L’île d’Éole : la nécessité d’une très grande patience et d’une vigilance sans faille (Chant X)

 

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Ulysse et ses compagnons abordèrent alors l’île d’Éole, cher aux dieux immortels, fils d’Hippotès. C’était une île flottante entourée d’une muraille de bronze indestructible et par une roche lisse et polie.

Les demeures d’Éole exhalaient les plus doux parfums et retentissaient des sons les plus harmonieux. Éole vivait entouré de ses six fils et six filles mariés entre eux, dans l’opulence et l’harmonie. Un mois durant, il interrogea Ulysse sur ses aventures car il voulait tout connaître. Puis, à la demande du héros, il accepta de l’aider pour faciliter son retour à Ithaque. Il enferma « les routes des vents impétueux » dans une outre faite avec la peau d’un bœuf de neuf années qu’il attacha au creux du navire d’Ulysse, car Zeus lui avait donné pouvoir sur les vents : à son gré il les excitait ou les apaisait. Ayant conservé le Zéphyr hors de l’outre, il le fit souffler de façon à favoriser le retour des héros lorsque la flotte reprit la mer.

Le dixième jour de navigation, alors que les côtes d’Ithaque étaient en vue, le héros s’endormit. En effet, neuf jours durant, impatient d’arriver à bon port le plus rapidement possible, il n’avait pas voulu déléguer la conduite du navire. Ses compagnons aussitôt ouvrirent le sac, le croyant empli de richesses qu’ils convoitaient. Les vents s’échappèrent alors et ramenèrent les vaisseaux sur l’île d’Éole. Malgré les supplications d’Ulysse, ce dernier les chassa car il n’avait plus le droit de secourir « un homme haï des dieux bienheureux ».

Le héros repris la mer, errant sans guide pendant six jours et six nuits.

 

Il y a plusieurs « Éole » dans la mythologie grecque qu’il ne faut pas confondre – Carlos Parada en répertorie quatre -, parmi lesquels deux sont particulièrement importants. Tous se rapportent à une « liberté dans la conscience ».

Le premier que nous avons rencontré est le fils d’Hellen dans la lignée de Japet (celle de l’ascension des plans de conscience). Sa descendance – Bellérophon, Nestor, Jason, Ulysse, etc. – décrit les expériences rencontrées dans cette progression vers « ce par quoi on excelle » ou « la réalisation de la tâche » selon le sens du nom de sa femme ÉnArèté.

Le second Éole (Αιολος « qui œuvre à la libération de la conscience ») est, dans le présent mythe, le fils d’Hippotès « le pouvoir sur les forces de vie ». Il symbolise donc « ce qui œuvre à la libération de la conscience vitale » qui donne la maîtrise sur les énergies de vie. C’est à ce titre qu’il est maître des vents ou « souffles ».

Parmi ceux-ci, il y a les quatre grands vents – Borée, Zéphyr, Notos et Eurus – fils d’Astraios et d’Éos, qui sont des aides divines à l’évolution, au même titre qu’Éosphoros « le porteur de lumière (Lucifer) » (cf. tome 1). Au même titre que certains dieux, Éole a pouvoir sur eux. C’est pourquoi il peut faire souffler un Zéphyr favorable au retour du héros (un vent d’Ouest).

Il y a aussi les vents mauvais ou pernicieux, le plus souvent cités comme des enfants de Typhon « l’ignorance ». Ils symbolisent « les forces d’opposition » ou « forces adverses » souvent invoquées par les disciples pour justifier leurs difficultés. Dans la dualité, elles sont la contrepartie de ce que nous considérons comme le bon, le beau et le vrai, et sans laquelle ils ne peuvent exister. Dans le yoga, elles offrent les obstacles nécessaires à l’évolution, agissant comme « levier ».

L’état de conscience auquel parvient le chercheur est décrit par Homère comme un état de parfaite harmonie que rien ne peut perturber car cet endroit est muni d’une double protection : une muraille de bronze indestructible qui protège des attaques extérieures et une roche lisse et polie sur laquelle les vibrations glissent.

 

Ses douze enfants mariés entre eux évoquent le Qi chinois, assez semblable au Prana indien et peut-être aussi à l’animus grec.

En effet, les « souffles » chinois circulent dans douze méridiens, six yin et six yang qui fonctionnent par couples (poumons/gros intestin, etc.), tout comme ici les enfants d’Éole « maître des vents ». De plus, il est dit que le Qi préexiste à la dualité, raison pour laquelle « Éole est cher aux dieux immortels ». L’art de la maîtrise des souffles est le Dao Yin ou Qi Gong.

Le siège du gouvernement de ces souffles vitaux est situé dans une « structure » à la frontière du vital, sans ancrage dans le corps (une île flottante), sans doute le plan que Sri Aurobindo nomme le physique subtil.

En abordant l’île d’Éole, le chercheur est donc parvenu symboliquement au point où il peut obtenir un certain pouvoir sur ces énergies de vie fondamentales. Cette maîtrise donne par exemple la capacité d’harmoniser la circulation des énergies dans le corps, c’est-à-dire le pouvoir sur la santé et la maladie.

Le chercheur subit d’abord un test pour savoir dans quelle mesure il peut conserver cet état pour atteindre sans encombre la prochaine étape (Éole interrogea longuement Ulysse sur son parcours).

Alors il reçoit une aide à sa progression (Éole enferma « les routes des vents impétueux » à bord du navire) et même une aide à une purification faite en douceur. En effet, si le Zéphyr, le vent d’Ouest de la purification, peut souffler en tempête en apportant avec lui la pluie, il peut aussi être doux (Ayant conservé le Zéphyr hors de l’outre, il le fit souffler de façon à favoriser le retour des héros).

Mais c’est une harmonie imposée de l’extérieur qui en retour exige une parfaite purification pour se maintenir. Ce n’est pas une transformation dans le corps.

Cette harmonie imposée ne peut se maintenir que dans le cadre d’une vigilance de tous les instants, ce que le chercheur ne peut maintenir du fait de son impatience (En effet, neuf jours durant, impatient d’arriver à bon port le plus rapidement possible, il n’avait pas voulu déléguer la conduite du navire).

Du fait de cette impatience, il relâche sa vigilance et laisse s’exprimer des parties de l’être non purifiées en quête de gratifications (des traces d’ego qui veulent encore profiter des expériences).

Ce n’est que lorsque le chercheur pense avoir atteint le but que les conséquences de cette impatience se manifestent (Ulysse s’endormit alors que les côtes étaient en vue).

Le chercheur se retrouve alors à son point de départ et il ne lui est pas donné de nouvelle chance (le vaisseau est ramené par la tempête sur l’île d’Éole). Il devra passer par une purification approfondie dirigée par Poséidon rendu furieux par l’aveuglement de son fils Polyphème.

Cela nous évoque l’histoire rapportée par Mère dans l’Agenda d’un grand yogi qui avait réussi à maîtriser les conséquences d’un poison mortel mais succomba plusieurs années plus tard lorsqu’il céda à la colère.

Ce pouvoir extérieur sur les énergies de vie est en effet la marque de l’accomplissement des anciens yogas, et doit être ici dépassé.

Autrement dit, le chercheur qui dans sa partie la plus évoluée a eu accès à un état d’harmonie supérieure peut espérer recevoir des « aides » qui pallient aux manques de purification et lui permettent de parvenir à l’union esprit/matière sans avoir au préalable purifié la totalité de sa nature. Mais cette réalisation ne peut advenir qu’à la condition sine qua non d’une parfaite vigilance de chaque instant, que le plus haut de lui-même ait abandonné toute impatience et tout manque de confiance, et ait adopté une attitude de parfaite consécration où ne persiste aucune volonté de faire par soi-même.

Le chercheur doit donc veiller à ce que son aspiration ne se mue pas en impatience, car celle-ci va à l’encontre du but recherché et du projet divin (Éole n’a plus le droit d’apporter son aide à celui qui est « haï des dieux »).

S’ensuit une longue « errance », pendant six jours et six nuits.

On pourrait rapprocher ce mythe de l’histoire du Centaure Chiron s’étonnant qu’une petite blessure causée par la flèche d’Héraclès enduite du venin de l’Hydre tombée sur son pied puisse avoir de telles conséquences : dans les phases avancées du yoga, un tout petit manque de vigilance peut créer d’importants dégâts.

Cette histoire peut aussi être mise en rapport avec une progression dans le yoga :

L’homme ordinaire est d’abord en réaction, se pensant victime des évènements.

Puis il se rend compte qu’il n’y a jamais de hasard, que tout fait sens, et  que les évènements extérieurs ont toujours été le meilleur pour son évolution.

Puis il voit comment il est protégé et guidé vers l’émergence de sa propre vérité, de sa tâche, d’abord dans  les grandes choses puis de plus en plus à chaque instant, tant qu’il se maintient dans un état d’acceptation, de surrender.

Enfin, il réalise que son état de conscience intérieur crée les évènements extérieurs.

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