Les troupeaux d’Hélios ; Ulysse et Charybde (Chant XII)

 

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Ulysse arriva ensuite à l’île d’Hélios (le soleil, fils d’Hypérion) où paissaient sept troupeaux de vaches et sept hardes de grasses brebis, de cinquante têtes chacun.

Ces animaux ne connaissaient ni la naissance ni la mort, et étaient gardés par deux déesses, Phaéthousa et Lampétie, filles d’Hélios et de la nymphe Néaira.

Par deux fois le héros avait été averti. Tirésias lui avait recommandé d’éviter l’île et Circé de ne pas toucher aux animaux du dieu, faute de quoi son retour au pays serait très difficile.

Ulysse en informa ses compagnons, mais Eurylochos, prenant la parole au nom de tous, l’adjura de les laisser débarquer pour se reposer une nuit. Ulysse y consentit à condition que tous jurent de respecter les troupeaux d’Hélios, « le dieu qui voit tout et entend tout ». Tous jurèrent.

Mais Zeus fit souffler le Notos tout un mois, les empêchant de reprendre la mer. Ils furent donc rapidement à court de vivres et la faim les tenaillait.

Alors que les dieux avaient endormis Ulysse, Eurylochos convainquit ses compagnons de sacrifier aux dieux les plus belles vaches d’Hélios, ce qui leur permettrait de se rassasier de viandes. Après le sacrifice, tous s’endormirent, repus.

Ulysse à son réveil constata le drame.

Lampétie de son côté avait prévenu son père Hélios. Celui-ci demanda à Zeus et à tous les immortels de venger le meurtre de ses bêtes, proférant la menace suivante : s’il n’obtenait pas des compagnons d’Ulysse l’expiation qu’il attendait, il plongerait dans l’Hadès et brillerait pour les morts. Cette menace, Ulysse ne la connut que plus tard lorsque Calypso lui raconta ce qu’Hermès lui avait rapporté.

Les dieux envoyèrent alors des signes : les dépouilles marchaient et les chairs meuglaient autour des broches. Mais ces prodiges n’empêchèrent pas l’équipage de se nourrir de viande pendant six jours. Le septième jour, le vent tomba enfin et ils s’embarquèrent.

Alors qu’ils étaient au large, Zeus accrocha au navire une sombre nuée dont la mer s’enténébra. Un furieux Zéphyr souffla en ouragan, abattant le mât qui tua le pilote. Zeus, en même temps, foudroya le navire qui fut disloqué et tous les marins périrent.

Ulysse attacha ensemble le mât et la quille et s’assit sur ce radeau improvisé.

Le Notos prit la suite du Zéphyr et souffla toute la nuit, entraînant le radeau à nouveau vers Charybde où le héros parvint au petit matin alors que le monstre était en train d’avaler l’onde amère. Entraîné par le tourbillon, Ulysse s’accrocha aux branches du grand figuier et resta tout le jour suspendu au-dessus du gouffre, sans pouvoir ni poser le pied ni trouver position plus confortable en grimpant. Lorsqu’au soir venu, Charybde vomit le mât et la quille, il se laissa tomber, rama de ses mains, et le Père des dieux et des hommes fit en sorte que Scylla ne le vit pas.

Neuf jours durant il dériva et la dixième nuit fut rejeté sur le rivage de l’île de Calypso, la déesse à la voix mélodieuse.

Après être parvenu à la racine des processus mentaux, le chercheur prend conscience qu’il a à sa disposition de très nombreux pouvoirs issus d’un plan supérieur non-duel en rapport avec l’aspect illuminateur du supramental et ses aspects novateurs reçus par révélation et inspiration (les troupeaux d’Hélios « celui qui voit tout et entend tout », vaches et grasses brebis, qui ne connaissaient ni la naissance ni la mort). Nous associons ici la brebis au « renouveau » perçu par les deux pouvoirs de l’Intuition, l’inspiration et la révélation.

Ces illuminations et autres pouvoirs proviennent du plan supramental et sont donc absolument vrais, immortels.

Mais le chercheur ne doit en aucun cas en faire usage à son propre profit quelles que soient les circonstances. Aussi avait-il eu l’intuition par deux biais différents qu’il devait s’en tenir à l’écart : par l’intuition corporelle qui aide au processus purificateur (Tirésias) et par sa capacité spirituelle de discrimination (Circé).

Ces pouvoirs étaient « gardés » par des puissances issues du supramental (Phaéthousa « la lumière intérieure » et Lampétie « la lumière en haut ») et ne pouvaient être utilisés que selon les besoins évolutifs (Néaira « ce qui émerge pour l’évolution »).

Le chercheur cède toutefois à des instances de son être extérieur qui craignent d’avancer sans y voir clair. C’est « la prudence avisée », celle qui argumente toujours en faveur de l’ego, qui en est le porte-parole (Eurylochos adjure Ulysse de s’arrêter pour la nuit, nuit qui est source de grands dangers pour les marins).

Le chercheur tente alors de convaincre toutes les parties de son être que sous aucun prétexte d’ordre personnel, elles n’utiliseront à leurs propres fins les dons ou pouvoirs issus du supramental qu’il sent à portée de main (Ulysse fait jurer ses compagnons qu’ils ne toucheront pas aux troupeaux).

Mais à nouveau, il est testé pendant une période qui lui semble interminable dans l’incertitude du chemin (Zeus envoie le Notos – un vent de « confusion » – qui enveloppe les hauteurs de la montagne d’un brouillard odieux au berger). Sans comprendre où il est conduit, il peine devant l’aridité du yoga – la rareté des « expériences » – et veut se détendre, « se relâcher » un court moment devant la difficulté sans penser nuire à son yoga (les hommes sont tenaillés par la faim).

Alors que la « volonté de réaliser la parfaite transparence » qui mène le yoga est mise en retrait par les forces spirituelles (« l’éveil » n’est pas encore permanent), cette aridité conduit certaines parties du chercheur à la trahir sous prétexte d’honorer le supramental, tout en étant bien conscientes qu’elles en retireront un certain profit (les hommes sacrifient les bœufs à Hélios alors qu’Ulysse est endormi par les dieux). Lorsqu’il « s’éveille » de cette inconscience, il voit que c’était une épreuve-test.

Cette histoire relate la difficulté extrême pour le chercheur à maintenir envers et contre tout sa totale détermination vers le but, même si le yoga le conduit vers des épreuves extrêmes, et la facilité avec laquelle, sans doute sous les plus magnifiques prétextes de service à l’humanité, il peut dévier de sa consécration et utiliser les pouvoirs du supramental à ses propres fins.

Le chercheur devait comprendre beaucoup plus tard ce qui se trama alors à son insu dans le supraconscient, du fait qu’il n’était pas prêt pour utiliser les dons du supramental. Alors qu’il était contraint à une longue traversée du désert, il reçut en effet une révélation du surmental transmise par la force qui le maintenait dans l’isolement (Calypso lui révéla ce que lui avait rapporté Hermès) : le pouvoir illuminateur du supramental avait exigé des puissances de l’esprit une purification approfondie du chercheur (pour la poursuite du yoga).

Si la purification n’était pas accomplie, le chercheur serait plongé dans une terrible nuit de l’esprit, alors que s’éveilleraient à nouveau les forces tapies dans les profondeurs de la nature corporelle : ce serait non pas la réalisation d’une union esprit-matière mais le règne des Puissances de l’Ombre dans un être privé de la lumière divine. (Hélios menaçait de plonger dans l’Hadès et de briller pour les morts si les compagnons ne recevaient pas le châtiment mérité).

Le chercheur expérimente alors des expériences extraordinaires – mais déformées, car il n’est pas assez purifié – où la mort semble se confondre avec la vie, où les deux ne forment plus qu’un seul et même état de conscience sous deux points de vue, l’envers et l’endroit d’une même réalité : il a commencé à user la barrière d’inconscience qui sépare les deux mondes (Les dieux envoyèrent alors des signes : les dépouilles marchaient et les chairs meuglaient autour des broches). (Cf. l’Agenda de Mère).

Mais dans cette phase de yoga, ignorant la menace proférée par Hélios, il continue à utiliser un certain temps ces dons (les compagnons se nourrirent pendant six jours de la viande des vaches sacrifiées).

Puis vient le temps de l’épreuve majeure, qui conduit le chercheur à un absolu dépouillement et à un abandon total entre les mains de la Vérité.

Ayant cessé d’utiliser les dons du supramental, il se remet en route. Tout alors « s’enténèbre » dans sa vie, comme s’il était plongé dans une négation de tout, dans un grand NON à la vie (Zeus accrocha au navire une sombre nuée dont la mer s’enténébra). La puissance de l’esprit qui purifie, Zéphyr « le grand nettoyeur », souffla alors en ouragan, et la puissance supraconsciente brisa les dernières structures de la personnalité (de l’ego) et pulvérisa les énergies et qualités qui soutenaient jusqu’alors le yoga (le navire fut disloqué et tous les marins périrent).

Le chercheur n’a plus désormais d’autre soutien que sa faculté d’abandon au Divin et sa capacité d’endurer. Il lie ensemble les deux choses essentielles de son yoga, ce qu’il y avait de plus solide, de droit et d’intègre, et qui étaient indispensables pour atteindre les hauteurs de l’esprit et plonger dans les profondeurs de la conscience (Ulysse attacha ensemble le mât et la quille et s’assit sur ce radeau improvisé).

Puis à nouveau, le chercheur expérimente un total égarement (le vent qui apporte la confusion prend la suite du vent de purification : le Notos succéda au Zéphyr). Après une éprouvante période d’errance sans la moindre lumière, il se retrouve pris dans le tourbillon d’une dépression majeure qui cherche à l’entraîner vers le fond. Il ne peut que se tenir fermement à son « mental illuminé », à sa « volonté de survie », à son « endurance », et suspendu dans « le vide absolu », il doit endurer, n’ayant d’autre repère auquel sa conscience puisse se raccrocher (Ulysse fut entraîné vers le gouffre de Charybde et se raccrocha au figuier, suspendu au-dessus du vide).

(Les symboles du figuier énumérés ci-dessus sont incertains car le symbolisme du figuier dans la mythologie grecque nous est inconnu. Il semble symboliser dans Savitri la manifestation cosmique. A noter que le Banyan, symbole d’immortalité, fait également partie des figuiers.)

Certains vers de Savitri, La descente dans la Nuit (fin du chant Chant 7, Livre Deux), peuvent être rapprochés de cette expérience :

Tout d’abord le dépouillement :

« Car il avait maintenant dépassé les zones peuplées »

Puis le gouffre noir :

« Attiré vers une sorte de gueule noire géante,

Un gosier engloutisseur, un énorme ventre de malheur,

Son être disparut à sa propre vision,

Tiré vers des profondeurs qui avaient faim de sa chute. »

Toutefois, ce n’est pas encore l’ultime épreuve qui amènera le chercheur à un total dépouillement, sans recours possible à l’espérance ni à la foi.

Lorsque la menace engloutissante relâche son emprise, il peut alors s’appuyer sur les ultimes débris de son ancienne structure, heureux d’échapper à un éclatement total de l’être (à une attaque de type schizophrénique) (Ulysse se laissa choir sur des poutres recrachées par Charybde puis s’éloigna, inaperçu de Scylla).

Les aspects de la conscience profonde décrites dans ces pages peuvent être rapprochées des trois éléments indiqués par Mère (Cf. Agenda de Mère Tome 8, p 142) : une répulsion qui génère une peur jusqu’à la terreur, une attraction perverse inavouée et un sentiment de l’inévitable et d’impuissance totale.

S’ensuit une longue période symbolique d’errance (après dix jours passés en mer accroché aux débris de la quille de son navire, le héros fut rejeté sur l’île de Calypso).

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