<< Précédent : Ulysse chez Alcinoos (Chant VII)
Le lendemain matin, Athéna parcourut la ville sous les traits d’un héraut du roi Alcinoos pour inviter les Phéaciens à l’assemblée.
Alcinoos ignorait encore le nom d’Ulysse et s’il venait des peuples de l’aurore ou de ceux du couchant. Il ordonna que l’on préparât un bateau avec cinquante-deux rameurs et que l’on appelât Démodocos, l’aède divin qui était aveugle. Celui-ci chanta la querelle d’Ulysse et d’Achille qui réjouissait Agamemnon. En l’écoutant, Ulysse ne pouvait retenir ses larmes. Il tenta de les dissimuler mais Alcinoos s’en aperçut. Ce dernier convia alors l’assemblée aux jeux et les plus vaillants des Phéaciens se mesurèrent entre eux.
Laodamas, l’un des fils d’Alcinoos, convia Ulysse à les rejoindre, mais celui-ci se déroba, se disant trop préoccupé. Euryalé surenchérit, traitant le héros de vulgaire trafiquant. Ulysse à son tour lui répondit que s’il avait grande beauté, son esprit n’en était pas moins vide. Puis, piqué au vif, le héros prit le plus lourd des disques et le lança plus loin que ne l’avaient fait tous les Phéaciens.
Puis il les défia à tous les jeux sauf à la course, en raison de son épuisement. Il ne voulut pas non plus se mesurer à Laodamas par égard pour son hôte. Il dit être le meilleur au lancer du javelot et au tir à l’arc, assurant que seuls Philoctète, Héraclès et Eurytos qui avait été tué par Apollon lorsqu’il l’avait défié, le surpassaient dans cet art.
Alcinoos lui répondit que son peuple n’excellait ni à la boxe ni à la lutte, mais plutôt à la navigation et à la course, et qu’il avait toujours aimé le festin, la cithare, le chant et la danse, les nouvelles parures, les bains chauds et l’amour.
Démodocos chanta alors les amours d’Arès et d’Aphrodite, le piège tendu par le mari jaloux, Héphaïstos, et l’arbitrage de Poséidon. Il chanta aussi comment Apollon fit avouer à Hermès « le messager » qu’il accepterait sans honte d’être enchaîné indéfiniment s’il pouvait en contrepartie dormir dans les bras de la déesse.
Aux douze rois de Phéacie, lui-même étant le treizième, Alcinoos demanda qu’ils fissent chacun cadeaux de vêtements et d’or au héros. Il ordonna aussi à Euryalé de donner un présent et de formuler des excuses. Ce dernier s’exécuta et offrit un glaive bien ouvragé. Puis Alcinoos demanda à son épouse de préparer une tunique et une écharpe tandis que lui-même offrirait une coupe en or. Quand tous les présents eurent été déposés dans un coffre, Ulysse en ferma le couvercle avec un nœud spécial enseigné par Circé.
Après que le héros se fut baigné, Nausicaa vint lui faire ses adieux en lui disant qu’il lui devait le prix de son salut. Ulysse lui répondit qu’il la prierait chaque jour comme une déesse. Puis il souhaita honorer l’aède et lui demanda de conter l’histoire du cheval de Troie. Comme Démodocos s’exécutait, Ulysse ne put retenir des larmes. Le roi Alcinoos s’en aperçut et fit cesser le chant. Puis il demanda au héros son nom, ses origines, le récit de ses aventures et la contrée où devraient le conduire les navires phéaciens. Ces vaisseaux doués d’intelligence voguaient sans pilote et sans gouvernail, connaissant les pensées et les sentiments des hommes, les cités et les campagnes, sans craindre ni les avaries ni la destruction quand ils faisaient la traversée sur le gouffre des mers.
Puis Alcinoos énonça la prophétie de son père selon laquelle, un jour, un vaisseau revenant de mission serait brisé par Poséidon qui leur en voudrait de leur renommée d’infaillibles passeurs et dissimulerait leur cité par une haute montagne.
Par sa « plus haute intelligence (surmentale) », le chercheur ne sait encore si ses expériences préfigurent déjà le futur ou sont celles que pouvaient avoir les hommes des temps anciens (Alcinoos ne sait si Ulysse vient « des peuples de l’aurore ou de ceux du couchant »).
Mère donne à ce sujet une réponse précise : deux signes doivent être obligatoirement présents tous les deux si l’on veut être sûr que l’on est dans la juste voie évolutive :
- Une certitude absolue, indiscutable et infaillible d’une connaissance par identité (celle qui ne peut être donnée que par le corps)
- Une égalité parfaite et constante, qui n’est pas seulement une égalité d’âme, mais l’état de paix immuable, invariable, spontané, sans effort, à l’égard de tous les évènements et toutes les circonstances, tous les contacts matériels et psychologiques, quels que soient leur caractère et le choc qu’ils donnent. Les vibrations qui viennent des gens ou des choses n’ont pas le pouvoir de modifier cet état dans lequel il n’y a plus de choses agréables et de choses désagréables. (Cf. Agenda de Mère, Tome 2, Entretien du 25 février 1961)
Le chercheur rappelle alors à sa conscience, grâce à sa perception intuitive intérieure la plus haute des évènements marquants de son évolution (Démodocos, l’aède divin qui était aveugle, chanta la querelle d’Ulysse et d’Achille). Si l’on sait que le motif de la querelle entre Ulysse et Ajax était les armes d’Achille, aucun document narrant la querelle d’Ulysse et d’Achille ne nous est parvenu. On peut seulement imaginer que la dispute concernait le meilleur yoga pour l’évolution, Ulysse étant davantage lié à la progression dans le surmental par sa mère et Achille au processus de purification dans les profondeurs du vital.
Il célèbre alors cette nouvelle étape : des jeux sont organisés. S’ils n’ont pas acquis en Grèce ancienne la célébrité des autres jeux, c’est probablement parce que ceux qui parvenaient à ce point du yoga étaient trop peu nombreux, de rares initiés ou même des avatars.
Avant de rentrer dans le détail, ce qui est présenté par Homère dans la suite de ce chant est la différence dans les anciennes pratiques de yoga qui ont permis l’accès jusqu’à cette étape et celles qui permettent l’accès au supramental qui exigent davantage de surrender (abandon entre les mains du divin), de détente, de joie et d’harmonie jusque dans le corps.
Les anciennes pratiques mettaient en avant la volonté tendue vers le but, la discipline, les combats contre les forces hostiles, la force, le courage, la persévérance, l’habileté dans les œuvres, etc. tandis que le nouveau yoga, s’il n’a pas complètement délaissé les anciennes ascèses (les Phéaciens les pratiquent encore), exige d’autres « habiletés ».
Les jeux sont d’abord pratiqués par les seuls phéaciens (les plus vaillants des Phéaciens se mesurèrent entre eux) comme une démonstration des yogas qui restent nécessaire pour la suite du chemin.
Ce qui œuvre à la « maîtrise » de la nature extérieure (Laodamas) reste un élément de première importance et donc invite le chercheur à faire une comparaison entre les deux ascèses, ce à quoi le travail de transparence se refuse.
Il y alors un rapport à la liberté qui est examiné : même si l’aventurier reconnait que cette nouvelle étape apporte une plus grande liberté, il constate que c’est au détriment des capacités mentales : Ulysse reconnaît la grande beauté d’Euryalé « une vaste liberté » semblable au dieu de la guerre, c’est-à-dire la vérité de ce qu’il représente, mais affirme qu’il a « la tête vide ». Inversement, « cette vaste liberté » ne reconnait pas tout d’abord l’importance du travail de transparence totale mais finit par lui apporter son concours (Euryalé traite Ulysse de vil commerçant mais s’excusera plus tard et lui offrira un glaive bien ouvragé).
Puis chaque yoga fait état de ses meilleures réalisations.
« Le yoga de la transparence » se présente comme le meilleur outil pour atteindre le but, bien que d’autres pratiques soient meilleures pour la purification et l’élargissement de la conscience (Ulysse était le meilleur archer, à l’exception d’Héraclès et Eurytos qui le surpassaient).
En revanche, les expressions de la lumière qui pénètre tous les plans de l’être (les Phéaciens) sont certes inférieurs dans les yogas de combat – ceux qui sont une lutte directe comme ceux qui étreignent l’adversaire – (les Phéaciens sont médiocres à la lutte et à la boxe). Mais en revanche, elles excellent dans un certain nombre de domaines tels que :
- l’habileté dans la conduite du yoga (naviguer)
- la rapidité d’évolution (à la course, Clytonée « célèbre évolution » dépasse tous ses rivaux en arrivant le premier au but)
- l’harmonie (la musique),
- le chant et la danse (la joie, l’harmonie dans le corps, l’accord esprit/matière)
- la vérité de la tâche à accomplir (la beauté des nouvelles parures)
- la détente (les bains chauds)
- l’égalité et l’amour à son plus haut niveau.
Là encore, L’Agenda de Mère donne des éléments pour tenter de comprendre cette transition.
Egalement, Naubolide, celui « qui se lance sur le chemin » est le symbole du meilleur yoga après la maîtrise de l’être extérieur (par sa taille et sa beauté, il l’emporte sur tous les Phéaciens après l’irréprochable Laodamas).
Bien que le chercheur refuse de mettre en balance le travail de « maîtrise » dans cette nouvelle phase et celui de la réalisation de la transparence (Ulysse ne voulut pas non plus se mesurer à Laodamas par égard pour son hôte), il y a la reconnaissance de la primauté de la seconde (sur la demande d’Alcinoos, Laodamas a cédé sa place à Ulysse).
Nous avons déjà traité les amours illicites d’Arès et d’Aphrodite et la fureur du mari trompé, mythe qui exprime que l’amour en évolution a besoin de la destruction des formes pour évoluer. L’Amour ne pourra advenir qu’après l’instauration du monde de Vérité, le Supramental.
L’aventurier installé dans le surmental peut cependant accepter une très grande limitation sur ce plan si en contrepartie il peut bénéficier en permanence de l’Amour vrai (Démodocos chanta aussi comment Apollon fit avouer à Hermès qu’il accepterait sans honte d’être enchaîné indéfiniment s’il pouvait en contrepartie dormir dans les bras de la déesse Aphrodite).
Les douze rois de Phéacie expriment une perfection dans l’expression de tous les aspects de « l’ouverture de la conscience à la lumière » qui favorisent le passage. La « puissante intelligence surmentale » – qui est le treizième roi – offre au chercheur une facilité d’accès à une « parfaite réceptivité » (Alcinoos offrit une coupe en or) et « l’esprit élevé le plus juste » offre la tâche à accomplir(Arèté donna une tunique). Tous ces présents doivent bien sûr être utilisés avec le plus grand discernement dans tous les détails (Ulysse ferma le coffre avec le nœud que lui enseigna Circé).
Le chercheur prend acte que « ce qui chemine dans le yoga avec feu », symbole d’un « besoin brûlant », qui développe l’exactitude dans l’action, obtenue par une « puissante intelligence », lui a donné la possibilité de poursuivre le chemin. Il se promet de ne jamais l’oublier par la suite (Ulysse promet de révérer Nausicaa comme une déesse).
Il fait alors un bilan du chemin parcouru, tel que nous l’avons décrit depuis le début du chapitre (Ulysse raconte ses aventures aux Phéaciens).
Pour faire la dangereuse transition vers le yoga du corps, il doit donc devenir de plus en plus transparent. Il devra ensuite parvenir au stade où il n’agit ou ne parle que si c’est le Suprême qui agit ou parle en lui, ayant abandonné toute idée qu’il puisse faire quoi que ce soit pour sa propre transformation mieux que le Divin. Il ne devra plus rien chercher ni rien diriger et son yoga devra être totalement entre les mains de l’Absolu (les navires phéaciens doués d’intelligence voguent sans pilote et sans gouvernail). Il devra être exempt de toute peur y compris dans le corps s’il veut pouvoir franchir en toute conscience le gouffre situé à la racine de la vie, à la frontière vie/mort (sans craindre ni les avaries ni la destruction quand ils font la traversée sur le gouffre des mers).
Cette expérience de l’absence de but, qui est à l’opposé d’absolument toutes les actions humaines, des plus subtiles aux plus matérielles, où tout est toujours fait en vue de quelque chose – car même le yoga le plus avancé est fait en vue soit d’une libération totale, soit de l’installation du monde supramental de Vérité, soit de l’immortalité, ou tout autre but similaire – est décrite par Mère qui parle de l’irréalité du but, et même d’un état « d’absoluité » dans lequel le but devient inexistant. (Cf. Agenda de Mère, Tome 2, 25 avril 1961)
Le chercheur prend alors conscience que l’expérience qui va lui être donnée de vivre ne pourra se reproduire aussi facilement dans le futur, comme il en a eu autrefois la prescience. En effet, toujours aux grands moments de l’évolution, une expérience est donnée à l’homme pour lui dire « voilà ce que tu trouveras au bout du chemin » ; mais ensuite il doit parcourir le chemin pas à pas en pleine conscience et les moyens de parvenir au but lui sont cachés (Alcinoos énonça la prophétie de son père selon laquelle, un jour, un vaisseau revenant de mission serait brisé par Poséidon qui en voudrait aux Phéaciens de leur renommée d’infaillibles passeurs et dissimulerait leur cité par une haute montagne).
Suivant : La situation à Ithaque (Chant 1) >>