Est abordé dans cette page une partie de la descendance d’Éole et d’Énarété dans laquelle figure les héros Sisyphe et Bellérophon. Sisyphe symbolise le sens de l’effort et son petit-fils Bellérophon le travail nécessaire pour vaincre l’illusion.
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Sisyphe poussant le rocher dans le monde souterrain sous la supervision de Perséphone – Staatliche Antikensammlungen
Dans la branche du Titan Océanos, les six premiers travaux d’Héraclès concernent la partie théorique du début du travail de purification-libération. Nous nous intéresserons ici à l’autre branche majeure, celle du Titan Japet et de l’ascension des plans de conscience.
Elle comprend, rappelons-le, deux sous-branches majeures : celle des Pléiades qui décrit l’échelle des plans de conscience et celle de Deucalion et de ses deux enfants, Hellen et Protogénie, qui concerne les réalisations humaines dans l’ascension de ces plans.
La descendance de Protogénie « ce qui naît en avant » est dédiée à la présentation des conquêtes ou réalisations d’états supérieurs de la conscience obtenues par les initiés et les chercheurs intrépides qui ouvrent les chemins du futur.
Celle d’Hellen « l’évolution vers une grande libération-individuation » concerne les chercheurs ordinaires. Le terme « Hellènes » semble réservé chez Homère aux chercheurs mais désigna par la suite l’ensemble des Grecs.
Hellen s’unit à la nymphe Orséis « celle qui s’élance » ou « s’éveille » qui lui donna un fils Éole « celui qui est toujours en mouvement » ou « celui qui marche vers la liberté ou l’unité en conscience ».
La branche d’Hellen décrit donc le chemin vers « l’éveil ». Ce héros régnait à Phthie « la conscience qui pénètre dans l’être intérieur ». C’est une ville de la Thessalie du sud, la province des chercheurs qui « aspirent intensément à la libération ».
Son fils Éole « celui qui est toujours en mouvement » ou « celui qui va vers la libération de la conscience » lui succéda à la tête du royaume, régnant sur la Thessalie et la Magnésie, dans les provinces de « la quête intérieure » et de « l’aspiration ».
Éole s’unit à Énarété, s’orientant ainsi vers « ce par quoi on excelle » ou encore vers « les qualités du corps, de l’âme et de l’intelligence ». Celle-ci est la fille de Déimachos « celui qui tue le combat », c’est-à-dire celui qui cesse de donner la priorité à la lutte contre ses imperfections ou bien encore qui cesse le mouvement d’opposition et de réactivité à l’extérieur. (Rappelons ici l’erreur d’Euripide qui confondit cet Éole avec celui qu’Ulysse rencontra dans l’Odyssée.)
Nous allons aborder dans ce chapitre les cinq premiers enfants d’Éole et d’Énarété (Cf. Arbre généalogique 10, Arbre généalogique11 et Arbre généalogique 12) – il y en a sept au total – dont la descendance décrit les expériences qui peuvent constituer l’horizon des chercheurs ordinaires dans le processus d’ascension des plans de conscience défini par les Pléiades. Nous les avons mentionnés rapidement dans le chapitre 4 du tome 1.
Selon la tradition, le couple Éole-Énarété eut sept fils et cinq filles.
Le nom de cinq des fils ainsi que celui de trois des filles est bien établi dans le Catalogue des femmes, l’une des sources les plus fiables. Il s’agit de Sisyphe, Athamas, Salmonée, Créthée et Périérès, et pour les filles, de Pisidicé, Alcyoné et Périmédé. Toutefois, le manuscrit fut endommagé et un doute subsiste sur le nom des deux autres fils. Apollodore les nomme Déion et Magnès. Si Déion semble recueillir l’approbation de l’ensemble des mythologues, il n’en est pas de même pour Magnès. Minyas a été suggéré à sa place mais sa descendance n’apporte rien de plus du point de vue où nous nous plaçons.
En revanche, le nom donné par Pausanias, Aethlios, nous semblerait mieux convenir car sa descendance comporte de grands héros tels Méléagre et Diomède qui pourraient figurer en bonne place parmi ceux de la descendance d’Éole. Mais le Catalogue des Femmes le cite comme enfant de Zeus et de Calycé, donc petit-fils et non fils d’Éole.
Notons d’autre part que la filiation Déion-Ulysse est peu attestée. Homère nomme seulement son grand-père Arcisios (lequel est fils de Zeus pour Ovide et fils de Céphale et Procris pour Hygin, seul auteur à le relier à Déion).
Dans cette étude, nous avons conservé les listes d’Apollodore, aussi bien celle des fils que celle des filles que cet auteur complète avec Calycé et Canacé.
Ordre de succession
Les textes de la mythologie nous donnent peu d’éléments concernant l’ordre de succession des enfants d’Éole. Bien qu’incomplet, le plus probable est celui du Catalogue des Femmes (EHEES ou EVOHEES).
Le Catalogue des Femmes, fragment 10a, vers 25, donne l’ordre suivant pour ceux qui y sont nommés « les Rois de justice » : Athamas, Créthée, Sisyphe, Salmonée, Périérès et (Déion ?). La position d’Athamas en tête de liste est assez logique car le nom de sa fille Hellé nous renvoie à celui de son arrière-grand-père Hellen, le fondateur de la lignée et représentant des chercheurs ordinaires. De plus, la première expérience a souvent lieu dans l’enfance avant le développement de l’intellect. Le travail sur les illusions, avec Sisyphe, viendrait en troisième position, après la première expérience d’illumination, et serait suivi, avec Salmonée, de la chute due à l’orgueil spirituel. Toutefois, cet ordre ne semble pas totalement cohérent avec les provinces de résidence des héros, ni avec l’union de Créthée et de sa nièce (fille de son frère Salmonée), union qui laisserait supposer que Salmonée est plus âgé que Créthée. Cette question devra être éclaircie.
En ce qui concerne les fils, la descendance des deux derniers, Périérès et Déion, donne des indications suffisamment claires pour qu’on les place en fin de liste.
Que Sisyphe, symbole pour nous de « l’effort mental » de connaissance, soit placé en début de liste semble cohérent. Qu’il soit suivi ou précédé d’Athamas, qui représente la toute première expérience qui a lieu dans une quasi inconscience, l’est aussi. Les positions de Magnès « l’aspiration » (personnage lié au mythe de Persée) et de Salmonée, symbole de l’orgueil spirituel, sont moins évidentes.
Les noms des différentes villes et provinces dans lesquelles se produisent les exploits des héros ou de ceux figurant dans leur descendance peuvent apporter quelques indications complémentaires.
Sisyphe est le fondateur d’Éphyre (ancien nom de Corinthe) « ce qui s’approche du mouvement juste ». Toutefois, la lutte contre les illusions dont son petit-fils est le symbole se poursuivra bien après l’expérience de l’illumination et c’est pourquoi certains disent qu’il hérita de cette ville après la disparition de Médée. Le Catalogue des femmes le place donc après Créthée dans la descendance duquel figure Jason. Sisyphe peut donc occuper une place variable selon le type d’illusions concernées.
Athamas est lié à la Béotie, la province des débutants et sa descendance concerne sans ambigüité les débuts du chemin marqués par la croissance de l’être intérieur (certains disent qu’avec sa femme Ino, ils élevèrent Dionysos).
Magnès, Salmonée et Créthée sont tous trois liés à la Thessalie, province de ceux « qui recherchent intensément la libération », celle des chercheurs ordinaires. Salmonée « rempli d’orgueil » quitta la Thessalie pour se rendre en Élide, la province de l’union, où se situe la ville des « vainqueurs » spirituels, Olympie. Cette migration résulte d’un orgueil spirituel (l’arrogance de ceux qui s’imaginent, à la suite de quelque expérience spirituelle, être bien plus avancés qu’ils ne le sont), orgueil qu’il dut payer très cher car Zeus le foudroya avec tout son peuple.
Magnès « l’aspiration » peut figurer à n’importe quelle place (si toutefois on le considère comme un enfant d’Éole), l’aspiration étant une constante du chemin spirituel. Par ses enfants, il est lié indirectement au mythe de Persée, et donc au combat contre la convoitise vitale, les peurs et le doute, que nous avons examinés au chapitre précédent.
C’est dans la descendance de Créthée que se produit la première grande expérience. Le Catalogue des femmes le place en seconde position après Athamas.
Toutefois, comme les personnages du début de la série traitent de problèmes différents, leur place exacte est relativement indifférente.
- Pour cette étude, nous retiendrons l’ordre suivant :
Sisyphe : l’effort de connaissance lié à l’intellect et l’habileté mentale qui combat les illusions.
– Athamas : les premiers contacts avec l’être psychique
– Magnès : l’aspiration, préalable à l’engagement sur le chemin
– Salmonée : la prétention spirituelle.
– Créthée : la première grande expérience spirituelle
– Périérès : celui qui est sans ego et sans désir
– Déion : les expériences de la conscience Une
S’il fallait insérer Aethlios dans cette liste à la place de Magnès, il figurerait juste avant ou juste après Périérès.
Les cinq filles d’Éole représentent des « buts » vers lesquels doit tendre le chercheur plutôt que des expériences. Elles ne semblent pas pouvoir être positionnées dans la succession des fils. Il s’agit d’Alcyoné, Canacé, Pisidicé, Périmèlé et Calycé. Nous les étudierons dans le tome suivant.
SISYPHE
La mythologie étant destinée à accompagner les chercheurs de vérité ou du moins ceux qui les guident, ses auteurs n’ont pas jugé bon de s’étendre sur les plans de conscience sur lesquels fonctionne l’humanité ordinaire. Celle-ci est satisfaite de la vie lorsqu’elle a répondu aux besoins du corps, nourri de sensations plus ou moins élaborées et subtiles sa nature vitale, et utilisé son mental pour consolider tant bien que mal une vie sociale où elle peut affirmer son ego, justifiant ses actes et affirmant ses opinions comme autant de vérités. Il y a quelques milliers d’années, les Védas proclamaient déjà : « Les hommes sont du bétail pour les dieux ».
Les Anciens considéraient le chercheur dans la phase d’évolution mentale actuelle, en route vers un au-delà de l’intellect, et donc abordaient sa spiritualisation à partir de ce plan et au moyen de ses pouvoirs. Loin de rejeter le mental, ils recherchaient au contraire son plein développement.
C’est pourquoi les deux premières Pléiades (filles d’Atlas), Alcyoné et Célaeno, qui concernent une évolution subconsciente (car toutes deux unies à Poséidon) n’interviennent pas directement dans les grands mythes.
Alcyoné figure dans le mythe d’Œdipe où elle illustre l’entrée dans le discernement. L’alcyon étant un oiseau qui fait son nid à la limite des vagues, Alcyoné marque donc une phase de transition. Elle eut un fils Hyrieus qui représente un mouvement juste dans un état d’ouverture. Nous avons associé Alcyoné au plan du mental physique.
Célaeno s’unit à Poséidon et lui donna un fils Lycos « la lumière qui précède l’aube » qui n’eut pas de descendance. Elle est le symbole du mental vital.
La mythologie ne débute vraiment qu’avec la troisième Pléiade Méropé qui s’unit à Sisyphe. Elle est le symbole de l’intellect, troisième plan de l’évolution de la conscience mentale, après le mental vital et le mental physique (cf. chapitre 4, Tome 1). Il s’agit du mental qui répond à la force de séparation, d’éloignement de l’Absolu, et doit donner à l’homme la possibilité de s’individualiser par un début de conscience réflexive. Il est diversement nommé mental de raison, intellect ou encore mental logique. Il est associé habituellement au cerveau gauche. Sa partie complémentaire en résonnance avec les forces de réunification ou d’identification est l’intuition dont le siège est plutôt le cerveau droit.
Le nom Méropé signifie tout à la fois « mortel » – en référence à l’humanité qui avance dans la « dualité » par rapport aux dieux immortels qui sont dans l’unité – ou « vision partielle » (de la racine μερ : penser et οπ(η) : vision). Méropé est aussi la seule Pléiade qui se soit unie à un « mortel », la seule donc qui s’offre comme but du travail dans le mental duel séparateur.
Le nom de son conjoint Sisyphe est le plus probablement lié à Σι+σοφος, « l’habileté de la conscience mentale ».
Ce mental de raison ou mental logique est le dernier outil apparu dans l’évolution humaine et donc celui qui doit être perfectionné en priorité afin d’atteindre toute son ampleur.
Le travail de Sisyphe (le personnage féminin représente, rappelons-le, le but vers lequel tend le personnage masculin) est donc d’établir « une pensée stable », c’est-à-dire une pensée purifiée des influences du vital, délivrée des opinions, des préjugés, des idéologies et des croyances, et libre de toute influence (famille, culture, etc.).
Sisyphe est surtout connu pour le châtiment que Zeus lui infligea au royaume d’Hadès. Pour certains, l’auteur en était Hadès lui-même.
Sisyphe devait rouler un énorme rocher sur le flanc d’une montagne. Mais tandis qu’il s’apprêtait à en dépasser le sommet, il retombait tout en bas emporté par le poids du rocher et devait recommencer inlassablement ce travail épuisant.
Fondamentalement, cette histoire concerne uniquement les phases les plus avancées du yoga, celles du travail dans le corps, car, avec Tantale et Tityos, Sisyphe est l’un de ceux qui reçoivent un châtiment exemplaire au royaume des ombres.
Ni Homère ni Hésiode ne donnent la raison du châtiment. Car il n’y a en fait aucune raison si ce n’est la nature de l’effort lui-même qui n’est plus adapté dans le yoga du corps. La volonté personnelle, dont le siège est dans le mental supérieur (dans la buddhi), doit en effet céder la place au travail du Divin, dans une totale consécration et un total don de soi.
Si le châtiment de Sisyphe illustre l’inutilité de l’effort dans le yoga des cellules, celui de Tantale montre que la seule aspiration n’est plus suffisante et celui de Tityos illustre l’hypnotisme de la séparation qui règne à ce niveau.
Si l’on s’en tient à cette seule légende, le symbolisme de Sisyphe ne semble pas directement lié aux travaux de l’intellect mais bien plutôt au sens de « l’effort » vers les sommets au-delà de l’humain dans l’ascension des plans de la conscience mentale (la branche concernée est celle de Japet).
D’autres éléments permettent cependant de circonscrire cet « effort mental » à celui de la quête de connaissance par les facultés du mental logique.
En premier lieu, Sisyphe est uni à la Pléiade Méropé que nous avons attribuée à l’intellect. Nous rejoignons alors une interprétation du mythe de Sisyphe donnée par Sri Aurobindo : l’intellect échafaude sans cesse et laborieusement, à partir « d’une vision partielle », des constructions qui s’écroulent à peine arrivées à leur terme. Animé par une force d’évolution inconsciente qui œuvre derrière le voile, il tente de s’élancer vers les sommets pour conquérir la vérité, toujours au prix d’un grand labeur. Mais toute nouvelle synthèse à peine acquise s’effondre sous son propre poids ou sous la poussée d’une autre vérité qui vient la contredire. Et tout est à recommencer.
Le nom Sisyphe peut d’autre part être compris comme « l’habilité (ou l’ingéniosité), la prudence ou encore la ruse humaine (Σ+Σοφος) ». La prudence est liée au doute, contrepartie inévitable de la pensée logique.
La ruse est un procédé employé pour abuser ou pour tromper. Et puisque les mythes concernent d’abord notre propre rapport à nous-mêmes, c’est surtout soi-même que l’on trompe.
Sisyphe est souvent caractérisé comme étant « le plus rusé » de tous les mortels. Homère le qualifie de « κερδιστος », la racine κερδ ayant le sens de « gain, profit, avantage ». Sisyphe est donc celui qui cherche à tirer profit de toutes choses.
L’intellect est en effet le plus généralement au service de l’ego dans son mouvement de captation qui calcule instantanément et le plus souvent de façon inconsciente le bénéfice qu’il pourra retirer de toutes choses. Il est utilitariste.
Et dans le corps, l’effort serait aussi un obstacle au travail du Divin, car il attend ou espère encore quelque chose.
Sisyphe et Thanatos
Selon Phérécyde, Sisyphe avait révélé au dieu-fleuve Asopos que l’enlèvement de sa fille Aigina avait été perpétré par Zeus. Il encourut alors la colère du dieu qui lui envoya Thanatos, « la Mort » personnifiée, mais Sisyphe réussit à ligoter ce dernier. Dès lors, plus personne ne pouvait mourir. Mais Arès libéra Thanatos et Sisyphe dut mourir à son tour. Toujours rusé, il avait pris soin de demander à sa femme de ne pas accomplir les rites funéraires. Hadès lui accorda donc la permission de revenir sur terre pour y remédier. Sisyphe en profita pour rester à la surface auprès de sa femme jusqu’à ce qu’il mourut de vieillesse. Hadès lui aurait alors imposé son châtiment de peur qu’il ne s’enfuie à nouveau.
L’Asopos est le dieu-fleuve à l’origine de la lignée où figure Achille, symbole de la réalisation de la libération mentale et vitale (sagesse et sainteté). L’intellect comprend que s’ouvre une phase de yoga dans laquelle le chercheur doit s’occuper des infimes mouvements de la conscience vitale (Achille est fils de Thétis, elle-même fille du Vieillard de la mer). L’effort mental discerne le sens de l’évolution et voit donc venir sa disparition, ce contre quoi il se rebelle, entraînant un blocage évolutif (Sisyphe rend Thanatos inopérant).
Mais le dieu qui veille à ce que disparaisse ce qui n’est plus bon pour l’évolution remet les choses en ordre.
L’inconscient – est-il vraiment dupe ? – accepte de laisser l’effort mental laborieux « mettre en ordre » les choses avant de disparaître, ce dont cet effort profite pour maintenir sa présence jusqu’à son extinction naturelle dans le cours du yoga, lorsqu’il deviendra inutile.
Cette histoire de Phérécyde laisserait entendre qu’une possibilité est offerte, à un moment donné de la progression, de mettre fin à « l’effort mental personnel » afin de laisser agir les puissances supérieures. Mais si le chercheur ne saisit pas cette opportunité, alors cet effort continue jusqu’à son épuisement naturel.
Dans l’inconscient (dans le corps) ce labeur qui se maintient pourrait être celui des cellules qui, pour la remise en ordre du corps à la suite de disharmonies quelconques, y compris celles du vieillissement et de la mort, font davantage confiance aux habitudes millénaires de l’évolution qu’aux forces divines.
Avant d’examiner les autres histoires concernant Sisyphe et sa descendance, il peut être nécessaire de préciser les caractéristiques de cet « effort mental » quand il est lié à l’intellect (Méropé) et fonctionne dans le conscient (avant donc de considérer son labeur chez Hadès).
Lorsque l’humanité, progressant de l’inconscience primordiale à la liberté, émergea de l’enfance – enfance régie par les forces de la nature – elle dut acquérir un outil permettant l’affranchissement de la dépendance au groupe. Elle devait renoncer à un état fusionnel. L’action des forces séparatrices dans le mental forgea l’intellect et donc la pensée dont le rôle essentiel est l’individuation, la sortie d’une conscience collective de troupeau. Par analogie, la participation de l’adolescent à une « bande » devrait constituer en principe la dernière manifestation de l’attachement au principe fusionnel.
Sous l’effet de l’évolution, l’homme perdit progressivement la capacité de connaissance par identité, mais en conserva le besoin fondamental.
Aussi tente-t-il de remédier à cette perte par l’intellect : il s’efforce de comprendre, cherche les causes, et dans ce but, morcèle puis fait la synthèse avant de séparer à nouveau, renouvelant indéfiniment le processus.
Ce plan de l’intellect est en outre perturbé par un afflux d’énergie de vie non purifiée, avec l’intrusion permanente des opinions, préjugés, sentiments, émotions, sensations, désirs, et des habitudes de la nature physique. La plupart du temps, il émerge à grand peine des couches du mental émotif et du mental physique qui ratiocine et moud les mêmes idées mesquines issues de la vie quotidienne. Si la conscience témoin n’intervient pas, il apporte son soutien inconditionnel au vital.
Mais son rôle est de classer et d’organiser les perceptions et les idées et il fonctionne à son plus haut niveau chez les penseurs et les sages qui ont réussi à le purifier, l’organiser et lui donner la plus grande ampleur.
En son essence, l’intellect devrait être un outil d’exécution de ce qui est perçu par l’intuition, et non le maître. Dans l’humanité actuelle, il occupe donc une place qui ne lui revient pas, écrasant tout ce qui ne se soumet pas à sa loi. La connaissance à laquelle il prétend n’est le plus souvent qu’accumulation de savoirs. Considérer des vérités opposées est contraire à sa nature et le doute l’accompagne toujours. La sagesse est son but mais la liberté qu’il cherche se confond avec les revendications de l’ego.
Ce mental logique est d’ordinaire considéré comme le summum de l’humanité, mais l’homme qui fonctionne sur ce plan est rarement attentif à l’origine de sa pensée et rarement capable de concilier les points de vue opposés en des synthèses plus hautes.
Purifier et perfectionner ce plan est donc l’un des premiers travaux à effectuer sur le chemin de la connaissance : rejeter les opinions toutes faites, les encombrements de la pensée, les intrusions du vital, le manque de concentration, les influences qui privent la pensée de son indépendance, etc. L’ensemble de ces perturbateurs alimente en effet « l’illusion » contre laquelle se dressera le grand héros Bellérophon, petit-fils de Sisyphe.
Sisyphe et Autolycos
Sisyphe était réputé comme le plus astucieux de tous les mortels.
Autolykos, le fils d’Hermès « dieu des voleurs », avait été doté par son père de dons exceptionnels qui lui permettaient non seulement de subtiliser les objets sans que personne ne puisse s’en apercevoir, mais aussi de changer l’aspect de ce qu’il avait volé. Il pouvait ainsi ajouter ou enlever des cornes aux bêtes des troupeaux ou modifier les marques sur leur pelage.
Un jour, il se mit à voler des animaux dans les troupeaux de Sisyphe. Longtemps celui-ci ne sut comment réagir bien qu’il connaisse parfaitement l’auteur des larcins car ses troupeaux diminuaient tandis que ceux d’Autolycos augmentaient dans la même proportion.
Il lui vint l’idée de marquer ses bêtes sous les sabots. Par ce stratagème, il put suivre les traces qu’elles avaient laissées sur le sol, remontant jusqu’à Autolykos sur ses terres du Mont Parnasse. Là, il confondit le voleur et récupéra son bien.
Certains disent que c’est durant cette escapade qu’il séduisit secrètement la fille d’Autolykos, devenant ainsi le père putatif d’Ulysse.
Cette histoire fait écho à celle d’Hermès qui, à peine né, déroba les troupeaux d’Apollon – lorsque le chercheur attribue au mental, en l’occurrence son plus haut niveau le surmental, des capacités qui proviennent de la lumière psychique. Les troupeaux sont en effet des dons qui ont été obtenus ou des capacités qui ont été développées au cours du yoga.
Ici, il ne s’agit pas du surmental et de la lumière psychique, mais de l’intellect et du surmental, le chercheur voulant attribuer à tort des capacités du premier au second (Autolycos vole les troupeaux de Sisyphe). Il est assez difficile de déjouer cette déviance car le chercheur présente de hautes capacités intellectuelles comme des intuitions supérieures ou encore comme répondant à tous les « critères » du surmental (il peut ajouter des cornes aux troupeaux ou modifier les marques sur leur pelage). Cependant, avec patience et méthodologie, le chercheur peut discerner en lui-même ce qui relève de l’un ou l’autre plan (en remontant les traces de ses troupeaux après avoir mis sa marque sous leurs sabots).
Autolykos est « celui qui trouve la lumière en lui-même ». Le Mont Parnasse où il réside et qui domine Delphes est consacré au dieu Apollon, le dieu de la lumière psychique.
En ce qui concerne la paternité d’Ulysse, certains documents montrent Ajax accusant Ulysse d’être un bâtard né d’Anticléia (filled’Autolycos) et de Sisyphe, et non de Laërte. Cette ascendance d’Ulysse, lequel est le symbole du chercheur le plus avancé sur le chemin de la libération, insiste sur le point de départ du chemin : l’effort de la pensée accessible à tous et la nécessaire purification de l’intelligence. En revanche, si l’on se limite aux ascendants traditionnels (Anticléia, fille d’Autolykos, lui-même fils d’Hermès, et Laërte, arrière-petit-fils de Déion), Ulysse pourrait représenter aux yeux d’un chercheur ordinaire une expérience réservée à une élite.
Les enfants de Sisyphe
Le seul enfant vraiment attesté pour Sisyphe est Glaucos « celui qui brille », le père de Bellérophon qui fut le vainqueur de la Chimère.
Toutefois, en suivant les généalogies données par Pausanias, nous traiterons également avec Sisyphe la descendance d’un autre de ses fils, Halmos, dans laquelle figurent les Minyades ainsi que le célèbre guérisseur Asclépios (Esculape).
Deux autres enfants sont parfois mentionnés Ornytion et Thersandros « l’homme qui brûle », et donc un intellect au sommet de ses capacités. Son fils est Coronos, « le couronnement, l’achèvement ». Ornytion (Oiseau+T) est le symbole de l’intellect qui s’élève vers les hauteurs de l’Esprit (T). Ses fils sont Thoas (ce qui se meut avec rapidité) et Phocos, « le phoque », celui qui évolue dans deux milieux différents et donc symbole d’une phase de transition ou d’une aisance sur plusieurs plans.
Bellérophon et la Chimère
Le nom Glaucos « étincelant, brillant » exprime les plus hautes réalisations de l’effort de connaissance, tant dans l’ouverture que dans l’organisation et la hauteur de vue.
La donnée essentielle le concernant est l’incapacité de son père à lui trouver une épouse, car « bien qu’il surpassât tous les hommes en intelligence, Sisyphe ne devinait pas que la volonté de Zeus était que Glaucos ne soit le vrai père d’aucun enfant ».
Ainsi, s’il est nécessaire et même indispensable que l’effort de connaissance porte ses fruits, il n’est pas capable de faire progresser la quête au-delà d’un certain stade ni même de mettre fin à l’illusion à lui seul. En effet, la pensée qui s’efforce de connaître en s’appuyant sur la mémoire ne peut être neuve ni conduire à la Vérité. De plus, elle a bien du mal à admettre son incapacité en ce domaine (Sisyphe ne devine pas…).
La première femme que Sisyphe destina à Glaucos fut Mestra la bien bouclée « celle qui dirige ». C’était une fille d’Érysichton « celui qui trace des sillons dans la terre ». Ce dernier fut affligé d’une faim dévorante et insatiable par Déméter, car il avait procédé, pour construire son palais, à des coupes dans les bois qui appartenaient à la déesse (le chercheur a détourné à son propre usage des « forces » qui auraient dû normalement être consacrées au travail de l’union). Érysichton est le symbole du « manque » qui taraude le chercheur. Bien qu’il ne puisse être confondu avec son homonyme fils du premier roi d’Athènes (Aktaios), il indique cependant comme lui les débuts de la quête.
Pour calmer sa faim dévorante et se procurer des ressources, il vendait sa fille Mestra comme esclave. Mais comme elle avait reçu de Poséidon le don de transformation, elle s’échappait. Puis elle revenait chez son père qui la vendait à nouveau.
Malgré tous les cadeaux de Sisyphe, l’union se révéla houleuse, et Mestra une fois de plus retourna chez son père. Sisyphe la contraignit à revenir mais elle prit pour amant Poséidon à qui elle donna un fils, Eurypylos, avant de s’enfuir à nouveau.
Au lieu de se soumettre au juste mouvement de la quête (Déméter), le chercheur se lance dans une quête insatiable et désordonnée car il est encore fortement dominé par l’ego et la recherche des fruits. Il détourne « la direction de la quête » (Mestra) vers des buts aussi divers que passagers pour rassasier son manque. Le subconscient (Poséidon) offre à chaque fois une occasion de quitter la direction erronée. Mais « la direction de la quête » retombe sous la coupe du manque insatiable : le chercheur ne peut s’arrêter dans aucune voie, aspiré à chaque fois par d’autres horizons (revente par le père).
L’effort intellectuel (Sisyphe) veut que le meilleur de lui-même (Glaucos) participe à la recherche de « sa » voie (l’union avec Mestra), se mette en quête du but. Mais, cet effort, malgré sa persévérance, ne réussit pas à définir la direction la plus juste. Il ne suffit pas à éviter la mainmise de l’ego qui oriente la quête selon ses propres conceptions et désirs et veut obtenir « les fruits » de la quête (construire son palais).
Lorsque finalement le chercheur se soumet à la direction du subconscient (Mestra prit pour amant Poséidon), ce dernier permet que toutes ces errances n’aient pas été vaines car il ouvre une large porte « Eurypylos ».
Ce récit décrit les erreurs des premiers pas du chercheur qui est dans un malaise, un manque constant, et s’engage parfois dans de multiples recherches et activités en maintenant l’espoir d’en retirer les fruits, même si la plupart du temps il ne se l’avoue pas.
Bien que cette partie du mythe de Sisyphe soit presque ignorée, elle peut concerner plusieurs années de la vie du chercheur, parfois plusieurs vies, et même persister sous des formes de plus en plus sournoises tout au long de la quête. Mais il y a toujours « une ouverture » au bout de cette errance : Eurypylos engendra en effet Chalkon « l’airain », signe d’une certaine force de caractère, et Antagorès « celui qui sait parler contre, qui sait se positionner » et caractérise une certaine liberté de pensée.
Comme Sisyphe ne renonçait pas à marier Glaucos, il jeta son dévolu sur Eurynomé « un ordre vaste » ou « une grande exactitude », fille de Nisos « l’évolution humaine ». D’autres évoquent Eurymédée « un vaste dessein », fille du roi de Mégare « un grand et juste mouvement ».
Cette fois-ci encore, Zeus refusa une descendance à Glaucos. Et à nouveau ce fut Poséidon le véritable père de l’enfant à naître qui devait être nommé Bellérophon. (Homère ne mentionne pas l’intervention de Poséidon dans la conception, mais en une autre occasion parle de Bellérophon comme du « noble fils d’un dieu »).
Le second objectif que se donne l’effort mental « brillant » est une « grande étendue » et une « grande exactitude », c’est-à-dire une juste utilisation des plus hautes fonctions de l’intellect, l’extension et l’intégration. Cependant, cette ouverture de la pensée à des horizons toujours plus vastes ne pourra permettre à elle seule les différents exploits de Bellérophon. Aussi, en sus de son père humain, ce héros a-t-il un père divin, une aide issue du subconscient.
Notons enfin qu’un Glaucos homonyme qui était le petit-fils du premier combattit dans les rangs troyens et se retrouva face à face avec Diomède avec qui il fraternisa. En effet, le divin Œnée « l’ivresse divine » qui était le grand-père de Diomède « celui qui se préoccupe de l’union en conscience » avait reçu le grand Bellérophon en son palais : ainsi, la brillance intellectuelle se rapprochait du camp troyen pour, si ce n’est soutenir, du moins comprendre ce qui fut, comme nous le verrons, la tentative de maintenir comme seule possibilité évolutive le but des anciennes spiritualités, à savoir la dissolution dans le Divin hors de l’expérience de l’incarnation.
Le début du récit qui mena Bellérophon au royaume de la lumière naissante (la Lycie) a été abordé au chapitre précédent, nous le rappelons ici :
Antéia, la fille du roi de Lycie, était l’épouse de Proïtos, roi d’Argos. Elle tomba amoureuse de Bellérophon et voulut s’unir à lui en secret. Comme ce dernier l’avait repoussée, elle le dénonça à son mari en prétendant qu’il avait tenté de la violer. Refusant de sévir contre un hôte, Proïtos l’envoya chez son beau-père, roi de Lycie, avec une lettre cachetée destinée à ce dernier. Par cette missive secrète, il enjoignait au roi de tuer Bellérophon.
Après avoir fêté Bellérophon pendant neuf jours, le roi lui demanda de tuer la Chimère, sachant pertinemment que tous ceux qui avaient tenté cet exploit n’avaient jamais réussi ni survécu.
Proïtos symbolise le travail du chercheur en vue d’une union avec les mondes de l’Esprit, le Soi ou Divin impersonnel. En effet, selon Homère, Proïtos avait épousé la divine Antéia « celle qui a rencontré la conscience-existence » qui était la fille du roi de Lycie, le pays de la « lumière naissante » consacré à Apollon.
Lorsqu’est offerte au chercheur, qui a largement organisé et étendu sa pensée, une opportunité de contact avec le Soi impersonnel (l’union secrète proposée par Antéia) qui lui permettrait d’éviter le combat contre l’illusion dans l’incarnation (la Chimère), il refuse. Il n’accepte pas « la grâce » qui lui est offerte, car de par l’habitude des millénaires de l’évolution, l’intellect ne fait confiance qu’à sa propre lumière et ne peut imaginer que l’Absolu puisse être mieux à même de le diriger, pour peu qu’il accepte de s’y soumettre.
Cette grâce lui est offerte « en secret », c’est-à-dire indépendamment de son effort pour s’élever dans la conscience (Proïtos). Elle peut se manifester de mille manières différentes, souvent presque imperceptiblement si sa conscience n’est pas en éveil, mais il en est toujours averti d’une façon ou d’une autre.
Mais dans chaque épreuve où le discernement est nécessaire, la grâce n’est pas renouvelée si elle a été ignorée ou repoussée.
Si l’on considère que c’est un processus qui se reproduit d’innombrables fois, le chercheur est à chaque pas mis devant l’opportunité de recevoir la lumière d’en haut afin de dissiper l’illusion ou de combattre celle-ci avec ses propres forces dans l’incarnation. Et comme la Grâce s’offre en permanence, c’est seulement le manque de consécration, d’aspiration et de conscience qui entrave et freine la progression.
Le nom Bellérophon (qui reste à déchiffrer) a été interprété comme « tueur de Belléro », ce dernier étant peut-être en rapport avec un démon local. Certains le nommaient Hipponous « la force de l’intelligence », ce qui correspondrait avec l’interprétation proposée ici.
Le roi de Lycie, répondant aux exigences de Proïtos, soumit le héros à une série d’épreuves : ce dernier dut successivement combattre la Chimère, les Solymes glorieux, les viriles Amazones et les meilleurs hommes du roi que celui-ci avait placé en embuscade contre lui.
Cette succession d’épreuves marque une progression dans les travaux de l’intelligence qui doit traquer l’illusion jusqu’à sa source, car elle se maintient bien au-delà des premières expériences de lumière.
La première épreuve fut de vaincre « l’invincible » Chimère.
C’était un monstre dont l’avant du corps était celui d’un lion, l’arrière celui d’un dragon et le milieu celui d’une chèvre. De sa gueule s’échappaient d’immenses flammes.
Bellérophon tua la Chimère en faisant confiance aux signes des dieux.
Selon Hésiode, c’est en chevauchant le cheval ailé Pégase qu’il accomplit son exploit.
Bellérophon chevauchant le cheval ailé Pégase pour tuer la Chimère – Musée du Louvre
C’est dans le pays de « la lumière naissante » que se livre le combat contre la Chimère.
Le combattant est Bellérophon, symbole d’un intellect qui commence à s’allier à l’intuition. Il est fils d’une intelligence brillante qui tend vers toujours plus d’ouverture et d’exactitude (fils de Glaucos et d’Eurynomé).
La Chimère désigne « une très jeune chèvre » et caractérise donc les débuts de la quête. (La chèvre est le symbole de la personnalité, encore très vitale, qui s’élance vers les hauteurs de l’esprit).
Mais cette chèvre-là est un monstre. Elle est fille de Typhon « l’ignorance » et de la vipère Échidna « l’arrêt de l’évolution dans l’union ». C’est une sœur de l’Hydre de Lerne, du chien Orthros, et de Cerbère.
On peut approcher la signification du nom Chimère en le décomposant (Χ+μαιρα, l’arrêt du flair de la chienne). Elle serait alors le symbole de « l’arrêt de l’intuition », intuition qui seule permet l’accès à la Vérité.
Elle représente la conscience en évolution, issue de l’ignorance, qui a perdu le contact avec le Réel. Elle n’est donc ni la nescience, ni l’inconscience, ni le subconscient (représentés respectivement par le Tartare, Hadès, et Poséidon) mais la puissance qui se présente comme la vérité tout en la détournant, c’est-à-dire l’illusion. Elle donne la certitude d’être dans le juste alors que l’on est le jouet d’une combinaison des forces de séparation et de l’ignorance.
En peinture, elle est représentée avec trois têtes. Au-devant du corps, se tient le lion qui représente un mouvement dirigé par l’ego, avec son orgueil et son arrogance. La chèvre occupe le milieu du corps et sa tête surgit au milieu du dos du monstre. Elle est le symbole d’une aspiration spirituelle prenant sa source dans le vital et soumise à la direction de l’ego. Enfin, la queue faite d’un serpent illustre un mouvement évolutif.
La Chimère souffle un feu ardent et destructeur. Et comme elle sévit en Lycie « au pays de la lumière naissante », elle détourne toute nouvelle manifestation de la Vérité.
Homère rappelle qu’elle est par ses parents « de race divine », c’est-à-dire une conséquence inéluctable du processus évolutif.
L’origine de l’illusion est donc l’Ignorance (Typhon). Mais à elle seule, l’ignorance n’entraîne pas l’illusion. Il faut que s’y ajoute une déviation aussi infime soit-elle, une légère « torsion » du processus d’évolution qui bloque la perception de l’unité (Échidna). Car tant que la partie reste engagée dans le processus d’union avec le Tout, il ne peut y avoir illusion. Ainsi, les animaux sont également issus de l’ignorance mais pour la plupart encore en contact avec le Tout par l’instinct.
C’est cet arrêt de l’évolution dans l’unité qui fut appelée « la chute de la vie ». Et c’est sur cette chute – en fait une rupture de la conscience de l’unité – que s’édifia peu à peu la personnalité humaine.
De ce point de vue, l’illusion est constitutive de notre nature humaine car notre conscience mentale s’élabora sur une base d’ignorance totale et dans la séparation, ce qui favorisa la constitution du noyau de l’ego humain. L’ignorance produit une vision limitée de la Réalité. Cette vision partielle associée à la séparation produit une vision fausse qui conduit à des jugements faux et donc à des actions fausses.
La lutte contre les illusions est un long processus qui accompagne le chercheur tout au long de la quête. Homère en effet prolonge les épreuves de Bellérophon, d’abord par un combat contre les Amazones, lequel doit être mis en rapport avec le huitième travail d’Héraclès « la ceinture de la reine des Amazones » qui correspond à la fin de la maîtrise et au nécessaire dépassement de la sagesse et de la sainteté si l’on veut poursuivre le yoga. Puis il évoque le combat contre les hommes les meilleurs de Lycie, c’est-à-dire la remise en cause même des « éclairs de vérité » dont le chercheur eut l’expérience.
On peut dire sans trop de risque d’erreur que l’illusion recouvre tout, que l’homme est totalement incapable de percevoir la Réalité, tant du fait de l’action des modes de la nature dans un être pétri d’inconscience que des désirs et revendications de la nature vitale égotique, des peurs, des préférences, habitudes mentales, doutes, croyances et jugements, l’ensemble créant un inextricable mélange. L’illusion ne commence à disparaître que lorsque nous devenons progressivement des « éveillés ». Mais sa disparition définitive ne peut se produire que par l’illumination des cellules du corps.
L’illusion fondamentale est celle qui est expérimentée comme « Maya », c’est-à-dire l’expérience de l’illusion du monde lorsque, par la cessation de l’identification au corps, au vital et au mental, le chercheur fait l’expérience du Soi (ou Atman).
Mais dans la réalité ordinaire, l’illusion majeure provient du sentiment de séparation qui, du fait de l’Ignorance dont nous sommes issus, s’impose à nous comme une réalité. Cette illusion extrêmement tenace consiste à croire que l’esprit est séparé de la matière, que nous sommes séparés les uns des autres, séparés de la nature, séparés du Divin, séparé des morts, etc., et à agir en conséquence.
De cette illusion fondamentale en découle un si grand nombre qu’il serait vain de tenter d’en dresser ici une liste exhaustive. Parmi celles que doivent surmonter les chercheurs débutants, on peut mentionner :
– La pensée que les évènements qui nous concernent, y compris les maladies et les accidents, surgissent et se développent indépendamment de nous, ou encore que le monde extérieur est responsable de nos problèmes.
– La croyance que nos actions, nos pensées et nos émotions sont sans répercussion sur le reste de l’univers, que nous ne sommes pas, dans une certaine mesure, coresponsables de tout ce qui se passe sur la terre, de toutes les vilénies humaines, même les plus criminelles et les plus sordides.
– La croyance que la morale est issue de la Vérité.
– La croyance que nous sommes les seuls auteurs de nos pensées, de nos émotions et de nos actes, qui sont en fait le résultat de quantités de forces qui nous dépassent, laissant au libre arbitre bien peu de marge de manœuvre.
– La pensée que les lois de la matière et de la vie sont immuables.
– La croyance en notre cohérence, en notre unité et en la permanence de notre être de surface alors qu’un examen attentif nous démontre qu’il n’y a rien de tel, que nous sommes constituées de quantités de parties qui ne cessent d’évoluer et agissent chacune pour leur propre compte.
– La croyance en la réalité exclusive de ce que perçoivent nos sens : rien n’est vraiment ce que nous en pensons ou en sentons, la terre étant le terrain de jeu de quantités de forces sur de très nombreux plans.
– Les illusions qui entraînent une fuite dans l’action en nous faisant croire que cela participe du progrès, ou dans l’inertie sous prétexte de stabilité, de tempérance et de moindre mal.
– L’illusion que le progrès matériel est la source du bonheur.
– La croyance en un paradis éternel après la mort.
– La croyance que notre mode de pensée est stable et le meilleur jamais atteint alors qu’il dépend le plus probablement de cycles et d’autres influences qui font et défont les civilisations.
– L’illusion de servir l’humanité avant d’être capable d’agir sous l’impulsion exclusive de l’être intérieur appelé ici être psychique.
Et pour clore ces quelques exemples, la croyance que nous sommes bien plus loin sur le chemin que nous ne le sommes en réalité, même aux stades très avancés du chemin. Cette illusion est illustrée plus spécialement par deux mythes.
C’est, au début du chemin, l’histoire de Salmonée « celui qui se pavane », frère de Sisyphe : Salmonée s’était mis en tête d’imiter Zeus et pour ce faire, il avait attaché à son char des pots de bronze afin de simuler le tonnerre et lançait des torches allumées dans le ciel en guise d’éclairs. Zeus en fut très irrité. Il foudroya Salmonée et l’envoya dans le Tartare.
Et c’est, plus loin sur le chemin, l’histoire d’Ixion qui, par orgueil, s’était cru l’égal des dieux. Il est à l’origine des Centaures, être mi hommes mi chevaux, images de chercheurs qui se croient plus avancés qu’ils ne sont, car ils n’ont pas terminé la purification de leur nature vitale.
Nul parmi les dieux et les hommes ne voulait purifier Ixion qui avait assassiné son beau-père pour éviter de donner les cadeaux promis en échange de la main de sa fille. Zeus prit finalement pitié de lui : non seulement il le purifia, mais il l’invita aussi à partager la vie de l’Olympe.
Ixion est donc le symbole d’un chercheur très avancé sur le plan de l’esprit puisqu’il partage la vie des dieux.
Mais Ixion se montra d’une ingratitude extrême : il tenta de séduire Héra qui s’en plaignit auprès de Zeus, son époux. Celui-ci façonna alors une nuée à l’image de sa femme et c’est à ce fantôme qu’Ixion s’unit. De cette union naquit un fils qui, s’unissant à des juments sauvages de Magnésie, devint le père des Centaures. Pour punir Ixion de sa traîtrise, Zeus l’attacha à une roue ailée (et selon certains enflammée) qu’il lança à travers les airs. Et comme Ixion avait bu du nectar d’immortalité, il tournoie éternellement dans le ciel sur sa roue ailée.
L’illusion et la prétention spirituelle est bien souvent « punie » par un esprit qui s’enferme pour une période indéfinie dans des processus mentaux qui tournent sur eux-mêmes. (La roue « enflammée » pourrait indiquer un feu « purificateur ».)
Certains disent que pour tuer la Chimère, Bellérophon montait le cheval Pégase. Comme le héros avait eu du mal à le dompter, Athéna lui avait procuré une bride en or.
Pégase est le fils de Poséidon et de la Gorgone Méduse. Il est sorti du cou de celle-ci lorsque Persée le trancha. Il représente une force libre de toute limitation, la force de la discipline du yoga qui galope vers la réalisation. C’est-à-dire que l’illusion ne peut être totalement vaincue tant que subsistent le moindre doute, la moindre peur ou le moindre dégoût. C’est pourquoi Athéna lui donna une bride en or pour lui permettre une absolue maîtrise de la force lorsque cesse la peur et tout ce dont Méduse est le symbole.
Il est le plus souvent bien difficile de démasquer ses propres illusions. Le chercheur doit donc apprendre progressivement à déceler les « signes des dieux » auquel il doit faire confiance pour venir à bout de ses chimères. Parfois, c’est un sentiment de malaise, souvent à peine perceptible, qui indique une direction fausse. Parfois une maladie, un accident, une rencontre fortuite, un rêve ou tout autre évènement aussi insignifiant soit-il, car il n’y a jamais de hasard. Cependant, il faut une parfaite sincérité et/ou intelligence pour ne pas se leurrer avec les signes eux-mêmes.
Le roi de Lycie envoya ensuite Bellérophon combattre le peuple des Solymes. Ce fut selon les mots même du héros « le plus terrible combat qu’il mena contre des hommes ».
Si l’interprétation donnée au mot Solymes « les impuretés de la conscience » est exacte, il s’agit, une fois dépassé le premier niveau de purification des illusions, de rendre à la conscience sa virginité primordiale en dépassant les modes d’action de la nature à la source des dualités.
L’épreuve suivante constituée par le massacre des viriles Amazones fait écho au neuvième travail d’Héraclès (la conquête de la Ceinture de leur reine).
Les Amazones sont un peuple de femmes guerrières vivant sur les rives de la mer Noire que les Grecs nommaient Pont-Euxin (Euxeinos Pontos) « le travail sur le vital avec une grande aide des mondes de l’esprit ». (Entre la mer Égée et le Pont-Euxin était la Propontide « le début du travail sur le vital ».)
Elles étaient installées à l’embouchure du Thermodon, c’est-à-dire au maximum de développement du courant de conscience qui représente « le feu intérieur pour réaliser l’union » (Thermo+Δ).
Nous approfondirons le sens de ce combat lors de l’étude des derniers travaux d’Héraclès. Mentionnons seulement ici que cet épisode concerne la transcendance du dernier des trois modes de la nature plus particulièrement lié au mental – le principe d’équilibre et d’harmonie – (« la libération de toute la perception trompeuse des dualités de la nature »). Il s’agit à ce stade de dépasser la maîtrise qui a conduit à la sagesse et à la sainteté pour entrer dans le yoga des cellules.
Enfin, le roi de Lycie fit tendre une embuscade par les meilleurs de ses hommes, mais ceux-ci ne revinrent pas en leurs maisons.
Cette étape finale de la lutte contre l’illusion consiste à la pourchasser dans les moyens eux-mêmes qui poursuivent l’illumination.
Alors, réalisant que Bellérophon était le noble fils d’un dieu, le roi de Lycie lui donna sa fille en mariage ainsi que la moitié des honneurs royaux et un important domaine. Bellérophon eut trois enfants.
Laodamie qui conçut de Zeus un Sarpédon homonyme « rival des dieux ». Artémis en colère la tua.
Isandros qui fut tué par Arès lors du combat contre les Solymes.
Hippolochos, le père d’un second Glaucos qui se battit à Troie.
Selon Homère, « quand Bellérophon lui-même eut encouru la haine de tous les dieux, il erra seul à travers la plaine Aléienne, rongeant son cœur et évitant les traces des hommes ».
Certains auteurs nomment la femme de Bellérophon (la fille du roi de Lycie) Philonoé « l’esprit qui aime » ou encore Anticléia « celle qui est opposée à la gloire », soit « l’humilité ».
Mais quels que soient les accomplissements de l’intelligence, elle n’est pas suffisante pour conduire vers l’union. C’est pourquoi d’une part deux des enfants de Bellérophon verront leurs lignées arrêtées par les dieux, et d’autre part le héros lui-même termina sa vie en errant loin des hommes et loin des dieux (ni dans la dualité, ni dans l’unité).
La fille du héros indique l’acquisition d’une cohérence totale (Laodamie), ce qui est un accomplissement sur le plan du surmental. Son fils Sarpédon, symbole de la « sagesse » est en effet « rival des dieux ». Mais il ne s’agit dans le chemin qui cherche la divinisation de la terre, ni d’être un sage, ni d’être un saint.
En tuant Laodamie, Artémis fait dépasser au chercheur la quête de sagesse.
Pour Isandros, l’interprétation pourrait être « l’homme fort », c’est-à-dire le surhomme au sens nietzschéen. Il fut tué par Arès, le dieu qui élimine les formes erronées.
Le seul descendant de Bellérophon qui survécut est le fils d’Hippolochos « une nouvelle force », une « brillance » de l’intelligence qui combattra dans les rangs troyens en support de « la grande erreur » de fixation sur le passé.
Bellérophon lui-même, symbole de la seule intelligence brillante qui ne peut accéder au-delà d’elle-même, terminera sa vie haï des dieux dans un no man’s land, une plaine (et non une montagne) qui est sans moisson (Aléienne), c’est-à-dire qui ne peut donner aucun fruit.
Si le combat contre la Chimère n’a pas été inclus dans les travaux d’Héraclès, c’est qu’il ne s’agit pas tant d’un travail de « purification-libération » des acquis de l’évolution que d’obstacles rencontrés dans l’ascension des plans de conscience.
Notons pour terminer que si un contact avec l’être intérieur peut être réalisé à tous les stades de la progression et si l’homme peut accéder directement à certains plans de l’Absolu sans avoir développé le mental, il n’en demeure pas moins vrai que sa maturation dans toutes ses composantes (raison et intuition) est indispensable à l’acquisition d’un parfait discernement ainsi qu’au perfectionnement de l’être extérieur afin de le rendre divin, ce qui constitue le but du yoga. De plus, comment concevoir que la Nature ait œuvré au perfectionnement d’un outil pendant des dizaines de millénaires en vain.
L’humanité est donc appelée à franchir tous les degrés de la progression dans le mental, telle qu’elle a été formulée par les Anciens et reprise par Sri Aurobindo.
Asclépios et Minyas, les descendants d’Halmos, fils de Sisyphe
Pour tous les auteurs anciens, Apollon est le père du grand guérisseur-médecin Asclépios (Esculape). Une médecine digne de ce nom devait en effet obligatoirement faire intervenir une part de « lumière de Vérité » se manifestant à travers l’être psychique.
En revanche, les ascendants de sa mère Coronis « l’achèvement, le sommet » sont variables selon les auteurs. Cela peut facilement s’expliquer si l’on considère que l’art de la guérison peut être pratiqué à différents niveaux de conscience.
Coronis figure donc aussi bien dans la descendance :
– de Sisyphe, l’effort de l’intellect
– d’une certaine Dotis « la donatrice (avec ω : dans la matière) ou l’union depuis le plan le plus haut »
– de Périérès (fils d’Éole) symbole de la réalisation de celui qui est sans ego et sans désir (par Arsinoé « l’esprit qui s’élève », fille de Leucippos « une énergie vitale pure »)
– ou encore de Taygète (chez Apollodore), la Pléiade du plan du mental intuitif précédant immédiatement le surmental.
Dans l’Iliade, Asclépios n’est qu’un habile médecin alors que le dieu de la médecine est Péan (ou Paéon ou Paian) « la force qui joue ou qui danse », Homère associant ainsi la guérison au « jeu » de la grâce divine.
Nous n’aborderons ici que la filiation qui le relie à Sisyphe.
Sisyphe « l’effort mental » aurait eu (selon Pausanias et Hygin) un second fils Halmos (ou Almos) qui représenterait, si l’on regarde sa descendance, les sommets de l’effort mental.
En effet, Halmos à son tour eut deux filles, Chrysé et Chrysogone, qui s’unirent toutes deux à des dieux et sont les ancêtres respectivement de Coronis et des Minyades.
La descendance de la première fille d’Halmos, Chrysé
La première fille Chrysé « en or » s’unit au dieu Arès, le destructeur des formes périmées, et lui donna un fils Phlégyas « l’enflammé ». Ce feu est plutôt de nature mentale que psychique car ce nom signifie aussi « aigle », l’oiseau de Zeus symbole du plan le plus élevé du mental (alors que la flamme psychique a pour symbole le cygne). Phlégyas est considéré par tous les auteurs comme le père de Coronis, laquelle est « le point culminant » de ce feu mental.
Une variante tout aussi valable de l’interprétation du nom Coronis est de faire l’association courante avec Κορωυη « la corneille » du fait de la proximité avec le mot Κορωυις. Coronis serait alors le symbole de la « clairvoyance »
Lorsque ce feu dans sa pleine puissance s’unit à la lumière de l’être psychique (Apollon), alors se manifestent les pouvoirs justes de la guérison symbolisés par Asclépios.
En revanche, certains mythes qui font résider Phlégyas en Béotie ou Thessalie du sud affirment que le peuple éponyme de cette région, les Phlégyans, ne respectaient pas les dieux. Ils auraient même attaqué le temple d’Apollon à Delphes : le mental le plus éclairé peut parfois suivre son propre chemin, négligeant et même s’opposant aux manifestations incarnées de la lumière et de la volonté de l’être psychique.
Mais les guérisseurs peuvent rarement maintenir cette flamme psychique bien longtemps. C’est pourquoi Coronis fut infidèle au dieu Apollon, ce qui lui valut la mort comme nous allons le voir.
Alors que la très belle Coronis était enceinte de son amant Apollon, elle céda à l’amour du mortel Ischys. Selon certains, elle épousa ce dernier. Pour expliquer son infidélité, certains disent qu’elle craignait que le dieu ne l’abandonnât dans sa vieillesse. Informé par ses dons de divination, Apollon demanda à sa sœur Artémis de tuer l’infidèle, ce qu’elle fit. Mais tandis que le corps de Coronis se consumait sur le bucher funéraire, Apollon extirpa le petit Asclépios des entrailles de sa mère puis le confia au Centaure Chiron qui lui enseigna l’art de la médecine. Asclépios devait par la suite porter cet art à la perfection.
Le chercheur craint de perdre le lien avec son être psychique avec lequel il n’a eu sans doute que quelques brefs contacts (Coronis avait peur qu’Apollon ne l’abandonnât) et se tourne donc vers un « appui » humain. Il sait en effet qu’il n’est pas assez avancé pour prétendre à une union permanente avec la lumière de l’être psychique. Le soutien qui l’attire est la puissance qu’il peut obtenir de la nature : Coronis s’unit donc au mortel Ischys « force, fermeté et aussi violence » et donc « celui qui force le mouvement ». Ce dernier est le fils d’un Élatos homonyme « le sapin », symbole d’une force issue de la nature, peut-être même d’une médecine occulte. Notons aussi qu’Ischys est un « mortel », un élément de la dualité, tandis qu’Apollon lui aurait permis de se maintenir dans l’unité.
Devant cette déviance qui est fondamentalement manque de foi, la lumière de l’être psychique ne peut se maintenir chez le chercheur. Apollon demanda donc à sa sœur Artémis de tuer Coronis enceinte : le chercheur perd ainsi tout contact avec la source vraie de la guérison.
Les frères d’Ischys, Kaineus « étrange » et Polyphémos « celui qui se répand en paroles », représentent les conséquences de cette coupure. Kaineus indique une perte de réceptivité et Polyphémos une justification mentale du nouveau mouvement erroné.
Kaineus en effet avait changé de sexe. Née fille sous le nom de Kaénis, elle fut violée par Poséidon. Celui-ci lui ayant proposé d’exaucer un souhait, elle demanda à être changée en homme invulnérable afin que ce type d’aventure ne se renouvelle pas. Une fois la transformation accomplie, Kaineus devint le roi des Lapithes le plus puissant de son époque. Comme il était arrogant et impie, Zeus envoya contre lui les Centaures. Mais du fait de son invulnérabilité, ceux-ci durent l’enfoncer dans le sol avec des troncs d’arbres et l’immobiliser sous un rocher.
Ce récit évoque la partie réceptive du chercheur qui, à la suite d’une irruption envahissante et soudaine de perceptions issues du subconscient (le viol par Poséidon), prend peur et se ferme volontairement afin d’éviter tout renouvellement de l’expérience.
La faculté d’agir de façon nouvelle et étrange issue de la nature (Kaénis fille d’Élatos) qui est et devrait rester de l’ordre du féminin et du réceptif, se ferme sous l’effet de l’évolution et de l’action subconsciente qui l’oblige à intégrer de force des modes de perception-action contraire à sa nature (le viol par Poséidon). Elle transforme alors ses interventions en actions brutales et sa connaissance en arrogance.
Le pouvoir de guérison qui aurait du rester sous la dépendance de l’être psychique (ou au minimum de l’instinct) passe sous la direction du mental qui palabre et se justifie (Polyphémos) ou peut-être d’une médecine occulte. Asséné de façon brutale et arrogante (transformé en Kaineus), ce qui est devenu un acte médical « sans âme » et sans contact avec la Nature agit désormais par la volonté de l’ego (Ischys) et non dans une consécration-soumission à la Conscience.
Mais Apollon ne devait pas permettre que son action n’ait pas de suite (une fécondation par « le rayonnement de l’être psychique » au niveau mental le plus haut). Aussi extirpa-t-il l’enfant des entrailles de Coronis tandis qu’elle se consumait : Asclépios « l’outil le plus parfait de la guérison » apparaît lorsque cesse l’action la plus haute du mental qui pourtant en est la matrice. Il représente la médecine dont l’être psychique est le vecteur.
Asclépios fut élevé par le Centaure Chiron qui était le fils de Cronos et de Philyra « celle qui aime le juste mouvement ». Pratiquant la médecine de l’âge d’or (l’époque pré-olympienne du temps de Cronos), il représente l’art de guérir – c’est-à-dire « d’harmoniser » en mettant chaque chose à sa place – dans la première période de purification/libération.
Le mot Chiron signifie « mains », peut-être symbole d’une médecine des énergies qui s’exerce depuis le corps, mais aussi avec les lettres stucturantes « l’action juste de la concentration ».
Chiron résidait alors sur le mont Pélion « la montagne sombre », signe d’une action peu éclairée ou d’une action des énergies incompréhensible pour la conscience.
Il est le symbole d’un processus de guérison et donc d’harmonisation. C’est primitivement un être immortel (non-duel) car il est de la troisième génération divine (fils de Cronos). Mais cette capacité d’harmonisation disponible tant que le chercheur ne rentre pas dans la purification des couches profondes du vital, doit ensuite céder la place à une harmonisation d’ordre supérieur. En effet, lors du combat d’Héraclès contre les Centaures – à l’occasion du quatrième travail, la traque du sanglier d’Érymanthe – Chiron l’immortel fut atteint au genou par une flèche du héros enduite du venin de l’Hydre. Dès lors, il aspirait à la mort car sa plaie était incurable. Puis il échangea son immortalité, avec Héraclès selon certains, avec Prométhée selon d’autres (bien que Prométhée soit un fils de Titan, appartenant donc à la troisième génération divine et par là immortel !).
Chiron fait référence aux meilleures réalisations des anciennes disciplines spirituelles qui doivent être abandonnées à un moment donné du chemin, lors du quatrième travail d’Héraclès.
Les capacités d’harmonisation issues de la nature ne sont donc plus disponibles lorsque le chercheur est confronté à la racine du désir (le venin de l’Hydre) qui révèle son manque de maîtrise, l’atteignant dans sa confiance en lui-même, interpellant sa capacité d’adaptation et son humilité (au genou).
Le symbolisme d’Asclépios doit surtout être compris comme la possibilité d’un travail sur soi, grâce au contact avec l’être psychique obtenu par une forte aspiration (la flamme qui dévore le corps de Coronis sur le bûcher funéraire). Mais ce travail est souvent rendu difficile par le manque de confiance en les messages issus de l’être profond.
L’analogie avec la guérison vient du fait que nous sommes un (corps, sentiments, mental, âme) et que tout accident ou tout désordre de quelque nature et sur quelque plan de l’être que ce soit provient d’une insincérité au sens d’une rupture avec la Conscience divine. Toute erreur sur le chemin, toute inconscience, toute ignorance, toute incapacité à se transformer appelle un processus de guérison, de ré-harmonisation.
Asclépios s’unit à Épione « l’évolution de ce qui calme, de ce qui guérit » qui lui donna deux fils : Podaleirios « celui qui purifie l’incarnation » et Machaon « celui qui combat (dans la matière) ». Tous deux participèrent à la guerre de Troie, le premier comme médecin travaillant au processus de purification/libération, le second comme chirurgien en signe d’un travail actif dans le corps (Machaon).
Peut-être faut-il considérer ces personnages comme les deux modes opératifs de la guérison-purification. Podaleirios accompagnerait le processus par lequel la maladie contribue à résoudre les nœuds du passé. Machaon travaillerait dans le corps pour résoudre les causes de disharmonie par les moyens propres à chaque « médecine ».
On ne peut quitter Asclépios sans évoquer l’année que dut passer Apollon au service d’Admète du fait de ses « prouesses ».
Asclépios avait en effet développé son art tant et si bien qu’il avait même réussi à ressusciter ceux « qui mouraient à Delphes ». Pindare note « qu’il faisait cela pour de l’argent ». Certains disent qu’il utilisait le sang qui avait coulé du côté droit de la Gorgone, sang qui lui avait été donné par Athéna. Car si le sang du côté gauche donnait la mort, celui du côté droit ressuscitait. Zeus, craignant que l’ordre du monde n’en fût bouleversé, le foudroya.
Apollon fut peiné par la mort de son fils. Mais ne pouvant s’en prendre à Zeus directement, il tua de ses flèches les Cyclopes.
Rendu furieux par ces meurtres, Zeus menaça d’envoyer Apollon dans le Tartare mais Léto intervint en faveur de son fils. Aussi Apollon fut-il envoyé comme bouvier pendant un an chez le roi de Thessalie, Admète. Comme le crime avait été perpétré dans le clan des dieux, la sévérité de la punition que Zeus lui infligea (pour un immortel, servir un mortel !) s’imposait. Apollon profita de cette servitude pour aider Admète dans ses entreprises.
Il arrive un moment dans la progression spirituelle où le chercheur est capable de ressusciter « des morts », c’est-à-dire de ramener à la conscience des mémoires enfouies dans l’inconscient. Il s’agit là non pas des souvenirs ordinaires de la vie présente qui se réfugient dans le subconscient, lequel enregistre à notre insu les moindres évènements de notre vie, mais de la partie de l’être qui transmigre, autrement dit des souvenirs psychiques, en particulier ceux des vies antérieures. Cette interprétation est confirmée par le texte de Pindare qui évoque « ceux qui sont morts à Delphes », c’est-à-dire les éléments qui se sont incorporés à l’être psychique (Delphes est le sanctuaire d’Apollon.)
La conception de la réincarnation exposée dans la mythologie semble se rattacher à l’Hindouisme, avec l’existence d’un Soi (Atman) éternel qui se projette dans l’incarnation avec l’âme, développe un être psychique (Léto) évoluant par les incarnations (agrégeant autour de lui les expériences d’âmes de chaque incarnation).
Ce n’est donc pas une personnalité qui se réincarnerait (« aucun fil ne passe au travers des perles du collier des renaissances ») mais un état de conscience qui transmigrerait.
Pindare note qu’Asclépios « faisait cela pour de l’argent », c’est-à-dire en vue de satisfaire les désirs de l’ego, d’obtenir des fruits de son expérience. Mais cela ne peut être fait impunément sans « bouleverser l’ordre du monde », sans perturber profondément le chemin spirituel.
Si donc le chercheur s’engage dans une recherche volontaire de ses vies antérieures par quelque procédé que ce soit, alors le surmental (Zeus) interrompt le travail sur soi (mort d’Asclépios).
En revanche, les maîtres enseignent que si le chercheur a l’expérience spontanée de souvenirs psychiques anciens (qui sont davantage des états de conscience que des souvenirs de tel ou tel personnage), il peut les intégrer dans la compréhension de son chemin. Mais toute recherche volontaire doit être évitée car elle ne donne lieu la plupart du temps qu’à des expériences fausses, résultats d’un imaginaire débridé ou de l’amusement d’entités vitales.
Pour ressusciter les morts, Asclépios utilisa le sang du côté droit de la Gorgone.
Ressusciter les morts, au sens où nous l’avons explicité ci-dessus, c’est faire franchir à des éléments de conscience la barrière d’inconscience qui sépare la Vie Une de notre état mortel, « divisé ». La Gorgone est le symbole de cette barrière et son sang représente les courants animateurs qui permettent aux états de conscience de la franchir. Le sang du côté droit correspond au courant qui remonte de l’inconscient tandis que celui du côté gauche y enfouit les expériences.
Cette barrière est constituée de peurs, de doutes et de toutes les perturbations induites par la Gorgone que nous avons citées au chapitre précédent.
Du point de vue symbolique, on notera aussi qu’autour du bâton emblème d’Asclépios s’enroule un seul serpent, symbole du courant de conscience séparateur, tandis que deux serpents s’entrelacent dans un parfait équilibre autour de la baguette d’Hermès, ceux des courants d’éloignement et de rapprochement, de séparation et de fusion.
Lorsque la conscience mentale la plus haute annule la capacité d’investigation dans les profondeurs de la conscience (lorsque Zeus foudroie Asclépios), la lumière psychique fait disparaître du même coup les « intuitions justes » ou les « visions » d’ordre supérieur (Apollon tue les Cyclopes). Autrement dit, lorsque l’homme ne fait plus appel qu’à son mental pour remettre l’harmonie, son être intérieur lui ôte toute capacité de vision globale en vérité sur lui-même, toute vision « holistique ».
La lumière psychique doit alors travailler dans l’ombre pour aider la personnalité du chercheur à gérer les résultats de son « insoumission » (Apollon doit servir Admète « celui qui n’est pas soumis au joug » comme bouvier pendant une année symbolique). C’est une « punition » pour Apollon car le non-duel doit œuvrer dans la dualité.
La première étape de travail pour la « liberté » ou « l’insoumission » doit conduire à la maîtrise : Apollon offre en effet de quoi « atteler ensemble un lion et un sanglier », c’est-à-dire « mettre sous le joug » l’ego et ses énergies vitales les plus fondamentales. Ceci devait permettre à Admète d’épouser Alceste « une forte rectitude ». Plus tard, ce héros participera à la chasse au sanglier de Calydon, c’est-à-dire à la soumission du vital.
La descendance de Chrysogone, la seconde fille d’Halmos (les Minyades)
L’appartenance de cette histoire aux mythes fondamentaux semble douteuse, car elle nous est rapportée pour la première fois par un mythographe du IIe siècle après J.-C., Antoninus Liberalis
Pour Pausanias, la seconde fille d’Halmos Chrysogone « celle qui naît en or » ou plutôt « celle qui engendre de l’or » eut de Poséidon (par une évolution subconsciente) une fille Chrysé « celle qui est en or », elle-même mère de Minyas.
Toutefois, pour la plupart des autres auteurs, Minyas « l’évolution de la consécration » ou du « don de soi » est simplement cité comme le premier gouverneur d’Orchomène, une ville située au Nord de la Béotie et dont le nom signifie « esprit agité ».
Cette Orchomène doit être distinguée d’une autre ville du même nom située en Arcadie. Nous avons déjà rencontré l’un de ses gouverneurs, Erginos, lors de la chasse au lion du Cithéron : il s’agissait alors de cesser de dilapider les énergies normalement destinées au travail de purification/libération (Thèbes). Erginos est un descendant de Phrixos, lui-même fils du deuxième enfant d’Éole (Athamas) et symbole de la toute première expérience de contact avec le Réel. Deux fils d’Erginos « le labeur » (le travail sur soi) furent de célèbres architectes-bâtisseurs (de grands participants à l’élaboration de la quête) : Trophonios « celui qui nourrit l’évolution de la conscience » et Agamédès, « celui qui médite beaucoup ».
C’est la version d’Ovide que nous suivrons ici pour les trois filles de Minyas.
Les trois Minyades – Leucippé, Arsippé, et Alcathoé – refusaient de suivre les mystères de Dionysos, niant même la divinité du dieu. Prônant les travaux d’Athéna, elles réprouvaient la conduite déréglée des Bacchantes qu’elles accusaient de célébrer dans l’oisiveté un culte chimérique. Tout en travaillant sur leurs métiers à tisser, elles se racontaient des histoires édifiantes.
Elles subirent alors toutes sortes de transformations, d’abord d’aspect plaisant puis de plus en plus terrifiant : « Comment ont-elles perdu leur ancienne forme, les ténèbres ne permettent pas de le savoir. Finalement, elles furent transformées en chauve-souris, fréquentant les maisons et non les bois. Ennemies de la lumière, elles ne volaient que la nuit ».
Minyas représente « l’évolution de la réceptivité, de la consécration ou du don de soi ». Les trois Minyades représentent les buts du chercheur qui veut « évoluer dans la consécration ». Elles portent les noms de Leucippé « une énergie vitale purifiée », Alcithoé « une forte vie intérieure » et Arsippé « une énergie vitale élevée (sur le plan vibratoire) ».
Le chercheur qui est encore sous l’emprise des croyances vertueuses s’implique avec sérieux dans son travail de yoga qu’il pense sincèrement consacré au Divin (les Minyades travaillent sur leur métier à tisser, c’est-à-dire sur leur « vie spirituelle ») mais néglige l’aspiration dans le travail de la purification dionysiaque. Plus que toute autre, celui-ci implique une purification de la nature inférieure pour éviter les débordements du vital.
Mais dans ce mythe, le chercheur est sûr de son fait et se conforte dans ses croyances vertueuses (les trois sœurs se racontent des histoires édifiantes) qu’il se méfie des voies qui entrainent des manifestations de dévotion extatique. Il tombe sous le charme de ses propres expériences (Elles sont séduites par les transformations qui s’opèrent en elles). Mais il s’aperçoit bientôt qu’il s’est égaré sur un chemin de ténèbres : il s’est rempli d’une énergie mentale disharmonieuse « ennemie de la lumière » et ne s’occupe plus alors que des problèmes de sa personnalité (les chauve-souris se déplacent « au radar » et ne fréquentent que les maisons).
Dans certaines variantes de ce mythe, les trois sœurs terrifiées sacrifièrent à Dionysos le fils de l’une d’entre elles, Hippasos, qu’elles tirèrent au sort et démembrèrent : le chercheur est donc obligé de sacrifier « la force de la conscience mentale logique » résultat de son aspiration à un vital pur (Hippasos fils de Leucippé).
Cette variante du mythe recommande de ne pas s’attacher à la vertu selon les normes de la raison et surtout incite à prendre en considération la totalité de sa nature, à « embrasser » son ombre.
Pour certains auteurs, Minyas est également le père d’une Clymène homonyme « ce qui est acquis par l’entendement » (la grand-mère de Jason) et aussi celui d’Élara, laquelle est la mère du géant Tityos conçu avec Zeus.
Nous avons déjà rencontré Tityos lors de l’étude d’Hadès. Comme il avait tenté de faire violence à Léto juste après la naissance des dieux jumeaux Apollon et Artémis, Zeus l’avait foudroyé. Nous avions retenu la version la plus courante dans laquelle il est fils de Gaia. Il représente l’hypnotisme de « la puissance de séparation » qui agit au plus profond de l’inconscient corporel, gisant sur le sol du monde souterrain et couvrant neuf arpents.
Dans le fragment d’Hésiode dans lequel il est fils d’Élara, il émergea de terre en naissant car Zeus avait enfoui Élara sous terre afin d’éviter la jalousie d’Héra. Élara représente « le processus d’individuation qui continue à s’opérer selon le mouvement juste », mouvement d’évolution qu’Héra seule prétend gouverner. Zeus est son amant car c’est un mouvement en accord avec la loi d’évolution divine.
Mais le résultat de cette union, Tityos, entraîne une séparation de l’esprit et de la matière, qui empêche donc l’incarnation et l’apparition de la lumière psychique (la naissance d’Apollon et Artémis).
C’est ce Minyas « l’évolution de la consécration » qui a été proposé par certains exégètes en remplacement de Magnès « l’aspiration » pour être l’un des sept fils d’Éole. Rien ne nous permettant de trancher en faveur de l’une ou l’autre option, nous nous en tiendrons à la liste d’Apollodore.
ATHAMAS : Les débuts de la quête et les tous premiers contacts spirituels
L’histoire d’Athamas couvre une longue période du chemin, des premiers pas en Béotie jusqu’à l’arrivée en Thessalie, province des chercheurs qui s’engagent. De ce fait, ce héros doit être situé parmi les premiers enfants d’Éole.
N’ayant pas d’élément précis nous permettant de déterminer sa place dans la fratrie, nous l’avons positionné après Sisyphe. Mais il pourrait tout aussi bien figurer en première place parmi les enfants d’Éole conformément à la liste du Catalogue des Femmes, car les aventures qui lui sont liées concernent les débuts du chemin.
Cette période peut être découpée en trois grandes phases que chacune de ses femmes introduit.
Athamas était un roi de Béotie. Il épousa en premières noces Néphélé, une déesse de second rang qui lui donna deux enfants, Phrixos et Hellé.
Mais il abandonna bientôt Néphélé pour épouser Ino, une fille de Cadmos, roi de Thèbes. (Dans une variante, Ino fut sa première femme et Athamas prit pour épouse Néphélé sur l’ordre d’Héra tout en continuant à voir Ino en secret.)
Ino à son tour fut la mère de deux autres enfants, Léarchos et Mélicerte. Comme elle était jalouse des enfants issus du premier mariage, elle manigança leur mort. Elle persuada donc les femmes du pays de faire griller le grain avant les semences. Comme elle l’avait prévu, il s’ensuivit une famine. Elle fit croire à Athamas que l’oracle avait décrété que son fils Phrixos né du premier lit devrait mourir pour y mettre fin. Athamas prépara donc le sacrifice (ou peut-être refusa-t-il de coopérer, Phrixos s’offrant lui-même en sacrifice). Quoiqu’il en soit, Phrixos fut sauvé par sa mère Néphélé qui envoya à son secours un bélier à la toison d’or.
Chez Apollodore, ce merveilleux bélier pouvait voler et il emporta Phrixos et sa sœur Hellé sur son dos (dans la tradition primitive, ce fut en nageant). Comme ils survolaient l’Hellespont, frontière de l’Europe et de l’Asie, Hellé lâcha prise et tomba dans la mer.
Parvenu en Colchide, Phrixos sacrifia le bélier à Zeus en signe de gratitude et offrit sa toison d’or au souverain du pays, Aiétès fils d’Hélios. Le roi lui donna en mariage sa fille Chalciopé (ou Iophassa) dont il eut quatre enfants, Argos, Mélas, Phrontis et Kutisoros. Il vécut jusqu’à un âge avancé.
Après la fuite de Phrixos, Athamas fut pris de folie, et pour certains Héra en était la cause. Celle-ci ne lui pardonnait pas d’avoir élevé avec sa femme Ino le tout jeune Dionysos. Athamas tua son fils Léarchos d’une flèche et Ino se jeta dans la mer avec son autre fils Mélicerte dans les bras. (D’autres affirment qu’Athamas ayant découvert la perfidie d’Ino, fit périr de ses mains son fils Léarchos puis la poursuivit avec la même issue que précédemment). Ino fut déifiée sous le nom de Leucothée « la Déesse blanche » et Mélicerte sous le nom de « Palaimon », et tous deux désormais répondaient à l’appel des marins en détresse.
Sisyphe instaura « les jeux isthmiques » en l’honneur de Mélicerte-Palaimon. Ils comptent parmi les quatre grands jeux panhelléniques.
Athamas fut banni de son royaume et s’installa en Thessalie où il prit comme troisième épouse Thémisto, fille d’Hypsée, qui lui donna quatre enfants.
Avec Athamas, roi de Béotie, nous abordons les préparatifs à la quête qui ne commencera vraiment qu’avec l’arrivée de ce héros en Thessalie.
Ces débuts sont marqués à la fois par une attitude trop rigide dans l’ascèse, une volonté de suivre le chemin selon des règles ou un ordre stricts, souvent même par des excès, et par une ou plusieurs « expériences d’ouverture de conscience ».
Comme ces « expériences » qui se produisent dans une conscience « ennuagée » (Néphélé) peuvent précéder l’entrée consciente dans la quête, laquelle n’est guère plus à ce moment-là qu’une vague aspiration à « autre chose », les Anciens ont tantôt donné à Néphélé la place de première épouse, tantôt celle de maîtresse d’Athamas alors qu’il était marié à Ino.
Athamas représente celui qui entre dans une certaine « consécration (au Réel) en vue de son évolution intérieure ». Néphélé « ce qui couvre, un nuage ou une nuée » donne l’image d’une conscience confuse de l’objet de la quête. Le chercheur est en « manque » mais il ne sait encore de quoi. Leurs enfants expriment, avec Hellé, « une forte individuation » et avec Phrixos, un « frémissement ».
Celui-ci est le symbole d’une première « expérience » d’ouverture qui a lieu dans une totale et candide ignorance du chemin, souvent bien des années avant que le chercheur ne se mette en route. (C’est pourquoi il serait hasardeux de vouloir rapprocher ce dernier d’Épaphos « l’attouché », le fils d’Io que nous avons rencontré parmi les ancêtres de Persée.)
Cette expérience se manifeste comme une grande joie intérieure, un calme et une plénitude. L’excitation apportée par le vital non purifié n’y prend aucune part. Elle est accompagnée du sentiment d’une très forte présence au monde et d’un sentiment de grande légèreté. Elle résonne comme une promesse. Le chercheur en effet – ou l’humanité, d’un point de vue plus large – ne s’engagerait pas dans la quête si un événement annonciateur dont la nature lui échappe souvent ne lui avait en quelque sorte fait la promesse d’un état nouveau, source d’une immense joie.
Mais lorsque beaucoup plus tard le chercheur fait ses premiers pas sur le chemin, attiré par les rigueurs d’une ascèse souvent absurde représentée par Ino et ses enfants, il ne peut le plus souvent faire le lien avec le souvenir de cette expérience et des états qui l’ont accompagnée.
Ino, avec les lettres structurantes, est le symbole de l’évolution dans l’incarnation. Fille du roi de Thèbes, elle est aussi l’expression d’un mouvement de purification dans l’incarnation (peut-être son nom signifie-t-il « purger »). Parmi les voies représentées par les filles de Cadmos, elle illustre celle du chercheur qui se tourne vers un itinéraire « balisé » et y travaille avec excès. Ses enfants symbolisent « la quête de liberté soumise à des principes » (Léarchos) et semble-t-il « celui qui travaille en force » (Mélicerte). Cette voie d’incarnation qui s’appuie sur des règles et la volonté de l’ego est « jalouse » des « expériences » passées : le chercheur qui ne sait comment retrouver la ou les expériences originelles, celles de son enfance ou celles plus tardives, veut les ignorer (pour le récit mythique, les détruire). Engagé dans une ascèse forcée qui suit le mouvement de l’évolution et la suprématie du mental logique, il ne peut concilier la réalité de son engagement et le souvenir de cette première expérience de plénitude : Ino veut donc faire mourir les enfants de Néphélé.
Pour atteindre ses fins, le chercheur persuade sa nature réceptive (les femmes) de brûler le grain avant les semailles, s’obligeant à se purifier avant même d’avoir mis les graines en terre et produit des fruits, c’est-à-dire avant même d’avoir accompli un juste développement de son être extérieur.
La conséquence en est une impossibilité de toute fructification de ses efforts. Il s’ensuit une impasse spirituelle (une famine) et un conflit dans la conscience avant que le chercheur ne puisse s’établir sur le « juste chemin », lequel sera symbolisé par la troisième épouse Thémisto « la loi de ce qui est droit, juste ».
(Certains auteurs ajoutent les tentatives déjouées de Thémisto pour faire disparaître les enfants d’Ino, c’est-à-dire pour cesser toute ascèse excessive dirigée par le mental.)
Mais le souvenir de cette toute première ouverture devait être conservé et gravé dans la mémoire, première manifestation d’une sensibilité affinée que le chercheur mettra des années à retrouver (Phrixos est sauvé par « un bélier à la toison d’or », toison que Jason devra aller chercher en Colchide).
Lorsque le bélier est ailé, ce qui est généralement le cas, c’est le signe que cette première expérience se produit sur un plan mental.
Cet « enlèvement » préfigure donc la première grande expérience consciente d’illumination. Les deux expériences (les aventures de Phrixos et de Jason) sont en effet de même nature : des ouvertures qui résultent d’un développement de la sensibilité ou de la conscience (qu’il ne faut pas bien sûr confondre avec la sensiblerie) et permettent de percevoir des vibrations plus fines. La toison d’or représente ici une sensibilité générale de l’être tandis que les cheveux d’or ou roux que nous rencontrerons ailleurs illustrent une intuition exacte.
Le bélier marche en tête du troupeau et c’est aussi le premier signe du zodiaque : il révèle donc un commencement. Il peut avoir conservé en Grèce le symbolisme qui lui était donné dans les Védas où il représentait la monture d’Agni, le support du feu intérieur ou être psychique. En ce sens, il est non seulement synonyme d’« éveil » mais aussi de pureté spirituelle. Il était en certains lieux de Grèce étroitement associé à Hermès et Apollon, et donc à la fois à la voie de l’ascension des plans de conscience et à celle de la purification. En haute Égypte, il était lié au dieu Amon. On peut voir à Karnak une allée de sphinx à têtes de bélier qui pourraient figurer la domination de la force (qui supporte et entraîne l’être psychique) sur la nature animale.
Si Hellé tombe dans la mer dès la sortie de la mer Égée à la frontière de l’Europe et de l’Asie, c’est-à-dire à celle qui sépare une « large vision » du « nouveau » inconnu, bien loin de la Colchide, c’est pour indiquer que le processus d’individuation (Hellé) cesse à la fin de la traversée du mental supérieur afin de permettre la réalisation de l’union. L’accès au mental illuminé ouvrirait donc les portes de la possibilité de transformation physique.
La Propontide (actuelle mer de Marmara) est située entre la mer Égée (pelagos aigaion) et le Pont-Euxin (la mer Noire). Elle est reliée à la première par l’Hellespont (le détroit des Dardanelles) et à la seconde par le Bosphore (le passage de la vache). On peut suivre avec cette géographie symbolique la progression sur le chemin, depuis la mer « tempétueuse » (pelagos aigaion) pour la spiritualité débutante, jusqu’au passage vers l’illumination, le Bosphore.
L’histoire d’Ino et de ses deux enfants se termine par une mutation. Sous l’impulsion d’Héra qui veille au mouvement juste de l’évolution, il est mis fin à cette direction erronée du chemin. Mais seule doit disparaître la soumission à des règles strictes ou à des principes (Léarchos). C’est pourquoi Léarchos meurt sous les flèches de son père frappé de folie par Héra. Les mythes expliquent souvent en effet un infanticide par une folie du parent, infanticide qui illustre l’arrêt d’un processus évolutif (cf. par exemple la « folie » d’Héraclès).
Quant au « travail en force », il doit se transformer en une « ardeur pour la lutte » qui puise ses forces son énergie dans un vital harmonisé (Mélicerte doit désormais agir en tant que Palaimon, divinité marine).
De même Ino, symbole de la quête tournée vers l’incarnation, doit se transformer en Leucothée, la déesse blanche, expression d’une quête de pureté ou de justesse intérieure. Elle viendra alors au secours des marins en perdition et en particulier d’Ulysse : quand les chercheurs affronteront les difficultés du yoga, ils recevront l’aide de cette « exactitude » intérieure et des forces qu’elle suscite pour surmonter les épreuves et poursuivre le processus de purification.
Sisyphe instaura alors « les jeux isthmiques » en l’honneur de Mélicerte-Palaimon. Ils marquent la première victoire dans la quête, lorsque le chercheur s’engage sur un « juste chemin » (le mariage avec Thémisto) qui est dans toutes les traditions spirituelles un chemin étroit (un isthme). Il doit pour cela laisser derrière lui les ascèses excessives et abandonner en partie l’exercice de sa propre volonté sur la direction du chemin (la mort de Léarchos). Cette étape est marquée par la migration d’Athamas de la Béotie vers la Thessalie, province de nombre de héros parmi lesquels figure Jason qui partira à la conquête de la Toison d’or. Elle marque l’entrée effective sur le chemin.
Phrixos ayant sacrifié le bélier à Zeus fit présent de sa toison au roi Aiétès. Celui-ci la cloua sur un chêne dans sa capitale Aia « le lieu de l’existence-conscience » et la fit garder par un dragon qui ne dormait jamais (selon d’autres, il la conserva en son palais). Ainsi fut maintenu dans la conscience du chercheur le souvenir lumineux et indélébile de ces premiers frémissements de l’âme (la toison fut fixée à une structure quasi éternelle car le chêne était réputé pour sa longévité).
Rappelons qu’Aiétès est fils du soleil Hélios et représente l’une des manifestations du supramental, « la capacité d’une vision vraie et totale, de l’ensemble dans toutes ses parties », tandis que sa sœur Circé est celle de « la vision du détail en Vérité ». Nous les retrouverons tous deux dans l’étude du mythe de la Toison d’Or.
Aiétès donna en mariage à Phrixos une de ses filles nommée Euénia, « l’obéissance (au Réel) » (ou Chalciopé « une voix d’airain », c’est-à-dire « une puissante expression », ou encore Iophassa « une conscience brillante »).
MAGNÈS : l’aspiration
Nous avons déjà mentionné que la présence de Magnès parmi les enfants d’Éole n’était attestée que par Apollodore. Martin West a suggéré Minyas à sa place selon Timothy Gantz, qui, semble-t-il, s’oppose à cette hypothèse,.
Le Catalogue des femmes, source la plus fiable concernant les généalogies de l’époque homérique, présente malheureusement une lacune dans la liste des enfants d’Éole. Aucune autre liste ne nous est parvenue avant celles d’Apollodore et de Pausanias à la fin de la période hellénistique.
D’autre part, Magnès « l’aimant » et donc « l’aspiration » est présenté de façon beaucoup plus logique dans le Catalogue des Femmes comme un fils de Thuia « la conscience intérieure », elle-même fille de Deucalion et donc sœur d’Hellen : la quête ne peut en effet commencer tant que cette « aspiration » n’est pas née, aspiration qui est le signe distinctif des Hellènes, les guerriers en quête du contact avec l’Absolu.
Nous retrouvons alors au début du chemin les nécessités fondamentales de l’engagement illustrées par les cinq enfants de Deucalion :
– Thuia « l’aspiration »
– Pandora « le don de soi »
– Amphictyon « l’élargissement indéfini de la conscience »
– Protogénie « l’aventure de la conscience » ou « l’adaptation au mouvement du devenir »
– Hellen « l’abolition de l’ego par l’égalité parfaite »
Selon une autre hypothèse, le nom manquant serait Aethlios « la liberté intérieure », le premier roi d’Élide (la province de la « libération »), ainsi que mentionné par Pausanias, bien que ce héros soit aussi le plus souvent cité comme un fils de Zeus et Calycé « bouton de fleur », elle-même fille d’Éole. Cette hypothèse semblerait confirmer les dires de Phérécyde selon lesquels Protogénie n’aurait pas eu d’enfant.
La descendance d’Aethlios « la liberté intérieure » concerne en effet l’entrée dans les dernières étapes sur le chemin de la libération. On y trouve de grands personnages tels Léda (la mère des Dioscures, d’Hélène et de Clytemnestre), Œnée « l’ivresse divine », Diomède « celui qui se soucie du Divin », Méléagre « qui poursuit le travail d’exactitude » et Déjanire « le détachement ».
La femme d’Aethlios, Calycé, qui représente « un être psychique en bouton », lui donna un fils Endymion « celui qui est rempli de conscience consacrée », résultat d’un don de soi total et symbole de la fin de l’ego (c’est le héros dont Séléné tomba amoureuse et qui demanda le sommeil éternel).
Aethlios peut donc avoir sa place aussi bien dans la descendance de Protogénie, place qui lui est d’ordinaire dévolue, que comme enfant d’Éole.
Si on le place parmi les enfants d’Éole, la seule incertitude pourrait concerner sa position par rapport aux deux derniers enfants, Périères et Déion.
En attendant des études plus approfondies sur cette question, nous maintenons dans ce chapitre l’étude de Magnès bien qu’il n’ait aucune postérité notable et soit plus logiquement un fils de Thuia.
Magnès tire son nom de « la pierre de Magnésie », autre nom de l’aimant.
Il est donc le symbole de l’élément essentiel du chemin, « l’aspiration ». Cette dernière se manifeste au début par un manque, un besoin « d’autre chose », une soif au fond de l’être qui appelle un autre monde ou une joie oubliée ou encore une immensité perdue, hors du connu.
Cette aspiration naît quand l’homme a épuisé son désir pour « les joies du monde », quand il commence à percevoir son appartenance à un monde plus vrai et se met en quête d’un ailleurs qu’il ne peut ni définir ni décrire, seulement mû par un mouvement qu’il peut reconnaître chez d’autres chercheurs.
Nous avons déjà rencontré les deux enfants de Magnès, Dictys et Polydectès, dans l’étude du mythe de Persée, car c’est Polydectès « celui qui reçoit beaucoup » qui obligea Persée à combattre la Gorgone. Il représente la partie réceptive du chercheur qui continue à recevoir « d’en haut » tandis que son frère Dictys « le pêcheur au filet » évoque le labeur, l’humilité et l’incarnation dans le monde.
C’est la phase où le chercheur commence à affronter ses peurs, plus ou moins délibérément, plus ou moins consciemment.
SALMONÉE : la première illusion spirituelle et la conscience témoin (Tyro)
Salmonée s’était mis en tête d’imiter Zeus et pour ce faire, il avait attaché à son char des pots de bronze afin de simuler le tonnerre et lançait des torches allumées dans le ciel en guise d’éclairs. Selon Hésiode, il se serait aussi arrogé le nom de Zeus. Selon Apollodore, il aurait même ordonné que les sacrifices à Zeus lui soient transférés.
Certains le disaient originaire de Thessalie, ayant par la suite émigré en Élide.
Zeus en fut très irrité. Il fit résonner le tonnerre et ébranla la terre. Puis il descendit de l’Olympe, foudroya Salmonée et l’envoya dans le Tartare. Il n’épargna ni son peuple ni sa ville. Seule sa fille Tyro fut sauvée car elle s’était opposée à sa volonté d’égaler les dieux. Zeus la conduisit alors auprès de son oncle Créthée qui l’éleva.
Salmonée « celui qui se pavane » représente une erreur commune des débutants, celle de l’ego qui s’imagine dans une position spirituelle avancée, pense avoir tout compris du chemin et prétend même guider les autres alors qu’il n’en a intégré que des rudiments. Le chercheur s’illusionne sur son compte en toute bonne conscience et prétend détenir et enseigner « La Vérité » : c’est pour cela qu’il demande que les sacrifices soient transférés sur sa personne.
Apollodore précise que Salmonée avait quitté la province des chercheurs ordinaires, la Thessalie, pour émigrer en Élide, la terre de la « libération » où se trouve la cité des « vainqueurs », Olympie. Mais ce ne pouvait être que présomption car le chercheur à ce stade-là ne peut agiter que des semblances de vérités supérieures (les torches allumées) et de pouvoirs (le tonnerre) par lesquelles il tente de se convaincre lui-même de sa connaissance des lois spirituelles. Cette attitude n’est fondée que sur quelques petites expériences ou synchronicités qui accompagnent l’entrée sur le chemin.
Salmonée s’unit à Alcidice, cherchant en cela à réaliser « la juste manière d’agir » ou plutôt « la puissante règle impérative, la règle (de l’évolution sur le chemin) que l’on ne peut transgresser » : il voudrait trouver et même prétend avoir trouvé les lois de la progression spirituelle hors desquelles point d’éveil ni de libération. C’est en cela qu’il se prétend l’égal de Zeus, qui règne sur le plan où se tiennent les forces qui dirigent le chemin.
Cependant, il y a un élément dans le chercheur (représenté par sa fille Tyro) qui n’est pas dupe de cette mascarade et se dresse contre cette prétention, semant le doute et la confusion. Aussi faible soit sa marge d’action (non seulement c’est une fille mais c’est aussi son enfant), elle n’en manifeste pas moins son opposition.
Le chercheur ne pourra quitter cette impasse par sa seule volonté : il faudra une sérieuse remise en place par l’action de la réalité (une puissante intervention de Zeus).
Avec les lettres structurantes, Tyro représente « une juste évolution de la conscience la plus haute » qui remet en cause les certitudes. Nous l’associons donc ici à la conscience « témoin ». Il ne s’agit pas ici du témoin psychique (manifestation automatique de la conscience psychique gouvernée par les dieux Apollon et Artémis qui sait immédiatement ce qui est juste), mais celui produit par l’évolution elle-même (Tyro appartient aux généalogies de l’ascension des plans de conscience), qui se dissocie de l’erreur du fait même que le chercheur s’est pleinement impliqué dans sa participation au monde et dans le développement de sa personnalité.
Pour mettre fin à cette déviance d’orgueil, il faut d’abord que « la parole » du témoin intérieur puisse parvenir à la conscience, c’est-à-dire que Tyro soit née. Pour certains, cela peut prendre de nombreuses années. Ce n’est que lorsque cette parole est suffisamment puissante – c’est-à-dire lorsque le chercheur est capable de tirer les enseignements de l’écroulement de ses prétentions – que la conscience supérieure (la réalité) choisit d’agir et met fin rapidement à ce faux mouvement. Zeus « nettoie » l’ensemble de façon assez radicale, car le chercheur ne devra jamais plus retomber dans cette erreur : le roi est envoyé dans le Tartare et son peuple (y compris les femmes, les enfants, les serviteurs et même leurs habitations) est rayé de la surface de la terre pour servir de leçon aux autres mortels.
Tyro échappe bien évidemment à la destruction car la conscience « témoin » doit conduire à bien d’autres progressions. Toutefois, cette conscience spirituelle naissante ne va pouvoir se développer efficacement que sous la direction d’une force plus équilibrée. C’est pourquoi, Zeus confie son éducation à son oncle Créthée, le cinquième des enfants d’Éole, car elle est encore très jeune. Créthée est en effet le symbole d’une « juste progression de l’ouverture au monde intérieur » ou d’une « tête bien posée », ou encore peut-être d’une « certaine modération ou tempérance ».
CRÉTHÉE : la progression de la conscience témoin et de l’ascension des plans de conscience. L’expérience de l’illumination
Avec Créthée, le grand père de Jason, nous abordons la première grande expérience spirituelle qui était l’une des expériences les plus recherchées dans la Grèce ancienne si l’on en juge par la célébrité du mythe.
Ce qui ne saurait étonner car les autres grandes épopées – la chasse au sanglier de Calydon, les guerres de Thèbes, la guerre de Troie et les aventures d’Ulysse – traitent d’expériences réservées à une très petite minorité. En revanche, la quête de la Toison d’or semblait accessible aux disciples sincères.
Cette expérience est le résultat de la combinaison de plusieurs facteurs. En effet, Tyro « l’évolution de la conscience la plus haute » ou la conscience témoin eut d’abord des jumeaux de Poséidon, Pélias et Nélée, avant de donner trois enfants à son oncle Créthée : Phérès, Amythaon et Aéson. C’est l’action conjuguée des progressions représentées par ces personnages qui entraînera la quête de la Toison d’or. C’est Pélias « la partie sombre, ignorante du chemin » ou « la volonté ignorante de bien faire qui est aussi résistance à l’évolution », fils de Tyro et de Poséidon, et donc représentant d’une action semi-consciente, qui sera l’instigateur de la quête. Phérès « l’endurance » et Amythaon « la croissance du silence intérieur » joueront une part importante. Les parents de Jason, Aéson « la conscience humaine intellectuelle supérieure » ou « l’accomplissement humain » unie à Polymède, qui tend vers « un mental puissant », petite fille d’Hermès « le surmental », en seront les acteurs majeurs.
Selon la généalogie donnée par les Anciens, cette première grande expérience spirituelle apparaît donc comme l’irruption d’une force du surmental dans la conscience d’un chercheur engagé sur la voie de l’ascension des plans de conscience.
Elle peut cependant avoir des répercussions sur le centre psychique en donnant par exemple un fort sentiment de la « présence » divine.
C’est cette expérience qui est décrite en détail par Apollonios de Rhodes dans les Argonautiques. Elle est couramment décrite comme une expérience « d’illumination », c’est-à-dire la descente d’une force spirituelle qui illumine en premier lieu le mental.
Il n’est peut-être pas inutile de préciser que le chercheur engagé sur une toute autre voie pourra vivre une première grande expérience spirituelle totalement différente.
La branche de Poséidon-Tyro : Pélias et Nélée
Créthée fonda la ville d’Iolkos en Thessalie et y éleva Tyro. Lorsque celle-ci eut atteint l’âge adulte, elle s’éprit du fleuve Énipée. Un jour, tandis qu’elle se rendait sur ses rives, Poséidon prit la forme du fleuve et s’unit à elle près de l’embouchure, soulevant une immense vague pour que leur union soit dérobée aux regards. De leur étreinte naquirent les jumeaux Pélias et Nélée. Poséidon révéla son identité à Tyro et lui demanda d’élever les enfants tout en l’exhortant à taire leur liaison.
(Dans une variante, les enfants furent élevés par des dresseurs de chevaux. Juste après leur naissance, l’un des jumeaux reçut un coup de sabot qui laissa sur son visage une trace « sombre » indélébile. Il fut donc appelé Pélias « le sombre » tandis que son frère jumeau était nommé Nélée.
Dans d’autres versions, Tyro aurait été maltraitée par Sidéro, une seconde épouse de Salmonée. Devenus grands, les jumeaux libérèrent leur mère de l’emprise de Sidéro « la femme de fer » que Pélias aurait ensuite tuée.)
Devenus adultes, Pélias et Nélée se disputèrent le pouvoir. Pélias chassa Nélée d’Iolkos. Ce dernier quitta la Thessalie et s’exila en Messénie où il fonda la ville de Pylos. Il épousa Chloris dont il eut douze fils – parmi lesquels Nestor, Periclyménos et Chromios – et une fille Péro. À l’exception de Nestor, tous les fils devaient être tués par Héraclès beaucoup plus tard, une fois les douze travaux accomplis.
Pélias resta en Thessalie à Iolkos dont il devint le roi après la mort de Créthée. Il épousa Anaxibie dont il eut un fils Acastos et quatre filles, Pisidicé, Pélopia, Hippothoé et Alceste.
Un jour, il organisa en l’honneur de Poséidon un sacrifice auquel il convia tous ses sujets. Voyant arriver à la fête un homme qui n’avait qu’un seul pied chaussé, il se souvint qu’un oracle lui avait prédit de se méfier d’un tel signe, car cet homme pourrait le détrôner (ou le tuer). Or l’inconnu n’était autre que son neveu Jason, fils d’Aéson et petit fils de Créthée. Pour écarter tout danger, Pélias l’envoya conquérir la Toison d’or, persuadé qu’il trouverait à coup sûr la mort dans cette aventure.
La branche issue de Tyro et de Poséidon exprime un travail du « subconscient » en soutien à la « juste évolution de la conscience mentale la plus haute » (Tyro).
D’autre part, un courant de conscience qui crée « le lien entre l’esprit et la matière » est « appelé » par cette évolution (Tyro aspire à s’unir au fleuve Énipée, le plus beau des fleuves selon Homère).
Tandis que le chercheur aspire à vivre une expérience d’évolution vers l’union (l’amour de Tyro pour l’Énipée), la fécondation se produit uniquement dans le subconscient. Mais le plus haut de la conscience est averti d’un évènement intérieur (Poséidon se fait connaître à Tyro) mais ne doit pas chercher à en informer le reste de l’être tout en s’occupant d’en gérer les résultats (Tyro doit se taire sur l’origine des enfants issus de l’union tout en les élevant).
Autrement dit, le subconscient agissant dans la partie la plus haute du mental (Poséidon uni à Tyro) contribue à sa façon à mettre en place les éléments nécessaires à la quête de la Toison d’or. Les noms des jumeaux semblent définir d’une part une impulsion « inexorable » vers l’individuation (Nélée) et d’autre part un mouvement plus « indécis et sombre » avec une puissante empreinte de la force vitale (Pélias).
Ces deux mouvements sont fortement marqués par le subconscient. C’est pourquoi le chercheur ne reconnaît pas la participation de l’inexorable comme partie intégrante du chemin (Pélias chasse Nélée de Thessalie).
Mais c’est pourtant cette part d’inexorabilité qui fera franchir le seuil (Nélée s’installe à Pylos « la porte »).
(Une autre interprétation de ce passage pourrait être construite autour du nom de Nélée compris avec les lettres structurantes comme « l’évolution du processus d’individuation ».)
Nélée et ses enfants
Nélée s’unit à Chloris « frais » (le mouvement « inexorable » lié au passé ou au « karma » qui cherche « le nouveau »). Celle-ci lui donna douze fils et une fille Péro d’une grande beauté (très vraie) que tous les hommes de l’époque souhaitaient épouser.
Péro peut être comprise soit comme « l’incomplétude » moteur du chemin, soit comme « l’évolution juste dans le lien ». Péro s’unira finalement à son cousin germain Bias « la force » et engendrera Talaos « l’endurance ».
Parmi les douze fils de Nélée, trois sont cités par Homère : Nestor « l’évolution de la rectitude dans l’incarnation, la sincérité » ou « la capacité d’intégration de l’expérience », Chromios, et Periclyménos « tout ce qui concerne l’acquis ».
Beaucoup plus tard onze d’entre eux mourront de la main d’Héraclès, ce qu’ils représentent n’ayant plus d’utilité ou étant devenu un obstacle pour la suite du chemin et seul Nestor sera épargné. Cette disparition des onze frères de Nestor intervient selon certains à la fin du dixième travail, lors du retour des troupeaux de Géryon vers Mycènes, soit beaucoup plus tard après le meurtre d’Iphitos. Elle marque la fin de la nécessité des forces contribuant à la libération, et donc l’état d’un chercheur « libéré » de l’ego, du désir et des dualités. Seule « la sincérité » sera nécessaire pour poursuivre le chemin dans le corps.
Nestor vivra très vieux et participera selon certains à toutes les grandes épopées. Il sera même présent à Troie où il conduira un contingent de guerriers plus de trois générations plus tard. Dans l’Iliade, il est le « vieux meneur de char », un élément qui dirige la quête depuis les origines. Il sera l’un des rares à revenir de cette guerre, celui qui en a intégré la raison et l’issue, représentant de la sincérité qui ne peut s’éteindre tant que dure la quête. Veillant sur « l’intégration », il agit comme « un gardien des portes du Temple » : c’est pourquoi il règne à Pylos « la porte » ou « le passage ».
Pélias et ses enfants
L’autre jumeau fils de Tyro et Poséidon est Pélias « le sombre », celui qui est « indécis » et « ignorant » de son chemin. Si Nélée est l’impulsion « d’en haut », il est celle venue « d’en bas ». Il représente en effet dans l’être ce qui est marqué par une forte impulsion vitale, car il est celui qui porte l’empreinte indélébile d’un fer à cheval sur la joue. C’est aussi la volonté ignorante de bien faire qui est aussi résistance à l’évolution. Réclamant à Jason la Toison d’Or, il constitue le moteur transitoire de cette période de la quête et n’y survivra pas. Comme il est indispensable en son temps, il sera célébré par de grands jeux après sa mort ourdie par Médée au retour de Colchide. Si la domination de l’élan vital est nécessaire au départ, elle devra céder la place à la flamme intérieure de l’être psychique.
Pélias s’unit à Anaxibie « la force qui domine » ou encore à Philomaché « qui aime le combat » dont il eut plusieurs enfants parmi lesquels Alceste « une forte rectitude ou sincérité » et Pasidicé « la justice en toutes choses ».
Notons que pour certains auteurs, Tyro fut longtemps maltraitée par sa marâtre alors nommée Sidéro : « la juste évolution de la conscience mentale la plus haute » (Tyro) ne peut s’exprimer librement à cause des contraintes et limitations induites par les rigidités mentales du chercheur (Sidéro signifie « de fer »). Nous avons déjà mentionné que le yoga était un processus d’élargissement et d’assouplissement sur tous les plans. Pendant une très longue période, le chercheur sera donc encore sous l’emprise de cristallisations mentales, de croyances, de préjugés, d’opinions, etc. qui sont un terrible frein au yoga. La suppression de l’identification et de l’attachement à toutes ces formes mentales fait partie intégrante de cette première phase du yoga.
La branche de Phérès (issue du couple Créthée-Tyro)
Nous allons commencer l’étude des trois branches issues de l’union de Créthée et Tyro par celle de Phérès « l’endurance ».
Créthée était installé en Thessalie et sa descendance appartient donc à la province des chercheurs ordinaires.
Phérès fonda la ville qui porte son nom en Thessalie et dont il fut le roi. Son demi-frère Pélias avait succédé à Créthée sur le trône d’Iolcos. Phérès épousa Periclyméné dont il eut deux enfants, Admète et Lycourgos, le père d’Opheltes.
Le nom Phérès évoque celui « qui supporte, qui endure » et avec les lettres structurantes « l’action juste de la conscience supérieure dans l’être ».
Il représente l’une des bases essentielles du yoga dans le processus de libération, « l’endurance » sans laquelle rien ne peut être accompli.
Cette action de la conscience supérieure s’exprime de deux façons incarnées par les fils de Phérès, Admète « celui qui est insoumis » ou « non captif », c’est-à-dire celui qui se rebelle devant toutes les chaînes et limitations, et Lycourgos (Lycurgue) « la lumière intérieure naissante ».
Le nom Admète peut aussi exprimer « une puissante maîtrise » si le préfixe alpha n’est pas considéré dans son sens privatif mais copulatif. Cette histoire pourrait donc également être interprétée sur la base du travail d’une « puissante maîtrise » (Admète) cherchant à réaliser « une sincérité parfaite » (Alceste).
Admète et Alceste
Admète, fils de Phérès, s’éprit d’Alceste, la fille de Pélias. Mais ce dernier avait annoncé qu’il ne donnerait sa fille qu’à celui qui pourrait atteler ensemble pour tirer un char un lion et un sanglier. L’épreuve paraissait irréalisable.
Or, à la même époque, Apollon était au service d’Admète comme bouvier. (Nous avons vu précédemment que Zeus avait foudroyé Asclépios, fils d’Apollon, ce qui avait provoqué la vengeance de ce dernier qui tua les Cyclopes et la punition que lui infligea Zeus en retour.)
Apollon qui appréciait Admète et avait déjà doublé le nombre de ses troupeaux réalisa l’attelage exigé et le lui offrit, lui permettant ainsi d’épouser Alceste.
Mais Admète oublia d’honorer Artémis lors des cérémonies du mariage. Aussi, quand il ouvrit la chambre nuptiale la trouva-t-il grouillant de serpents, présage d’une mort prématurée. Apollon, pour la seconde fois, vint à son secours. Il expliqua à Admète son erreur et lui indiqua comment apaiser la déesse.
Il persuada aussi les Moires (selon Eschyle, en les enivrant) de le rendre « immortel » si quelqu’un le moment venu acceptait de mourir à sa place.
Mais lorsque l’heure arriva, il ne se trouva personne qui acceptât de se sacrifier, pas même les propres parents âgés d’Admète. Au tout dernier moment cependant, sa femme Alceste se proposa.
(Platon affirme par la bouche de Phèdre que les dieux émus par ce geste lui accordèrent de rester aux côtés de son époux.
Selon Euripide, le jour même de la mort d’Alceste, Héraclès fit une halte chez Admète en allant s’emparer des Juments de Diomède. Il livra alors combat à Thanatos sur la tombe de celle-ci, la ramenant parmi les vivants.)
Admète et Alceste eurent un fils Eumélos qui, selon l’Iliade, possédait les deux juments les plus rapides après les chevaux d’Achille. Elles étaient « rapides comme des oiseaux, de même poil, de même âge et de taille si égale que leurs dos étaient de niveau ». Apollon les avait élevées en Piérie et elles « portaient partout la terreur d’Arès ».
Nous avons vu précédemment le début de l’histoire : Zeus avait foudroyé Asclépios et Apollon avait tué par vengeance les Cyclopes (la conscience mentale la plus haute annule la capacité d’investigation dans les profondeurs de la conscience et la lumière psychique fait disparaître du même coup les « intuitions justes » ou les « visions » d’ordre supérieur).
L’être psychique doit alors travailler au service de l’ego qui œuvre à se libérer (Apollon fut envoyé au service d’Admète, celui qui travaille à « se libérer du joug »).
Cela se fait de bonne entente et c’est pourquoi la lumière psychique permet de nombreux progrès dans cette libération (Apollon doubla les troupeaux d’Admète.)
Cette « volonté de libération » tend vers une « forte rectitude-sincérité » (Admète veut s’unir à Alceste). Mais le chercheur ne peut réaliser par les seules forces de la volonté de son être extérieur ce qui est exigé pour cela, à savoir faire travailler ensemble sans les combattre ni les réprimer mais en utilisant leurs énergies combinées aux fins de la quête, l’ego (le lion) et les forces animales et instinctives les plus primitives (le sanglier) sous la direction de la plus haute conscience possible (le conducteur du char).
Ordinairement en effet, lorsqu’elles ne sont ni étouffées ni refoulées, ces forces tirent chacune de leur côté et, du moins pour les forces vitales archaïques, sans la moindre volonté de coopérer au chemin.
Ce qui est demandé à ce stade, ce n’est ni de tuer définitivement le lion (premier travail d’Héraclès), ni même le sanglier (ce qui fera l’objet plus tard de la chasse au sanglier de Calydon), mais de maîtriser suffisamment leurs expressions et conjuguer leurs forces pour les faire coopérer à la quête. Il s’agit donc surtout d’éviter un gaspillage d’énergies par un travail de « justesse ».
Le sanglier est le symbole des expressions non raffinées de la vie animale en l’homme liées aux « nécessités vitales » (les façons grossières de se nourrir, de dormir, de pratiquer la sexualité, etc.).
Il ne s’agit donc pas ici d’exercer des contraintes telles que l’excès de jeûne, de veille ou d’abstinence sexuelle – toutes choses qui peuvent êtres utilisées par certains à des fins de domination – mais d’un juste équilibre.
L’ego seul ne peut appréhender l’attitude juste car il ne peut que naviguer entre laisser-aller et contrainte exagérée. Aussi est-ce Apollon, l’ouverture à la lumière psychique (l’être intérieur), qui réalise l’attelage et l’offre à Admète.
Le chercheur cependant n’est pas assez attentif à la nécessaire purification de sa nature (Admète oublie d’honorer Artémis). C’est pourquoi il lui est montré que « sa volonté de libération » – sans la purification correspondante – devient rapidement sans effet (Admète doit mourir prématurément).
En se retournant vers son être intérieur, il reçoit à la fois l’explication de son erreur et le moyen d’y remédier avec l’indication de ce qui doit être purifié et mis en ordre (Apollon lui expliqua comment apaiser la déesse).
La lumière psychique souhaite de plus hisser « cette volonté de libération » jusqu’à la non-dualité (Apollon intervient auprès des Moires afin qu’Admète devienne immortel), c’est-à-dire que l’action correspondante procède de l’unité et non plus de l’ego. Ceci ne peut se produire qu’à un stade avancé de la quête qu’Euripide seul situe durant le huitième travail d’Héraclès.
Cela nécessite en outre un changement de plan avec l’obligation d’obéir d’une manière ou d’une autre aux lois de l’évolution de la conscience (aux arrêts du destin). Car les Moires sont les arbitres divins qui seuls peuvent juger si telle ou telle progression est accomplie. Elles doivent donc en recevoir la preuve : quelqu’un doit offrir sa vie pour en attester, la mort indiquant une réalisation. Et la seule preuve attestant qu’Admète a accompli son travail, c’est la mort de sa femme Alceste (le but d’un héros étant symboliquement représenté, comme nous l’avons établi, par sa femme). Quand le chercheur est parvenu à la réalisation d’une « parfaite sincérité », il peut alors entrer dans le monde de la non-dualité (l’immortalité).
(Le fait que les dieux – ou Héraclès – aient permis à Alceste de revenir parmi les vivants afin de vivre avec Admète n’est pas attesté dans les mythes anciens et ne nous semble pas cohérent, sauf à considérer la poursuite de l’effort de sincérité au-delà du plan de la non-dualité, dans le corps.)
Selon certains auteurs, Admète « le travail de libération » participa à la quête des Argonautes ainsi qu’à la chasse au sanglier de Calydon, laquelle précède d’une génération les guerres de Thèbes et de deux la guerre de Troie. Cette chasse se produit à un stade plus avancé sur le chemin et la participation d’Admète laisse entendre qu’à ce moment-là, il ne s’agit plus simplement de faire en sorte que les forces vitales primaires ne soient plus un obstacle dans la quête (attelées avec l’ego) mais soient éradiquées de l’être du chercheur.
Admète et Alceste eurent un fils Eumélos « harmonieux, bien articulé (chaque chose à sa place) » qui selon Homère possédait les chevaux les plus rapides après ceux d’Achille : c’est « l’harmonie » dans laquelle chaque chose est à sa place, résultat d’une « puissante volonté de libération » et « d’une grande sincérité » qui permet l’avancée la plus rapide sur le chemin, du moins jusqu’à ce qu’entrent en scène les chevaux d’Achille.
Lycourgos
Phérès eut un autre fils, Lycourgos « celui qui désire passionnément la lumière » qui devint le roi de Némée en Argolide, la ville ou doit s’opérer la consécration et la fin de l’ego (la mort du lion qui sévit aux abords de cette ville et fut tué par Héraclès). Il eut d’une Eurydice homonyme « la juste manière d’agir » un fils Opheltès « celui qui cherche à servir ». Encore enfant, celui-ci mourut mordu par un serpent lors du départ de l’expédition des Sept contre Thèbes. En effet, il fut déposé à terre alors qu’un oracle avait ordonné qu’on attende pour ce faire qu’il puisse marcher. En effet, la volonté de « servir » ne doit pas s’incarner tant qu’elle n’a pas acquis une maturité suffisante.
Opheltès fut alors renommé Archémoros « le Destin qui commande » ou « le Destin qui commence » qui consacre la fin de la volonté personnelle de servir, celle qui d’une manière ou d’une autre se déploie toujours en partie au bénéfice de l’ego. En son honneur furent célébrés les jeux Néméens lors du départ des Sept contre Thèbes. Ils se placent donc au début du travail de purification des centres (les chakras) qui intervient après la chasse au sanglier de Calydon. Ils forment avec les jeux Isthmiques, Pythiques et Olympiques, l’un des quatre grands jeux.
Toutefois, les sources concernant les généalogies d’Opheltès étant assez contradictoires, nous approfondirons l’étude de ce personnage lors de celle des guerres de Thèbes.
Phérès eut aussi une fille Eidoméné « la voyante » qui devint la femme d’Amythaon que nous allons considérer maintenant. La conscience supérieure qui pénètre l’être et qui « supporte » (Phérès) permet également de « voir vraiment » « ce qui est ».
La branche d’Amythaon (issue du couple Créthée-Tyro)
Le second fils de Créthée et Tyro est Amythaon. Ce dernier nom peut être compris de multiples façons. Nous retiendrons à la fois « celui qui ne prétend rien », « celui qui est sans projet personnel », « celui qui ne se raconte pas d’histoires » et aussi surtout celui « qui entre dans un certain silence (intérieur) ». Il est uni à Idoménée (Eidoménéé) « celle qui voit », la fille de Phérès. Le chercheur s’engage donc sur le chemin de ceux que la tradition nomme « les voyants » à l’instar des Rishis védiques des âges de l’Intuition. Cet état est caractérisé par une perception intuitive de la réalité qui est davantage de l’ordre de la vision que de la compréhension.
Amythaon s’installa avec son demi-frère Nélée « l’inexorable » à Pylos « la porte », ce qui les situe tous deux comme « gardiens du seuil ». Celui qui n’entre pas aussi dans une démarche de perception juste de la réalité ne peut franchir les étapes vers la libération et risque une longue errance.
Amythaon eut deux enfants : Bias « la force » et Mélampous « l’homme aux pieds noirs », lequel fut un célèbre devin symbole d’une intuition ou d’une « vision » issue des plans de l’esprit, sans ancrage dans la matière. Nous l’avons rencontré dans le mythe de Persée lors du partage de l’Argolide en quatre royaumes. Les descendants de ces deux héros joueront un rôle important dans les guerres de Thèbes.
La branche de Mélampous
Avec Mélampous « celui aux pieds noirs », les anciens introduisaient une lignée de devins dont les prédictions sont issues des hauteurs de l’esprit, pour les différencier de celles issues de la conscience psychique ou corporelle. D’autres devins en effet reçoivent leur inspiration du processus de purification/libération tel Tirésias, ou de la lumière psychique tels Manto, Mopsos, Idmon et le devin Calchas « pourpre », fils de Thestor « la rectitude qui vient de l’intérieur, la sincérité ».
Cf. la Planche 29 pour les lignées de devins. Le pourpre est la couleur qui comble la brèche du cercle chromatique des couleurs entre le magenta et l’indigo et symbolise le lieu de la matière divinisée. C’est pourquoi Perséphone qui a avalé un pépin de grenade (pourpre) ne peut totalement revenir dans le monde des « mortels » (des êtres vivant dans la séparation). La couleur pourpre liée à Calchas ne semble pas provenir toutefois de la grenade, mais d’un coquillage, signe d’une certaine perfection de la vie à son origine dans la matière. Le nom Calchas peut d’ailleurs être rapproché de Καλχαινω « méditer profondément ». Ce qui est confirmé par le nom de la sœur de Calchas, Leucippé « force vitale brillante, blanche ». Et c’est pourquoi Calchas reconnait que le devin Mopsos, dont l’intuition unitive provient du corps, lui est supérieur : l’intuition ne provient plus du vital, aussi profond soit-il, mais du corps.
Mélampous, comme on l’a vu au chapitre précédent, eut les oreilles purifiées par des serpents tandis qu’il dormait. Il apprit le langage des oiseaux et fut le premier mortel à prédire l’avenir : le chercheur devient capable de comprendre la langue sacrée des symboles que l’homme ordinaire « n’entend pas » et pressent qu’il a une tâche à accomplir. Après sa rencontre avec Apollon, une certaine illumination psychique vient éclairer ses intuitions purement mentales : Mélampous devint alors le meilleur pour la divination sacrée.
À ce stade, le chercheur acquiert sur le chemin une « sensibilité intuitive » qui lui permet non seulement d’interpréter les symboles, et en premier lieu ceux du mental et des rêves « la parole des oiseaux », mais aussi les signes (du Réel) dans la vie.
Nous avons également vu que Mélampous et Bias obtinrent une partie de l’Argolide après que Mélampous eut guéri les filles de Proïtos : les capacités intuitives prennent dès lors une place conséquente dans la quête.
La descendance de Mélampous « la sensibilité intuitive mentale », qui ne concerne que le développement de l’intuition dans l’ascension des plans de conscience, est organisée selon deux grandes lignées, celles de Mantios « la prédiction » et celle d’Antiphatès « celui qui rend très visible, manifeste ». D’autre part, plus on avance dans chaque lignée et plus les personnages expriment une sensibilité intuitive développée.
La lignée de Mantios « la prédiction », à la différence de celle des autres devins qui travaillent à partir de signes, s’appuie sur des visions, illuminations, révélations ou inspirations. Aussi est-elle considérée par les mythologues comme « divination inspirée ».
Mantios eut trois fils : Polyeides, Kleitos et Polypheides.
Polyeides « celui qui a de nombreuses visions »
Kleitos « celui qui est célèbre sur le plan supérieur de l’esprit ». Il était réputé très beau, c’est-à-dire capable d’une intuition très « juste »
Polypheides « celui qui obtient de nombreuses visions protectrices ». Bien qu’appartenant à la lignée de Mélampous, il reçut son don de prophétie d’Apollon, de la lumière psychique, signe d’une vision plus juste. Son fils Théoclymenos « un célèbre contact avec l’être intérieur » était réputé pour ses visions et assista Télémaque, le fils d’Ulysse.
Ce dernier est le père d’Oikles « une conscience célèbre », lui-même père d’Amphiaraos et d’Ériphyle « une grande qualité de présence » qui eut à son tour deux fils, Alcméon « une puissante consécration » et Amphilocos « celui qui réalise une puissante attention ».
L’autre lignée, celle d’Antiphatès « celui qui rend très visible, manifeste » ou à l’inverse « ce qui est indicible » est liée à une sensibilité plus psychique, quoique toujours traduite en termes mentaux. Antiphatès eut un fils Oikles « une conscience célèbre », lui-même père d’Amphiaraos « ce qui s’approche de la perception juste ». Ce dernier eut à son tour deux fils, Alcmaion « une puissante consécration » et Amphilocos « celui qui réalise une puissante attention » ou « l’intuition de ce qui doit naître (qui concerne l’accouchement) ». Les devins de cette lignée seront particulièrement actifs dans les histoires de Thèbes liées au processus de purification-libération.
La branche de Bias
Bias tomba amoureux de Péro, la fille de Nélée que tous les hommes désiraient. Mais Nélée ne voulait la céder qu’à celui qui lui rapporterait le bétail de Phylakos (fils de Déion) qui était gardé par un chien féroce. Bias demanda l’aide de son frère Mélampous, lequel accepta bien qu’il sache que cela lui vaudrait d’être emprisonné pendant un an chez Phylakos.
Lors de son emprisonnement, il entendit grâce à ses dons de divination la conversation des vers qui rongeaient la charpente. Il put ainsi échapper à l’effondrement du bâtiment en demandant à être changé de cellule. La gardienne qui l’avait cruellement traité ne put en réchapper.
Phylakos le reconnut alors pour le grand devin qu’il était et lui rendit sa liberté et ses troupeaux à condition toutefois qu’il soigne son fils Iphiclos. En effet, ce dernier était stérile car il avait été terrorisé dans son enfance par son père qui le poursuivait avec un couteau pour le punir d’une action déplacée. Ne pouvant rattraper l’enfant, le père avait planté le couteau dans un arbre et l’écorce l’avait recouvert avec le temps. Mélampous retrouva le couteau, recueillit la rouille et la mélangea à du vin dans une potion qu’il fit boire à Iphiclos pendant dix jours. Ce dernier guérit et conçut un enfant, Podarkès.
Bias put alors s’unir à Péro qui lui donna Talaos, lui-même père d’Adrastos et d’Ériphyle.
Ce processus se déroule dans une période de la quête difficile à préciser mais qui précède obligatoirement les guerres de Thèbes. Nous le traitons ici car nous pouvons considérer qu’il s’agit d’un processus dont les premiers cycles se déroulent lors de la quête de la Toison d’Or (ce pourquoi certains auteurs tardifs citent Talaos, fils de Bias, parmi les compagnons de Jason).
Il concerne l’effondrement de constructions mentales qui, pour ne pas perturber profondément le chercheur ou le faire tomber sous l’emprise de forces vitales, doit être mené avec discernement. Il doit être accompagné d’un travail profond sur la peur et la culpabilité.
Cette histoire commence lorsque le chercheur veut appliquer au sentiment « d’incomplétude » (Péro) une « force » (Bias) qui commence à agir en lui (pour remplir « le manque » ou « le besoin »).
Pour cela il a besoin de s’appuyer sur son intuition (Mélampous) afin que les expériences d’union (les troupeaux de Phylakos « le gardien », fils de Déion « l’union en conscience ») soient transférées et utilisées par Nélée, le mouvement « inexorable » du destin.
Cependant, cette « sensibilité intuitive » sait qu’elle devra se retirer à l’arrière-plan (être emprisonnée) pendant une durée symbolique d’une année, le temps que des forces minuscules mais tenaces « usent » les constructions mentales qui « gardent » l’évolution jusqu’à ce qu’elles s’effondrent (jusqu’à ce que les « vers » aient rongé la charpente de Phylakos « le gardien »).
Mais le chercheur est prévenu à temps de l’effondrement de ses structures mentales, « entendant » l’état d’avancement des dégâts de la bouche des « destructeurs » eux-mêmes, et il s’en sort sans dommage.
La sensibilité intuitive mentale est alors libérée mais elle doit encore guérir la stérilité d’Iphiclos « celui qui est fortement verrouillé », fils du « gardien » Phylakos. Celle-ci avait été provoquée par la peur de disparaître, à la suite d’une supposée mauvaise action que la conscience du surmoi voulait punir : il s’agirait alors d’une culpabilité ancienne qui n’a pas été soulagée par la punition. La sensibilité intuitive retrouve alors l’objet qui a généré cette impuissance, un nœud de peur profondément enfoui dans le vital profond (le couteau qui avait été recouvert par l’écorce d’un arbre).
Et c’est l’absorption d’un peu de l’objet de la peur affaibli par le temps et qui n’est donc plus nocif (la rouille) mélangé à une ivresse divine (le vin) qui libère de l’impuissance et redonne le pouvoir d’agir qui est créativité.
La force peut alors se mettre pleinement au travail de l’union esprit-matière.
Cette disparition des constructions mentales et des nœuds profonds de peur et de culpabilité est donc un préalable à la remise en ordre des centres d’énergie du corps, laquelle fera l’objet des guerres de Thèbes. Car Adrastos « la paix intérieure », fils de Talaos « l’endurance » et de Lysimaché « la cessation du combat », et donc petit-fils de Bias et de Péro, est le chef de la première expédition. Nous retrouverons ces personnages dans la suite de cette étude.
Notons pour terminer que Pélias, Nélée, Admète, Bias, Mélampous et Jason sont dans un rapport de proche parenté (cousins par leur père, oncle et neveux par leur mère), c’est-à-dire qu’ils représentent des progressions parallèles qui occasionneront le moment venu une expérience très forte de contact intérieur. Mais il faut pour cela un élément supplémentaire amené par la branche d’Aéson.
La branche d’Aéson (issue du couple Créthée-Tyro)
Le dernier fils de Créthée est Aéson (Aison), le père de Jason. Son nom (Αισων) signifie le plus probablement « le destin » au sens de « l’accomplissement personnel ». Aisa Αισα est divinisée chez Homère avec le sens de Destin. (Avec les lettres structurantes, on peut le comprendre aussi comme « la conscience humaine soumise aux alternances du mental » ou encore peut-être « un retournement de la conscience ΙΣ » de l’extérieur vers l’intérieur.)
Le nom Jason est constitué exactement des mêmes lettres structurantes que celles de son père ΙΣ (Ιασων) mais séparées par un alpha, ce qui pourrait indiquer davantage d’individuation.
Aéson s’unit à Polymélé « celle qui est riche en troupeaux » et évoque une personnalité bien développée. D’autres lui donnent pour épouse Polymédé ou encore Alkimédée, « une pensée développée, puissante » elle-même fille d’Autolycos « celui qui est à lui-même sa propre lumière, son propre guide » et donc petite-fille d’Hermès, le dieu du surmental qui représente le plus haut niveau du mental de connaissance.
Le couple représente donc un chercheur qui tend vers l’obtention d’un mental individualisé puissant, d’une compréhension étendue.
La présence d’Autolykos dans l’ascendance de Jason indique que le chercheur doit être parvenu à une certaine indépendance vis-à-vis des doctrines, des enseignements et des maîtres, s’étant positionné vis-à-vis de ceux-ci dans un rapport de liberté plutôt que de soumission aveugle.
Aéson eut deux enfants : Jason tout d’abord et beaucoup plus tardivement Promachos « celui qui combat devant » qui, encore enfant, sera tué par Pélias.
Aéson n’a pas de légende propre si ce n’est que certains affirment qu’il fut rajeuni par Médée après la conquête de la Toison. La jeunesse étant le symbole de l’adaptation au mouvement du devenir, le rajeunissement d’Aéson implique une meilleure soumission à « la volonté supérieure » faisant suite à l’expérience illuminative.
Les autres enfants d’Éole
Nous aborderons plus tard, préalablement à l’étude de la guerre de Troie, les autres enfants d’Éole : Périères, Déion et les cinq filles. Périères « le mouvement juste » est le grand-père de Pénélope, des Dioscures Castor et Pollux ainsi que d’Hélène et de Clytemnestre. Déion est l’arrière-arrière grand-père d’Ulysse, lequel est le plus grand « aventurier » sur le chemin de la libération. Ses réalisations correspondantes seront examinées lors de l’étude de l’Odyssée.