Nous avons déjà en effet rencontré Eurytos « une grande tension vers l’esprit », le maître d’Héraclès pour le tir à l’arc, c’est-à-dire celui qui lui a enseigné l’art d’atteindre le but. Il avait lui-même reçu son arc d’Apollon – de la lumière psychique – et son nom indique qu’il pouvait conduire jusqu’à la libération en l’esprit. Mais il ne pouvait guider au-delà : Héraclès le tua au terme des douze travaux car il avait refusé de lui donner sa fille Iole, une plus grande « libération ». D’autres disent qu’il mourut de la main d’Apollon car il avait prétendu rivaliser avec le dieu (seul le psychique est capable de discerner en Vérité le chemin évolutif).
Certains disent qu’Eurytos était le fils de Mélaneus « une évolution noire ou pervertie » et de Stratoniké « la victoire au combat », Mélaneus étant lui-même le fils d’Apollon et de la nymphe Pronoé « celle qui fait progresser l’évolution » : cette filiation laisse entendre que la quête de la libération en l’esprit, appelée par la lumière psychique, et vécue dans le renoncement au monde, était le résultat d’une déviance incontournable, en quelque sorte une conséquence de la « chute » dans la dualité séparatrice.
Le fils d’Eurytos, Iphitos « celui qui tend fortement vers l’esprit », le frère d’Iole, mourut aussi de la main d’Héraclès, soit en même temps que son père, soit plus tard, lorsque se produisit la réorientation du yoga. À ce moment-là, le chercheur veut conserver les pouvoirs acquis dans l’esprit (Héraclès veut s’emparer des cavales d’Iphitos et pour cela, tue son hôte).
Le défi proposé semble requérir deux choses : d’une part une puissance de volonté forgée dans l’endurance, d’autre part une « habileté dans les œuvres » définie dans la Bhagavad Gîta comme la réalisation de l’unité avec le Suprême dans l’action et non pas seulement dans les béatitudes statiques de l’esprit, c’est-à-dire la réalisation de la transparence qui permet l’exactitude (il s’agit d’abord de réussir à tendre l’arc d’Ulysse puis à envoyer une flèche avec suffisamment d’adresse pour traverser douze haches).
Il semble évident que « les combats du futur », issus de la réalisation de la transparence, doivent pouvoir relever le défi, mais il n’est pas encore temps qu’ils prennent le relais (Télémaque, était sur le point de réussir mais il fut arrêté par son père).
La première réalisation qui se présente à l’esprit du chercheur comme ayant quelque chance de pouvoir travailler pour le futur (épouser Pénélope) est « l’harmonie » provenant de l’état de joie que procurent les paradis de l’esprit (l’extase divine). S’apercevant que même cette réalisation n’a pas la puissance nécessaire pour aborder le yoga du corps, le chercheur comprend qu’aucune autre réalisation passée ne le pourra, même si elles s’en croient encore capables (Liodès « le chant doux », fils d’Œnops « l’ivresse divine qui descend dans l’être » ne put tendre l’arc et défia les autres de pouvoir le faire). Homère précise que Liodès ne put supporter la tension de l’arc car il avait les mains délicates et faibles : ce qui signifie que les paradis de l’esprit ne donnent aucune force pour transformer la nature extérieure si la purification correspondante n’a pas été effectuée (dans les exigences du bas vital et les habitudes corporelles).
Le chercheur passe alors au crible de sa conscience les autres réalisations potentielles mais n’en voit aucune capable de travailler à « une plus grande liberté » ou même de modifier les circonstances par « la vision de la trame ». Cette possibilité de modification repose sur le fait que tout est lié et qu’une action sur un point infime peut générer des bouleversements en d’autres points sans lien apparent de causalité et dans un espace-temps différent (tous les prétendants ont tenté leur chance sauf les deux chefs Antinoos et Eurymaque). (Cf. Satprem, Mère, L’espèce nouvelle, p.476 Ed. Robert Laffont.)
Avant le grand renversement, le chercheur doit s’assurer que « ce qui a veillé sur ses énergies vitales de base » et « ce qui a accru ses illuminations » sont bien de son côté, c’est-à-dire que le plus haut de l’esprit et le plus profond du vital donnent le plein accord pour le travail de purification intégrale (Ulysse, après avoir éprouvé la loyauté d’Eumée et de Philoétios et s’être assuré de leur engagement à le soutenir, leur révéla son identité). Sri Aurobindo dit lui-même que s’il avait su au préalable l’immense difficulté que représente le yoga dans le corps, il ne s’y serait peut-être pas engagé.
Puis le chercheur passe au crible de sa conscience les chances de la « sainteté » d’obtenir une plus grande liberté, mais la « sagesse » en lui comprend qu’aucune réalisation de l’ancien yoga ne peut y prétendre si le psychique ne donne sa caution (alors qu’Eurymaque s’essaye à son tour à tendre l’arc, Antinoos dit que le jour de la fête d’Apollon n’y était pas propice et qu’ils devaient d’abord sacrifier au dieu).
A ce stade, ce qui demeure en lui encore attaché aux formes de l’ancien yoga mesure la puissance de ce yoga « dérisoire » sans craindre toutefois qu’il puisse être un outil de plus grande liberté (les prétendants craignaient que le mendiant ne réussisse mais n’imaginaient pas qu’il puisse épouser Pénélope).
La « honte » qui retomberait sur les prétendants est le signe d’une permanence dans l’être le plus avancé spirituellement d’un attachement à sa propre vision de la vérité du chemin. C’est aussi le signe d’une forme d’orgueil spirituel qui juge impensable qu’un yoga de « l’insignifiant » ne surpasse ceux qui offrent illuminations, expériences extraordinaires, etc.
« La vision d’une liberté plus totale » est alors la plus à même de sentir que ce qui a une apparence insignifiante mérite considération sans toutefois savoir de quoi il s’agit. Mais elle doit se retirer à l’arrière-plan tandis que « les combats du futur » s’affirment (Pénélope insiste pour qu’on laisse le mendiant tenter sa chance et offre, en cas de succès, de lui offrir des vêtements neufs et des armes. Mais Télémaque s’affirme comme seul à décider du prêt de l’arc, lui demande de se retirer.)
Les anciennes réalisations tentent ensuite d’empêcher que ce qui s’occupe du vital de base et qui est profondément sous leur influence, puisse servir le mouvement d’union (Alors que Télémaque avait envoyé Eumée chercher l’arc pour le remettre au mendiant, il doit d’abord renoncer, effrayé par les paroles des prétendants. Mais Télémaque lui apporte son soutien).
Selon ce qu’il avait imaginé, le chercheur s’interdit alors toute échappatoire et rassemble dans « l’enclos » de la conscience ce qui doit être d’abord éliminé (selon le plan, les portes de la salle et de la cour sont fermées).
Puis « la volonté d’union esprit-matière » tend ses forces vers le Nouveau, ce à quoi le plus haut du supraconscient agrée (Ulysse tendit son arc, fit chanter la corde, et Zeus fit claquer sa foudre).
Si la hache peut être vue comme le symbole de la séparation qui doit permettre l’individuation, la flèche qui traverse les douze haches représenterait la fin de toute dualité dans une totalité d’expérience. Il ne s’agirait plus de la seule libération de ce qui maintient la dichotomie esprit/matière – la réalisation de la sagesse et de la sainteté qui constitue un phare pour l’humanité actuelle – mais l’entrée dans un processus de transformation vers la divinisation intégrale, où la seule libération personnelle n’a plus de sens puisque rien ne peut plus être séparé.
Alors, ce qui dans le chercheur a travaillé à l’union et accompli la transparence initie les combats du futur (Ulysse fit un signe à Télémaque qui passa son glaive autour de son épaule).
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