Le Cyclope Polyphème : la fin de l’attrait pour les pouvoirs de perception-vision dont l’origine est subconsciente (Chant IX)

 

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Puis Ulysse et ses compagnons arrivèrent au pays des Cyclopes.

Ceux-ci étaient des brutes sans foi ni loi qui accordaient tant de confiance aux Immortels qu’ils ne labouraient ni ne semaient. La terre était si féconde qu’elle leur fournissait tout en abondance. Chez eux, pas d’assemblée qui jugeait ou délibérait. Sans souci l’un de l’autre, chacun dictait sa loi à ses enfants et à ses femmes. Ils n’avaient ni navire ni charpentier. Mais s’ils avaient eu des bateaux, quelle belle ville, que de belles moissons et de vignes éternelles ils auraient.

Au large du port, il y avait une petite île couverte de forêts où les chèvres sauvages se multipliaient sans fin sans être troublées par quiconque. C’est un dieu qui pilota les douze vaisseaux jusqu’à la grève de cette île où Ulysse les amarra, car la nuit était profonde et brumeuse et ne laissait rien voir.

S’ensuivit le lendemain une chasse à la chèvre si favorable que chaque bateau en hissa neuf à son bord, dix pour celui d’Ulysse. Avec le vin que les héros avaient dérobé aux Cicones, ils festoyèrent toute une journée.

Puis Ulysse partit avec son navire en éclaireur. Il parvint au gîte d’un Cyclope, un homme gigantesque. Une caverne toute proche lui tenait lieu d’étable pour ses troupeaux de brebis et de chèvres. Ulysse avait emporté avec lui des présents, dont un excellent vin offert par un prêtre d’Apollon qu’il avait épargné lors de la razzia chez les Cicones.

Le Cyclope Polyphème étant au pacage avec ses troupeaux, Ulysse et ses compagnons entrèrent dans la caverne remplie de fromages et de jarres de lait, d’agnelets et de chevreaux parqués selon leur âge. Tandis que ses hommes le suppliaient de faire main basse sur ces richesses et de s’enfuir au plus vite, Ulysse refusa, voulant connaître les présents que lui ferait le Cyclope.

Lorsqu’en fin de journée celui-ci arriva avec son troupeau, il fit rentrer les femelles à traire, laissant les mâles dehors, et ferma l’entrée avec un énorme rocher que lui seul pouvait bouger. La traite et la préparation des fromages terminées, il aperçut le héros et son équipage et leur demanda la raison de leur présence.

Ulysse, au nom des dieux et de Zeus l’Hospitalier, lui proposa un échange de présents. Mais le Cyclope ne se souciait pas des dieux, se proclamant bien supérieur à eux. Comme il cherchait à connaître l’emplacement du mouillage du vaisseau de ses hôtes, Ulysse lui mentit, affirmant que ce dernier était détruit.

Polyphème se saisit alors de deux compagnons d’Ulysse, les fracassa sur le sol, les démembra et en fit son souper. De même, la nuit écoulée, il en prit deux autres pour son déjeuner avant de sortir avec ses bêtes en replaçant le rocher derrière lui.

Murissant un plan d’évasion, Ulysse fit tailler et polir par ses hommes un énorme pieu d’olivier dont il durcit la pointe au feu et qu’il cacha sous le fumier. Puis il leur fit part de son plan.

Lorsque Polyphème rentra le soir, il ne laissa aucune bête dehors – ce qui pour Ulysse fut un signe des dieux – et prit à nouveau deux hommes pour son souper. Le héros offrit de son vin au Cyclope qui en redemanda jusqu’à en boire trois outres pleines.

Comme Polyphème demandait à Ulysse son nom, lui promettant un présent d’hospitalité, celui-ci répondit « Personne ». Le Cyclope lui annonça alors qu’il le mangerait le dernier en guise de cadeau, puis il s’endormit sous l’effet de l’ivresse.

Après avoir rougi sa pointe dans le feu, Ulysse et ses compagnons enfoncèrent l’épieu dans l’œil unique du Cyclope qui dormait et le firent tourner. Hurlant de douleur, Polyphème l’en retira et appela au secours les autres Cyclopes. Comme ceux-ci demandaient s’il avait été agressé par la ruse ou par la force, il répondit « la ruse » et  lorsqu’ils s’enquirent de l’auteur de cette violence, il leur cria « Personne ». Le pensant frappé par Zeus de quelque maladie, les autres Cyclopes s’en allèrent, lui recommandant d’implorer leur père à tous, Poséidon. Ulysse se réjouit de sa ruse, du nom « Personne » qu’il avait trouvé et de son intelligence parfaite.

Polyphème, aveugle, enleva à tâtons le rocher qui fermait la porte et s’installa sur le seuil, tendant les mains pour saisir les prisonniers qui tenteraient de sortir mêlés aux bêtes.

Mais Ulysse inventa une autre ruse. Ayant attaché les béliers trois par trois, il demanda à ses hommes de s’agripper sous le ventre du bélier du milieu, tandis que lui-même sortirait le dernier dissimulé sous la toison du bélier le plus fort.

Aussi, lorsque parut l’Aurore aux doigts de rose, tous purent s’enfuir sains et saufs bien que Polyphème se fut étonné que le plus fort de ses béliers sorte le dernier.

Ayant fait provision de brebis, le héros et ses compagnons embarquèrent sans tarder et se mirent aux rames.

À peine éloigné du rivage, Ulysse héla Polyphème et le railla. De rage, le Cyclope arracha le sommet d’une montagne et le lança dans la mer, générant une vague qui ramena le bateau du héros vers la rive. Les hommes firent force de rames pour s’éloigner et, malgré leurs supplications, Ulysse héla à nouveau le Cyclope, lui révélant son nom véritable et sa lignée.

Polyphème se lamenta alors : un prophète des Cyclopes, Télémos l’Eurymide, lui avait prédit qu’il serait aveuglé par un certain Ulysse, mais il ne s’était pas méfié car il s’attendait à un homme de plus belle stature. Il chercha cependant à gagner l’amitié du héros, lui demandant de revenir vers lui, assurant qu’il obtiendrait ses cadeaux d’hospitalité et que son père Poséidon lui apporterait son aide pour le voyage de retour. Le Cyclope affirma d’autre part que seul ce dieu pourrait, s’il le voulait bien, le guérir de sa blessure. Ulysse lui répondit alors qu’il n’en serait jamais ainsi.

Le Cyclope pria alors son père Poséidon d’empêcher Ulysse de rentrer en ses foyers, ou du moins, de ne permettre son retour que seul, sans ses compagnons, après de terribles épreuves, sur un vaisseau étranger, et pour trouver le malheur au logis. Le dieu coiffé d’azur entendit sa prière.

Polyphème lança alors un énorme rocher et la vague soulevée emporta le bateau vers l’île où était demeurée la flotte d’Ulysse.

Après le partage des moutons enlevés au Cyclope, Ulysse fit le sacrifice d’un agneau à Zeus mais le dieu dédaigna l’offrande, méditant la destruction de ses vaisseaux et la perte de ses compagnons.

Le héros et ses hommes festoyèrent tout un jour et le lendemain reprirent la mer, contents d’échapper à la mort mais pleurant les amis dévorés par le Cyclope.

Les Cyclopes sont des géants d’apparence humaine dotés d’un seul œil au milieu du front, symbole d’une vision élargie et non duelle. Leur nom signifie « vision sphérique » et inclut donc une idée de totalité.

Ils représentent le même pouvoir que celui des Cyclopes de la seconde génération divine, fils de Gaia et d’Ouranos et frères des Titans, mais sur des plans plus denses. Si les derniers représentent l’Omniscience de l’Absolu (leurs frères les Hécatonchires ou Cent-bras étant Son Omnipotence et son Omniprésence), ceux que rencontre ici Ulysse sont des pouvoirs de vision issus du plus haut subconscient vital agissant avec une grande rapidité dans les niveaux inférieurs proches de la nature (énergies, structures et formes). En effet Polyphème « celui qui rend manifeste ou perceptible beaucoup de choses » est un fils de Poséidon (le dieu qui gouverne le subconscient) et de la nymphe Thoosa « la rapidité ». Les nymphes sont des divinités de la nature dont le sens premier signifie « recouverte ou voilée ». Ce sont donc des énergies qui sont d’ordinaire peu perceptibles aux humains.

Le nom Thoosa inclut un oméga en sus de l’omicron, induisant le sens d’une rapidité tournée vers la matière. D’autre part, cette nymphe est une fille de Phorcys, le troisième enfant de Pontos qui marque dans l’évolution vitale l’apparition de la dualité dans la conscience – et donc celle de la peur – et les rudiments de la conscience et de la mémoire à la base de la constitution du cerveau animal (Phorcys est le père des Grées, des Gorgones et d’Échidna). (Cf. Odyssée, I, 70. et Tome 1 pour les caractéristiques de Phorcys.)

Rappelons que le couple Phorcys-Céto symbolise la naissance du moi animal, aux troisièmes et quatrièmes stades d’évolution de la vie, Phorcys étant lié au processus séparateur et Céto à celui de la fusion (Cf. Tome 1, Chapitre 3 et Planche 2).

Polyphème, issu de l’alliance Poséidon-Thoosa, caractérise donc l’action du plus haut du subconscient vital agissant à travers une expression très rapide et voilée des énergies proches de la nature. Elle permet de « rendre manifeste de nombreux éléments », tels que l’organisation des énergies qui animent le vivant, les esprits et énergies de la nature, les plans de conscience subliminaux et les forces qui les peuplent, etc.

Ce pouvoir de vision « voilé » doit être clairement distingué de celui de la perception en Vérité dans tous les détails dont est dotée Circé, la déesse magicienne, fille d’Hélios « le supramental ». Cette dernière restitue les capacités inhérentes à la Vie dans leur intégrité après les avoir affinées tandis que le premier détruit ceux qui se laissent fasciner par les pouvoirs (Siddhis).

Ces Cyclopes sont des géants car cette capacité de perception paraît surhumaine à l’homme ordinaire, révélant des aptitudes qui paraissent miraculeuses et à l’attrait desquelles il est très difficile de ne pas succomber, ne serait-ce que par curiosité ou volonté d’expérimenter.

Toutefois, ces pouvoirs de perception ne rentrent pas dans le cadre d’une juste soumission-consécration au Divin (les Cyclopes se prétendent supérieurs aux dieux).

Lorsqu’ils se manifestent, le chercheur s’appuie exclusivement sur eux à tel point qu’il néglige toute ascèse, en dépit d’un terrain très propice au yoga (les Cyclopes accordaient tant de confiance aux Immortels qu’ils ne labouraient ni ne semaient bien que leur terre fût très riche). Cette attitude ne permet pas le développement du discernement (il n’y a pas d’assemblée qui juge). De plus, le chercheur ne fait aucun effort pour s’ouvrir à d’autres horizons spirituels, se contentant de jouir de ses capacités, alors qu’elles pourraient donner tant de réalisations et de béatitudes éternelles s’il s’en donnait les moyens (les Cyclopes n’avaient ni navire ni charpentier, mais s’ils avaient eu des bateaux, que de belles moissons et de vignes éternelles ils auraient).

Enfin, ces pouvoirs de vision et donc d’action liés à la nature semblent, au chercheur peu averti, bien supérieurs aux pouvoirs de l’esprit (les Cyclopes se disent bien supérieurs aux dieux).

Dans la suite de l’étude de ce mythe, afin de ne pas alourdir le déchiffrage, nous utiliserons le terme « pouvoirs de vision » pour résumer le symbolisme de ces Cyclopes, fils de Poséidon, même si les perceptions concernées couvrent une large gamme dans le domaine des structures énergétiques et des êtres des autres plans.

D’autre part, ils peuvent tout autant représenter une émergence de pouvoirs personnels qu’une confrontation à ceux qui en disposent.

Cette épreuve survient le plus souvent soudainement, sans que le chercheur y soit préparé, conduit « obscurément » par les forces qui dirigent sa quête (le héros est piloté par un dieu par une nuit profonde et brumeuse qui ne laissait rien voir).

Il commence par contacter un lieu « d’aspirations » velléitaires dans le vital qui ne sont ni orientées ni organisées, et dont il ne tire en conséquence aucun profit (une « petite île » couverte de forêts où les chèvres sauvages se multipliaient sans fin sans être troublées par quiconque).

Ces aspirations du vital spiritualisé restent en jachère. Bien qu’à portée de main des pouvoirs de perception-vision, ceux-ci ne peuvent les utiliser (c’est une île séparée de celle des Cyclopes ; ceux-ci, faute d’avoir construit des navires, ne peuvent profiter des chèvres). En revanche, ces aspirations peuvent soutenir les éléments de l’être qui travaillent au yoga – surtout par le mental – par la puissance durable d’aspiration vitale qu’elles apportent (s’ensuivit une chasse à la chèvre si favorable que chaque bateau en hissa neuf à son bord, dix pour celui d’Ulysse). De plus, elles s’accordent parfaitement avec les fruits du travail réalisé en force pour acquérir la joie de l’union (avec le vin que les héros avaient pris aux Cicones, ils festoyèrent toute une journée).

Le chercheur ne veut prendre alors que des risques minimes pour contacter le plus puissant de tous ces pouvoirs de vision jusqu’alors subconscients (Ulysse ne prend avec lui que douze hommes pour rencontrer Polyphème, le chef des Cyclopes). Ces pouvoirs et les gains qu’ils apportent sont conservés au plus près du corps (dans une caverne).  Ces pouvoirs œuvrant dans le subconscient (Polyphème est fils de Poséidon) génèrent un ensemble de bienfaits et d’aspirations extrêmement bien organisés pour le bon fonctionnement du corps et du vital (la caverne est remplie de fromages et de jarres de lait, d’agnelets et de chevreaux parqués selon leur âge).

Le chercheur cède alors à la curiosité de voir en quoi ces pouvoirs pourraient lui être utile dans sa progression, bien que certaines parties de son être soient extrêmement réticentes à poursuivre plus avant cette investigation (Ulysse apportait une outre de vin mais voulait connaître les présents que lui ferait en échange le Cyclope, bien que les douze compagnons qu’il avait choisis pour l’accompagner l’aient pressé de rentrer au navire).

Nous pouvons citer ici un passage du Chapitre VIII Le changement de vision, de La Genèse du Surhomme, de Satprem qui illustre bien l’illusion que symbolise Polyphème :

« Nous avons été faussés aussi par ce que nous pourrions appeler la « tradition du visionnaire ». Il nous a toujours semblé que le privilégié parmi les hommes était celui qui avait des « visions », celui qui pouvait voir en rose et vert et bleu la grisaille de notre quotidienneté, voir des apparitions, des phénomènes surnaturels — une sorte de super-cinéma privé que l’on pouvait s’offrir gratuitement en chambre en tournant le bouton psychique. Et tout cela est fort bien, il n’y a rien à dire, mais l’expérience prouve que ce genre de vision ne change rien à rien : demain, des millions d’hommes, par un coup de grâce, pourraient être dotés du pouvoir de vision, et ils tourneraient, retourneraient leur petite télévision psychique, ils verraient des dieux croulants d’or (mais peut-être aussi des enfers qui correspondraient mieux à leurs affinités naturelles), des fleurs plus superbes qu’aucune rose (et quelques redoutables serpents), des êtres volants, des êtres auréolés (mais les diables imitent très bien les auréoles, ils sont plus « voyants » que les dieux, ils aiment le grand clinquant), des paysages de « rêve », des fruits somptueux, des demeures de cristal — mais finalement, au bout de la centième fois, ils s’embêteraient autant qu’avant et se jetteraient avidement sur le dernier fait divers. Dans tout ce tintamarre surnaturel, il manque quelque chose. Et en vérité, ce quelque chose est tout. Si notre naturel ne devient pas plus vrai, aucun surnaturel ne pourra y remédier ; si notre demeure intérieure est laide, nul cristal miraculeux n’éclaircira nos jours, nul fruit n’étanchera jamais notre soif. Le paradis est à faire sur terre, ou il ne sera nulle part. Parce que nous nous emportons partout avec nous, même dans la mort, et tant que cet instant « stupide » ne sera pas plein de ciel, aucune éternité ne s’allumera d’aucune étoile. C’est dans le corps et dans le quotidien qu’il faut transmuer, sinon aucun or ne brillera, ici ni ailleurs et pour les siècles des siècles. Il ne s’agit pas de voir en rose, ni en vert ni en or, mais de voir la vérité du monde, qui est tellement plus merveilleuse que tous les paradis, artificiels ou non, parce que la terre, cette toute petite terre parmi les millions de planètes, est le lieu expérimental où la suprême Vérité de tous les mondes a choisi de s’incarner dans ce qui semble le contraire d’elle-même, et par la vertu même de cette contrariété, de devenir la toute-lumière dans l’obscurité, la toute-largeur dans la petitesse, l’immortalité dans la mort et la plénitude vivante dans chaque atome et chaque instant. »

Mais dès que le contact est établi avec ces pouvoirs (ou avec ceux qui les manient), le chercheur se rend compte qu’il en est prisonnier et qu’ils le dominent puissamment (Ulysse ne peut déplacer la lourde pierre placée devant la porte). Même s’il arrivait à en supprimer la source, il ne pourrait s’échapper : il doit attendre que naisse l’intuition de l’acte juste ainsi qu’une opportunité générée par cela-même qui le tient enfermé, sans se précipiter (même s’il tue le Cyclope en lui transperçant le foie, il restera enfermé dans la caverne dont la porte est obstruée).

D’autre part, il sent que sa curiosité-fascination risque de générer en retour un arrêt du yoga, ce qu’il ne veut à aucun prix (Comme il cherchait à connaître l’emplacement du mouillage du vaisseau de ses hôtes, Ulysse lui mentit, affirmant que ce dernier était détruit). Si le chercheur peut « mentir » à une capacité de vision, c’est que celle-ci ne se situe pas sur le même plan car elle ne peut déceler le mensonge. Ce qui signifie que malgré son emprisonnement, le chercheur dispose encore d’un libre arbitre.

Ce « pouvoir de vision » se nourrit et se renforce en utilisant à son propre compte et non plus pour le yoga certaines ascèses, générant un affaiblissement des forces mises au service du but essentiel (Polyphème tua deux compagnons d’Ulysse puis deux autres le lendemain).

Pour se dégager de ce mauvais pas, le chercheur doit user de discernement, mettant à profit à la fois ses capacités intuitives et d’organisation de la conscience, tout en restant attentif aux « signes ». L’arme choisie est une « volonté de purification » (la pointe d’un énorme pieu d’olivier) renforcée par un feu de purification (dont il durcit la pointe au feu ») et qui doit être cachée pour un temps dans ce qui ne peut attirer l’attention (et qu’il cacha sous le fumier) qui doit frapper au cœur du système de visions-pouvoirs (qui devait être enfoncée dans l’œil du Cyclope).

Avant même de savoir comment il en réchappera, il prépare l’arme, ce qui déclenche l’aide divine (Polyphème rentre ses béliers dans la caverne).

À la puissance de ces « pouvoirs de vision », le chercheur oppose non seulement une puissante volonté de purification tendue vers le but mais aussi, d’une part des moyens élaborés par la lumière psychique qui procurent l’ivresse divine (les pouvoirs de vision ont été « annulés » alors qu’ils étaient endormis sous l’effet du vin du prêtre d’Apollon dont Polyphème redemande), d’autre part l’abdication de soi et une grande humilité. Dans la phase ultime de cette expérience, il s’agit de la disparition de l’ego, et donc de tout mouvement d’appropriation : le chercheur est devenu « personne » et les « pouvoirs » n’ont plus aucune prise sur lui (Polyphème aveuglé ne peut plus « voir » Ulysse et les autres Cyclopes ne peuvent aider Polyphème, ne comprenant pas même ce qui se passe).

À ce moment, le chercheur prend la mesure des bienfaits que lui apporte cette irruption dans « l’impersonnel », la libération en l’esprit (que beaucoup considèrent comme la fin du chemin) (Ulysse se réjouit de sa ruse, du nom « Personne » qu’il avait trouvé et de son intelligence parfaite).

Cette « ruse » d’Ulysse peut être rapprochée de la phrase suivante de la Bhagavad Gîta : « Le yoga est l’habileté dans les œuvres ».

Rappelons qu’Ulysse est par sa mère un descendant d’Hermès et de Maia, c’est-à-dire de la Connaissance issue du surmental, et par son père soit de Zeus soit de Déion, c’est-à-dire dans les deux cas des réalisations dans l’ascension des plans de conscience. Il s’agit donc ici de l’expression d’une intelligence purifiée.

Le lecteur pourra se reporter à l’Essai sur la Guîtâ de Sri Aurobindo. Pavitra, un disciple de Sri Aurobindo, en a extrait certains passages dans Le Yoga de la Bhagavad Gîtâ dont deux sont reproduits ci-dessous :

  1. L’action est de loin inférieure au yôga de l’intelligence; prends refuge dans l’intelligence, ô Conquérant des richesses; misérables sont ceux qui accomplissent l’action pour ses fruits.

« Agir avec l’intelligence juste et, par conséquent, la volonté juste, fermement établi dans l’Un, conscient du Moi unique en tous et agissant du sein de son égalité sereine, sans courir en tous sens sous les mille Impulsions du moi mental superficiel, tel est le yôga de la volonté intelligente. »

  1. Celui qui par l’intelligence a atteint l’union [avec le Moi], s’élève dès ici-bas au-dessus de l’action bonne comme de l’action mauvaise. Aussi efforce-toi d’atteindre le yôga; le yôga est l’habileté dans les oeuvres.

(Buddhi-yukta; peut se traduire aussi : celui qui par l’intelligence a atteint l’unité en s’unissant au Moi.)

« Même dans ce monde des contraires (II, 45), celui qui a atteint l’union divine s’élève, par-delà le bien et le mal, à une loi supérieure fondée sur la liberté qu’apporte la connaissance de soi. On pourrait penser que les actions effectuées sans désir du fruit sont sans effet, sans efficacité, sans mobile efficient, sans puissance créatrice vaste et vigoureuse. Non pas, l’action faite en yôga est non seulement la plus haute, mais aussi la plus sage, la plus puissante et la plus efficace, même pour les affaires de ce monde; car elle est inspirée par la connaissance et la volonté du Maître des œuvres : « Le yôga est la véritable habileté dans les œuvres. »

C’est donc cette habileté dans les œuvres que le chercheur met en œuvre ici pour se sortir d’un mauvais pas où l’a conduit un désir d’utiliser pour son yoga certains pouvoirs que confèrent la vision.

Il doit avoir l’intelligence de se sortir du piège en douceur. Il unit pour un court laps de temps le yoga à cette sensibilité particulière générée par ces pouvoirs eux-mêmes, tout en se défendant soigneusement des relents de fascination qu’ils exercent (Ulysse et ses hommes s’échappent dissimulés par la toison des béliers, en échappant aux mains de Polyphème qui tentent de les récupérer). Cet épisode est à rapprocher de la Toison d’Or du bélier que Jason partit récupérer en Colchide. La toison du bélier est symbole de sensibilité, c’est-à-dire de conscience. C’est en se servant de sa sensibilité consciente que le chercheur peut s’échapper du piège mortel.

De l’expérience le chercheur conserve quelques acquis (Ayant fait provision de brebis).

Mais n’étant pas encore totalement convaincu de l’inutilité de ces perceptions particulières, il a besoin de les décrédibiliser à ses propres yeux alors qu’il s’en est déjà un peu détaché (Ulysse commence par railler Polyphème alors qu’il en est déjà à bonne distance). En agissant ainsi, il risque à nouveau de tomber sous leur influence, car cette force subconsciente projette le sommet de l’aspiration dans le vital, créant un puissant remous (Polyphème arrache la cime d’une montagne et la projette en mer, et une vague les ramène à la terre).

Lorsqu’il s’est suffisamment détaché sans toutefois être à l’abri définitivement, il doit se persuader que le rôle de ces « pouvoirs de vision » est terminé et que ce qui les écarte du yoga est le résultat d’un travail en vue de la transparence esprit-matière (Ulysse révèle sa filiation à Polyphème). Bien que le chercheur ait eu longtemps auparavant l’intuition de leur disparition à un moment donné du chemin, il n’imaginait pas que ce serait le fait d’un yoga « ne payant pas de mine » (Bien que prévenu par un prophète des Cyclopes – Télémos, celui qui prépare « la consécration du futur » – Polyphème ne s’attendait pas à être aveuglé par un nabot, un vaurien, un infirme).

Il faut se reporter ici aux multiples remarques de Mère concernant le nouveau yoga qui travaille sur des choses en apparence totalement insignifiantes.

Toutefois, cette partie perceptive tente de persuader le chercheur qu’il pourrait obtenir les pouvoirs désirés, et qu’elle pourrait être de nouveau active de par l’action de la puissance spirituelle qui gouverne le subconscient et dont elle est originaire, puissance qui pourrait également contribuer à faciliter le chemin (Polyphème chercha cependant à gagner l’amitié du héros, lui demandant de revenir vers lui, assurant qu’il obtiendrait ses cadeaux d’hospitalité et que son père Poséidon lui apporterait son aide pour le voyage de retour. Le Cyclope affirma d’autre part que seul ce dieu pourrait, s’il le voulait bien, le guérir de sa blessure).

Mais le chercheur ne cède pas et prend la décision de ne plus jamais retourner vers ces pouvoirs (Ulysse refuse toute réconciliation, affirmant même qu’il tuerait volontiers le Cyclope).

Ayant succombé à la curiosité, et ne pouvant plus désormais utiliser ces perceptions quelque peu surhumaines, il sera pour la suite du voyage à la merci des puissances du subconscient (Poséidon accède à la requête du Cyclope de beaucoup tourmenter Ulysse et de ne permettre son retour que seul, sans ses compagnons, après de terribles épreuves, sur un vaisseau étranger, et pour trouver le malheur au logis.)

Non seulement pour la poursuite de la quête le chercheur, privé de possibilités perceptives naturelles mais subconscientes, va être confronté aux nombreuses attaques du subconscient en vue de sa purification, mais aussi l’aide qu’il aurait pu attendre légitimement du supraconscient lui est refusée (Ulysse fit le sacrifice d’un agneau à Zeus mais le dieu dédaigna l’offrande, méditant la destruction de ses vaisseaux et la perte de ses compagnons).

Cette dernière partie de l’histoire pourrait laisser entendre que le chercheur aurait pu choisir un chemin plus ensoleillé s’il avait accepté à ce moment-là de renouer avec ses capacités de vision dans un rapport d’égalité et non plus de fascination, dans une parfaite consécration (en acceptant les présents proposés par Polyphème). Cette compréhension n’intervient cependant que beaucoup plus tard (lorsqu’Ulysse fait le récit de ses aventures aux Phéaciens). Il voit alors tout ce que lui a coûté cette attitude qui dissocie encore : tout son être sera vraiment réduit à néant et même son yoga sous ses différents aspects sera devenu inutile (toute sa flotte sera détruite y compris son propre bateau, et il s’en retournera seul, tous ses compagnons étant morts). Profiter pleinement de l’expérience ne peut donc sans doute intervenir que si le chercheur est exempt de toute fascination, c’est-à-dire délivré de la peur, du désir et de l’ego, de toute attraction et répulsion et des trois guna.

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