LES CINQ PREMIERS ENFANTS D’ÉOLE : SISYPHE ET SON PETIT-FILS BELLÉROPHON, ATHAMAS, MAGNES, SALMONÉE ET CRÉTHÉE

Est abordĂ© dans cette page une partie de la descendance d’Éole et d’ÉnarĂ©tĂ© dans laquelle figure les hĂ©ros Sisyphe et BellĂ©rophon. Sisyphe symbolise le sens de l’effort et son petit-fils BellĂ©rophon le travail nĂ©cessaire pour vaincre l’illusion.

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Sisyphe poussant le rocher vers le sommet de la montagne dans le monde souterrain sous la supervision de Perséphone

Sisyphe poussant le rocher dans le monde souterrain sous la supervision de PersĂ©phone – Staatliche Antikensammlungen

Dans la branche du Titan OcĂ©anos, les six premiers travaux d’HĂ©raclĂšs concernent la partie thĂ©orique du dĂ©but du travail de purification-libĂ©ration. Nous nous intĂ©resserons ici Ă  l’autre branche majeure, celle du Titan Japet et de l’ascension des plans de conscience.
Elle comprend, rappelons-le, deux sous-branches majeures : celle des PlĂ©iades qui dĂ©crit l’échelle des plans de conscience et celle de Deucalion et de ses deux enfants, Hellen et ProtogĂ©nie, qui concerne les rĂ©alisations humaines dans l’ascension de ces plans.
La descendance de ProtogĂ©nie « ce qui naĂźt en avant » est dĂ©diĂ©e Ă  la prĂ©sentation des conquĂȘtes ou rĂ©alisations d’états supĂ©rieurs de la conscience obtenues par les initiĂ©s et les chercheurs intrĂ©pides qui ouvrent les chemins du futur.
Celle d’Hellen « l’évolution vers une grande libĂ©ration-individuation » concerne les chercheurs ordinaires. Le terme « HellĂšnes » semble rĂ©servĂ© chez HomĂšre aux chercheurs mais dĂ©signa par la suite l’ensemble des Grecs.

Hellen s’unit Ă  la nymphe OrsĂ©is « celle qui s’élance » ou « s’éveille » qui lui donna un fils Éole « celui qui est toujours en mouvement » ou « celui qui marche vers la libertĂ© ou l’unitĂ© en conscience ».
La branche d’Hellen dĂ©crit donc le chemin vers « l’éveil ». Ce hĂ©ros rĂ©gnait Ă  Phthie « la conscience qui pĂ©nĂštre dans l’ĂȘtre intĂ©rieur ». C’est une ville de la Thessalie du sud, la province des chercheurs qui « aspirent intensĂ©ment Ă  la libĂ©ration ».
Son fils Éole « celui qui est toujours en mouvement » ou « celui qui va vers la libĂ©ration de la conscience » lui succĂ©da Ă  la tĂȘte du royaume, rĂ©gnant sur la Thessalie et la MagnĂ©sie, dans les provinces de « la quĂȘte intĂ©rieure » et de « l’aspiration ».

Éole s’unit Ă  ÉnarĂ©tĂ©, s’orientant ainsi vers « ce par quoi on excelle » ou encore vers « les qualitĂ©s du corps, de l’ñme et de l’intelligence ». Celle-ci est la fille de DĂ©imachos « celui qui tue le combat », c’est-Ă -dire celui qui cesse de donner la prioritĂ© Ă  la lutte contre ses imperfections ou bien encore qui cesse le mouvement d’opposition et de rĂ©activitĂ© Ă  l’extĂ©rieur. (Rappelons ici l’erreur d’Euripide qui confondit cet Éole avec celui qu’Ulysse rencontra dans l’OdyssĂ©e.)

Nous allons aborder dans ce chapitre les cinq premiers enfants d’Éole et d’ÉnarĂ©tĂ© (Cf. Arbre gĂ©nĂ©alogique 10, Arbre gĂ©nĂ©alogique11 et Arbre gĂ©nĂ©alogique 12) – il y en a sept au total – dont la descendance dĂ©crit les expĂ©riences qui peuvent constituer l’horizon des chercheurs ordinaires dans le processus d’ascension des plans de conscience dĂ©fini par les PlĂ©iades. Nous les avons mentionnĂ©s rapidement dans le chapitre 4 du tome 1.

Selon la tradition, le couple Éole-ÉnarĂ©tĂ© eut sept fils et cinq filles.
Le nom de cinq des fils ainsi que celui de trois des filles est bien Ă©tabli dans le Catalogue des femmes, l’une des sources les plus fiables. Il s’agit de Sisyphe, Athamas, SalmonĂ©e, CrĂ©thĂ©e et PĂ©riĂ©rĂšs, et pour les filles, de PisidicĂ©, AlcyonĂ© et PĂ©rimĂ©dĂ©. Toutefois, le manuscrit fut endommagĂ© et un doute subsiste sur le nom des deux autres fils. Apollodore les nomme DĂ©ion et MagnĂšs. Si DĂ©ion semble recueillir l’approbation de l’ensemble des mythologues, il n’en est pas de mĂȘme pour MagnĂšs. Minyas a Ă©tĂ© suggĂ©rĂ© Ă  sa place mais sa descendance n’apporte rien de plus du point de vue oĂč nous nous plaçons.
En revanche, le nom donnĂ© par Pausanias, Aethlios, nous semblerait mieux convenir car sa descendance comporte de grands hĂ©ros tels MĂ©lĂ©agre et DiomĂšde qui pourraient figurer en bonne place parmi ceux de la descendance d’Éole. Mais le Catalogue des Femmes le cite comme enfant de Zeus et de CalycĂ©, donc petit-fils et non fils d’Éole.
Notons d’autre part que la filiation DĂ©ion-Ulysse est peu attestĂ©e. HomĂšre nomme seulement son grand-pĂšre Arcisios (lequel est fils de Zeus pour Ovide et fils de CĂ©phale et Procris pour Hygin, seul auteur Ă  le relier Ă  DĂ©ion).
Dans cette Ă©tude, nous avons conservĂ© les listes d’Apollodore, aussi bien celle des fils que celle des filles que cet auteur complĂšte avec CalycĂ© et CanacĂ©.

Ordre de succession

Les textes de la mythologie nous donnent peu d’élĂ©ments concernant l’ordre de succession des enfants d’Éole. Bien qu’incomplet, le plus probable est celui du Catalogue des Femmes (EHEES ou EVOHEES).
Le Catalogue des Femmes, fragment 10a, vers 25, donne l’ordre suivant pour ceux qui y sont nommĂ©s « les Rois de justice » : Athamas, CrĂ©thĂ©e, Sisyphe, SalmonĂ©e, PĂ©riĂ©rĂšs et (DĂ©ion ?). La position d’Athamas en tĂȘte de liste est assez logique car le nom de sa fille HellĂ© nous renvoie Ă  celui de son arriĂšre-grand-pĂšre Hellen, le fondateur de la lignĂ©e et reprĂ©sentant des chercheurs ordinaires. De plus, la premiĂšre expĂ©rience a souvent lieu dans l’enfance avant le dĂ©veloppement de l’intellect. Le travail sur les illusions, avec Sisyphe, viendrait en troisiĂšme position, aprĂšs la premiĂšre expĂ©rience d’illumination, et serait suivi, avec SalmonĂ©e, de la chute due Ă  l’orgueil spirituel. Toutefois, cet ordre ne semble pas totalement cohĂ©rent avec les provinces de rĂ©sidence des hĂ©ros, ni avec l’union de CrĂ©thĂ©e et de sa niĂšce (fille de son frĂšre SalmonĂ©e), union qui laisserait supposer que SalmonĂ©e est plus ĂągĂ© que CrĂ©thĂ©e. Cette question devra ĂȘtre Ă©claircie.
En ce qui concerne les fils, la descendance des deux derniers, PĂ©riĂ©rĂšs et DĂ©ion, donne des indications suffisamment claires pour qu’on les place en fin de liste.
Que Sisyphe, symbole pour nous de « l’effort mental » de connaissance, soit placĂ© en dĂ©but de liste semble cohĂ©rent. Qu’il soit suivi ou prĂ©cĂ©dĂ© d’Athamas, qui reprĂ©sente la toute premiĂšre expĂ©rience qui a lieu dans une quasi inconscience, l’est aussi. Les positions de MagnĂšs « l’aspiration » (personnage liĂ© au mythe de PersĂ©e) et de SalmonĂ©e, symbole de l’orgueil spirituel, sont moins Ă©videntes.

Les noms des différentes villes et provinces dans lesquelles se produisent les exploits des héros ou de ceux figurant dans leur descendance peuvent apporter quelques indications complémentaires.
Sisyphe est le fondateur d’Éphyre (ancien nom de Corinthe) « ce qui s’approche du mouvement juste ». Toutefois, la lutte contre les illusions dont son petit-fils est le symbole se poursuivra bien aprĂšs l’expĂ©rience de l’illumination et c’est pourquoi certains disent qu’il hĂ©rita de cette ville aprĂšs la disparition de MĂ©dĂ©e. Le Catalogue des femmes le place donc aprĂšs CrĂ©thĂ©e dans la descendance duquel figure Jason. Sisyphe peut donc occuper une place variable selon le type d’illusions concernĂ©es.
Athamas est liĂ© Ă  la BĂ©otie, la province des dĂ©butants et sa descendance concerne sans ambigĂŒitĂ© les dĂ©buts du chemin marquĂ©s par la croissance de l’ĂȘtre intĂ©rieur (certains disent qu’avec sa femme Ino, ils Ă©levĂšrent Dionysos).
MagnĂšs, SalmonĂ©e et CrĂ©thĂ©e sont tous trois liĂ©s Ă  la Thessalie, province de ceux « qui recherchent intensĂ©ment la libĂ©ration », celle des chercheurs ordinaires. SalmonĂ©e « rempli d’orgueil » quitta la Thessalie pour se rendre en Élide, la province de l’union, oĂč se situe la ville des « vainqueurs » spirituels, Olympie. Cette migration rĂ©sulte d’un orgueil spirituel (l’arrogance de ceux qui s’imaginent, Ă  la suite de quelque expĂ©rience spirituelle, ĂȘtre bien plus avancĂ©s qu’ils ne le sont), orgueil qu’il dut payer trĂšs cher car Zeus le foudroya avec tout son peuple.
MagnĂšs « l’aspiration » peut figurer Ă  n’importe quelle place (si toutefois on le considĂšre comme un enfant d’Éole), l’aspiration Ă©tant une constante du chemin spirituel. Par ses enfants, il est liĂ© indirectement au mythe de PersĂ©e, et donc au combat contre la convoitise vitale, les peurs et le doute, que nous avons examinĂ©s au chapitre prĂ©cĂ©dent.
C’est dans la descendance de CrĂ©thĂ©e que se produit la premiĂšre grande expĂ©rience. Le Catalogue des femmes le place en seconde position aprĂšs Athamas.
Toutefois, comme les personnages du début de la série traitent de problÚmes différents, leur place exacte est relativement indifférente.

  • Pour cette Ă©tude, nous retiendrons l’ordre suivant :
    Sisyphe : l’effort de connaissance liĂ© Ă  l’intellect et l’habiletĂ© mentale qui combat les illusions.
    – Athamas : les premiers contacts avec l’ĂȘtre psychique
    – MagnĂšs : l’aspiration, prĂ©alable Ă  l’engagement sur le chemin
    – SalmonĂ©e : la prĂ©tention spirituelle.
    – CrĂ©thĂ©e : la premiĂšre grande expĂ©rience spirituelle
    – PĂ©riĂ©rĂšs : celui qui est sans ego et sans dĂ©sir
    – DĂ©ion : les expĂ©riences de la conscience Une
    S’il fallait insĂ©rer Aethlios dans cette liste Ă  la place de MagnĂšs, il figurerait juste avant ou juste aprĂšs PĂ©riĂ©rĂšs.

Les cinq filles d’Éole reprĂ©sentent des « buts » vers lesquels doit tendre le chercheur plutĂŽt que des expĂ©riences. Elles ne semblent pas pouvoir ĂȘtre positionnĂ©es dans la succession des fils. Il s’agit d’AlcyonĂ©, CanacĂ©, PisidicĂ©, PĂ©rimĂšlĂ© et CalycĂ©. Nous les Ă©tudierons dans le tome suivant.

SISYPHE

La mythologie Ă©tant destinĂ©e Ă  accompagner les chercheurs de vĂ©ritĂ© ou du moins ceux qui les guident, ses auteurs n’ont pas jugĂ© bon de s’étendre sur les plans de conscience sur lesquels fonctionne l’humanitĂ© ordinaire. Celle-ci est satisfaite de la vie lorsqu’elle a rĂ©pondu aux besoins du corps, nourri de sensations plus ou moins Ă©laborĂ©es et subtiles sa nature vitale, et utilisĂ© son mental pour consolider tant bien que mal une vie sociale oĂč elle peut affirmer son ego, justifiant ses actes et affirmant ses opinions comme autant de vĂ©ritĂ©s. Il y a quelques milliers d’annĂ©es, les VĂ©das proclamaient dĂ©jà : « Les hommes sont du bĂ©tail pour les dieux ».

Les Anciens considĂ©raient le chercheur dans la phase d’évolution mentale actuelle, en route vers un au-delĂ  de l’intellect, et donc abordaient sa spiritualisation Ă  partir de ce plan et au moyen de ses pouvoirs. Loin de rejeter le mental, ils recherchaient au contraire son plein dĂ©veloppement.
C’est pourquoi les deux premiĂšres PlĂ©iades (filles d’Atlas), AlcyonĂ© et CĂ©laeno, qui concernent une Ă©volution subconsciente (car toutes deux unies Ă  PosĂ©idon) n’interviennent pas directement dans les grands mythes.
AlcyonĂ© figure dans le mythe d’ƒdipe oĂč elle illustre l’entrĂ©e dans le discernement. L’alcyon Ă©tant un oiseau qui fait son nid Ă  la limite des vagues, AlcyonĂ© marque donc une phase de transition. Elle eut un fils Hyrieus qui reprĂ©sente un mouvement juste dans un Ă©tat d’ouverture. Nous avons associĂ© AlcyonĂ© au plan du mental physique.
CĂ©laeno s’unit Ă  PosĂ©idon et lui donna un fils Lycos « la lumiĂšre qui prĂ©cĂšde l’aube » qui n’eut pas de descendance. Elle est le symbole du mental vital.

La mythologie ne dĂ©bute vraiment qu’avec la troisiĂšme PlĂ©iade MĂ©ropĂ© qui s’unit Ă  Sisyphe. Elle est le symbole de l’intellect, troisiĂšme plan de l’évolution de la conscience mentale, aprĂšs le mental vital et le mental physique (cf. chapitre 4, Tome 1). Il s’agit du mental qui rĂ©pond Ă  la force de sĂ©paration, d’éloignement de l’Absolu, et doit donner Ă  l’homme la possibilitĂ© de s’individualiser par un dĂ©but de conscience rĂ©flexive. Il est diversement nommĂ© mental de raison, intellect ou encore mental logique. Il est associĂ© habituellement au cerveau gauche. Sa partie complĂ©mentaire en rĂ©sonnance avec les forces de rĂ©unification ou d’identification est l’intuition dont le siĂšge est plutĂŽt le cerveau droit.

Le nom MĂ©ropĂ© signifie tout Ă  la fois « mortel » – en rĂ©fĂ©rence Ă  l’humanitĂ© qui avance dans la « dualité » par rapport aux dieux immortels qui sont dans l’unitĂ© – ou « vision partielle » (de la racine ΌΔρ : penser et ÎżÏ€(η) : vision). MĂ©ropĂ© est aussi la seule PlĂ©iade qui se soit unie Ă  un « mortel », la seule donc qui s’offre comme but du travail dans le mental duel sĂ©parateur.
Le nom de son conjoint Sisyphe est le plus probablement liĂ© Ă  ÎŁÎč+ÏƒÎżÏ†ÎżÏ‚, « l’habiletĂ© de la conscience mentale ».

Ce mental de raison ou mental logique est le dernier outil apparu dans l’évolution humaine et donc celui qui doit ĂȘtre perfectionnĂ© en prioritĂ© afin d’atteindre toute son ampleur.
Le travail de Sisyphe (le personnage fĂ©minin reprĂ©sente, rappelons-le, le but vers lequel tend le personnage masculin) est donc d’établir « une pensĂ©e stable », c’est-Ă -dire une pensĂ©e purifiĂ©e des influences du vital, dĂ©livrĂ©e des opinions, des prĂ©jugĂ©s, des idĂ©ologies et des croyances, et libre de toute influence (famille, culture, etc.).

Sisyphe est surtout connu pour le chĂątiment que Zeus lui infligea au royaume d’HadĂšs. Pour certains, l’auteur en Ă©tait HadĂšs lui-mĂȘme.

Sisyphe devait rouler un Ă©norme rocher sur le flanc d’une montagne. Mais tandis qu’il s’apprĂȘtait Ă  en dĂ©passer le sommet, il retombait tout en bas emportĂ© par le poids du rocher et devait recommencer inlassablement ce travail Ă©puisant.

Fondamentalement, cette histoire concerne uniquement les phases les plus avancĂ©es du yoga, celles du travail dans le corps, car, avec Tantale et Tityos, Sisyphe est l’un de ceux qui reçoivent un chĂątiment exemplaire au royaume des ombres.
Ni HomĂšre ni HĂ©siode ne donnent la raison du chĂątiment. Car il n’y a en fait aucune raison si ce n’est la nature de l’effort lui-mĂȘme qui n’est plus adaptĂ© dans le yoga du corps. La volontĂ© personnelle, dont le siĂšge est dans le mental supĂ©rieur (dans la buddhi), doit en effet cĂ©der la place au travail du Divin, dans une totale consĂ©cration et un total don de soi.
Si le chĂątiment de Sisyphe illustre l’inutilitĂ© de l’effort dans le yoga des cellules, celui de Tantale montre que la seule aspiration n’est plus suffisante et celui de Tityos illustre l’hypnotisme de la sĂ©paration qui rĂšgne Ă  ce niveau.

Si l’on s’en tient Ă  cette seule lĂ©gende, le symbolisme de Sisyphe ne semble pas directement liĂ© aux travaux de l’intellect mais bien plutĂŽt au sens de « l’effort » vers les sommets au-delĂ  de l’humain dans l’ascension des plans de la conscience mentale (la branche concernĂ©e est celle de Japet).
D’autres Ă©lĂ©ments permettent cependant de circonscrire cet « effort mental » Ă  celui de la quĂȘte de connaissance par les facultĂ©s du mental logique.
En premier lieu, Sisyphe est uni Ă  la PlĂ©iade MĂ©ropĂ© que nous avons attribuĂ©e Ă  l’intellect. Nous rejoignons alors une interprĂ©tation du mythe de Sisyphe donnĂ©e par Sri Aurobindo : l’intellect Ă©chafaude sans cesse et laborieusement, Ă  partir « d’une vision partielle », des constructions qui s’écroulent Ă  peine arrivĂ©es Ă  leur terme. AnimĂ© par une force d’évolution inconsciente qui Ɠuvre derriĂšre le voile, il tente de s’élancer vers les sommets pour conquĂ©rir la vĂ©ritĂ©, toujours au prix d’un grand labeur. Mais toute nouvelle synthĂšse Ă  peine acquise s’effondre sous son propre poids ou sous la poussĂ©e d’une autre vĂ©ritĂ© qui vient la contredire. Et tout est Ă  recommencer.

Le nom Sisyphe peut d’autre part ĂȘtre compris comme « l’habilitĂ© (ou l’ingĂ©niositĂ©), la prudence ou encore la ruse humaine (ÎŁ+ÎŁÎżÏ†ÎżÏ‚) ». La prudence est liĂ©e au doute, contrepartie inĂ©vitable de la pensĂ©e logique.
La ruse est un procĂ©dĂ© employĂ© pour abuser ou pour tromper. Et puisque les mythes concernent d’abord notre propre rapport Ă  nous-mĂȘmes, c’est surtout soi-mĂȘme que l’on trompe.

Sisyphe est souvent caractĂ©risĂ© comme Ă©tant « le plus rusé » de tous les mortels. HomĂšre le qualifie de « ÎșΔρΎÎčÏƒÏ„ÎżÏ‚Â Â», la racine ÎșΔρΎ ayant le sens de « gain, profit, avantage ». Sisyphe est donc celui qui cherche Ă  tirer profit de toutes choses.
L’intellect est en effet le plus gĂ©nĂ©ralement au service de l’ego dans son mouvement de captation qui calcule instantanĂ©ment et le plus souvent de façon inconsciente le bĂ©nĂ©fice qu’il pourra retirer de toutes choses. Il est utilitariste.
Et dans le corps, l’effort serait aussi un obstacle au travail du Divin, car il attend ou espùre encore quelque chose.

Sisyphe et Thanatos

Selon PhĂ©rĂ©cyde, Sisyphe avait rĂ©vĂ©lĂ© au dieu-fleuve Asopos que l’enlĂšvement de sa fille Aigina avait Ă©tĂ© perpĂ©trĂ© par Zeus. Il encourut alors la colĂšre du dieu qui lui envoya Thanatos, « la Mort » personnifiĂ©e, mais Sisyphe rĂ©ussit Ă  ligoter ce dernier. DĂšs lors, plus personne ne pouvait mourir. Mais ArĂšs libĂ©ra Thanatos et Sisyphe dut mourir Ă  son tour. Toujours rusĂ©, il avait pris soin de demander Ă  sa femme de ne pas accomplir les rites funĂ©raires. HadĂšs lui accorda donc la permission de revenir sur terre pour y remĂ©dier. Sisyphe en profita pour rester Ă  la surface auprĂšs de sa femme jusqu’à ce qu’il mourut de vieillesse. HadĂšs lui aurait alors imposĂ© son chĂątiment de peur qu’il ne s’enfuie Ă  nouveau.

L’Asopos est le dieu-fleuve Ă  l’origine de la lignĂ©e oĂč figure Achille, symbole de la rĂ©alisation de la libĂ©ration mentale et vitale (sagesse et saintetĂ©). L’intellect comprend que s’ouvre une phase de yoga dans laquelle le chercheur doit s’occuper des infimes mouvements de la conscience vitale (Achille est fils de ThĂ©tis, elle-mĂȘme fille du Vieillard de la mer). L’effort mental discerne le sens de l’évolution et voit donc venir sa disparition, ce contre quoi il se rebelle, entraĂźnant un blocage Ă©volutif (Sisyphe rend Thanatos inopĂ©rant).
Mais le dieu qui veille Ă  ce que disparaisse ce qui n’est plus bon pour l’évolution remet les choses en ordre.
L’inconscient – est-il vraiment dupe ? – accepte de laisser l’effort mental laborieux « mettre en ordre » les choses avant de disparaĂźtre, ce dont cet effort profite pour maintenir sa prĂ©sence jusqu’à son extinction naturelle dans le cours du yoga, lorsqu’il deviendra inutile.

Cette histoire de PhĂ©rĂ©cyde laisserait entendre qu’une possibilitĂ© est offerte, Ă  un moment donnĂ© de la progression, de mettre fin Ă  « l’effort mental personnel » afin de laisser agir les puissances supĂ©rieures. Mais si le chercheur ne saisit pas cette opportunitĂ©, alors cet effort continue jusqu’à son Ă©puisement naturel.

Dans l’inconscient (dans le corps) ce labeur qui se maintient pourrait ĂȘtre celui des cellules qui, pour la remise en ordre du corps Ă  la suite de disharmonies quelconques, y compris celles du vieillissement et de la mort, font davantage confiance aux habitudes millĂ©naires de l’évolution qu’aux forces divines.

Avant d’examiner les autres histoires concernant Sisyphe et sa descendance, il peut ĂȘtre nĂ©cessaire de prĂ©ciser les caractĂ©ristiques de cet « effort mental » quand il est liĂ© Ă  l’intellect (MĂ©ropĂ©) et fonctionne dans le conscient (avant donc de considĂ©rer son labeur chez HadĂšs).

Lorsque l’humanitĂ©, progressant de l’inconscience primordiale Ă  la libertĂ©, Ă©mergea de l’enfance – enfance rĂ©gie par les forces de la nature – elle dut acquĂ©rir un outil permettant l’affranchissement de la dĂ©pendance au groupe. Elle devait renoncer Ă  un Ă©tat fusionnel. L’action des forces sĂ©paratrices dans le mental forgea l’intellect et donc la pensĂ©e dont le rĂŽle essentiel est l’individuation, la sortie d’une conscience collective de troupeau. Par analogie, la participation de l’adolescent Ă  une « bande » devrait constituer en principe la derniĂšre manifestation de l’attachement au principe fusionnel.

Sous l’effet de l’évolution, l’homme perdit progressivement la capacitĂ© de connaissance par identitĂ©, mais en conserva le besoin fondamental.
Aussi tente-t-il de remĂ©dier Ă  cette perte par l’intellect : il s’efforce de comprendre, cherche les causes, et dans ce but, morcĂšle puis fait la synthĂšse avant de sĂ©parer Ă  nouveau, renouvelant indĂ©finiment le processus.
Ce plan de l’intellect est en outre perturbĂ© par un afflux d’énergie de vie non purifiĂ©e, avec l’intrusion permanente des opinions, prĂ©jugĂ©s, sentiments, Ă©motions, sensations, dĂ©sirs, et des habitudes de la nature physique. La plupart du temps, il Ă©merge Ă  grand peine des couches du mental Ă©motif et du mental physique qui ratiocine et moud les mĂȘmes idĂ©es mesquines issues de la vie quotidienne. Si la conscience tĂ©moin n’intervient pas, il apporte son soutien inconditionnel au vital.
Mais son rĂŽle est de classer et d’organiser les perceptions et les idĂ©es et il fonctionne Ă  son plus haut niveau chez les penseurs et les sages qui ont rĂ©ussi Ă  le purifier, l’organiser et lui donner la plus grande ampleur.

En son essence, l’intellect devrait ĂȘtre un outil d’exĂ©cution de ce qui est perçu par l’intuition, et non le maĂźtre. Dans l’humanitĂ© actuelle, il occupe donc une place qui ne lui revient pas, Ă©crasant tout ce qui ne se soumet pas Ă  sa loi. La connaissance Ă  laquelle il prĂ©tend n’est le plus souvent qu’accumulation de savoirs. ConsidĂ©rer des vĂ©ritĂ©s opposĂ©es est contraire Ă  sa nature et le doute l’accompagne toujours. La sagesse est son but mais la libertĂ© qu’il cherche se confond avec les revendications de l’ego.
Ce mental logique est d’ordinaire considĂ©rĂ© comme le summum de l’humanitĂ©, mais l’homme qui fonctionne sur ce plan est rarement attentif Ă  l’origine de sa pensĂ©e et rarement capable de concilier les points de vue opposĂ©s en des synthĂšses plus hautes.

Purifier et perfectionner ce plan est donc l’un des premiers travaux Ă  effectuer sur le chemin de la connaissance : rejeter les opinions toutes faites, les encombrements de la pensĂ©e, les intrusions du vital, le manque de concentration, les influences qui privent la pensĂ©e de son indĂ©pendance, etc. L’ensemble de ces perturbateurs alimente en effet « l’illusion » contre laquelle se dressera le grand hĂ©ros BellĂ©rophon, petit-fils de Sisyphe.

Sisyphe et Autolycos

Sisyphe était réputé comme le plus astucieux de tous les mortels.
Autolykos, le fils d’HermĂšs « dieu des voleurs », avait Ă©tĂ© dotĂ© par son pĂšre de dons exceptionnels qui lui permettaient non seulement de subtiliser les objets sans que personne ne puisse s’en apercevoir, mais aussi de changer l’aspect de ce qu’il avait volĂ©. Il pouvait ainsi ajouter ou enlever des cornes aux bĂȘtes des troupeaux ou modifier les marques sur leur pelage.
Un jour, il se mit Ă  voler des animaux dans les troupeaux de Sisyphe. Longtemps celui-ci ne sut comment rĂ©agir bien qu’il connaisse parfaitement l’auteur des larcins car ses troupeaux diminuaient tandis que ceux d’Autolycos augmentaient dans la mĂȘme proportion.
Il lui vint l’idĂ©e de marquer ses bĂȘtes sous les sabots. Par ce stratagĂšme, il put suivre les traces qu’elles avaient laissĂ©es sur le sol, remontant jusqu’à Autolykos sur ses terres du Mont Parnasse. LĂ , il confondit le voleur et rĂ©cupĂ©ra son bien.
Certains disent que c’est durant cette escapade qu’il sĂ©duisit secrĂštement la fille d’Autolykos, devenant ainsi le pĂšre putatif d’Ulysse.

Cette histoire fait Ă©cho Ă  celle d’HermĂšs qui, Ă  peine nĂ©, dĂ©roba les troupeaux d’Apollon – lorsque le chercheur attribue au mental, en l’occurrence son plus haut niveau le surmental, des capacitĂ©s qui proviennent de la lumiĂšre psychique. Les troupeaux sont en effet des dons qui ont Ă©tĂ© obtenus ou des capacitĂ©s qui ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es au cours du yoga.
Ici, il ne s’agit pas du surmental et de la lumiĂšre psychique, mais de l’intellect et du surmental, le chercheur voulant attribuer Ă  tort des capacitĂ©s du premier au second (Autolycos vole les troupeaux de Sisyphe). Il est assez difficile de dĂ©jouer cette dĂ©viance car le chercheur prĂ©sente de hautes capacitĂ©s intellectuelles comme des intuitions supĂ©rieures ou encore comme rĂ©pondant Ă  tous les « critĂšres » du surmental (il peut ajouter des cornes aux troupeaux ou modifier les marques sur leur pelage). Cependant, avec patience et mĂ©thodologie, le chercheur peut discerner en lui-mĂȘme ce qui relĂšve de l’un ou l’autre plan (en remontant les traces de ses troupeaux aprĂšs avoir mis sa marque sous leurs sabots).
Autolykos est « celui qui trouve la lumiĂšre en lui-mĂȘme ». Le Mont Parnasse oĂč il rĂ©side et qui domine Delphes est consacrĂ© au dieu Apollon, le dieu de la lumiĂšre psychique.

En ce qui concerne la paternitĂ© d’Ulysse, certains documents montrent Ajax accusant Ulysse d’ĂȘtre un bĂątard nĂ© d’AnticlĂ©ia (filled’Autolycos) et de Sisyphe, et non de LaĂ«rte. Cette ascendance d’Ulysse, lequel est le symbole du chercheur le plus avancĂ© sur le chemin de la libĂ©ration, insiste sur le point de dĂ©part du chemin : l’effort de la pensĂ©e accessible Ă  tous et la nĂ©cessaire purification de l’intelligence. En revanche, si l’on se limite aux ascendants traditionnels (AnticlĂ©ia, fille d’Autolykos, lui-mĂȘme fils d’HermĂšs, et LaĂ«rte, arriĂšre-petit-fils de DĂ©ion), Ulysse pourrait reprĂ©senter aux yeux d’un chercheur ordinaire une expĂ©rience rĂ©servĂ©e Ă  une Ă©lite.

Les enfants de Sisyphe

Le seul enfant vraiment attesté pour Sisyphe est Glaucos « celui qui brille », le pÚre de Bellérophon qui fut le vainqueur de la ChimÚre.
Toutefois, en suivant les gĂ©nĂ©alogies donnĂ©es par Pausanias, nous traiterons Ă©galement avec Sisyphe la descendance d’un autre de ses fils, Halmos, dans laquelle figurent les Minyades ainsi que le cĂ©lĂšbre guĂ©risseur AsclĂ©pios (Esculape).
Deux autres enfants sont parfois mentionnĂ©s Ornytion et Thersandros « l’homme qui brĂ»le », et donc un intellect au sommet de ses capacitĂ©s. Son fils est Coronos, « le couronnement, l’achĂšvement ». Ornytion (Oiseau+T) est le symbole de l’intellect qui s’élĂšve vers les hauteurs de l’Esprit (T). Ses fils sont Thoas (ce qui se meut avec rapiditĂ©) et Phocos, « le phoque », celui qui Ă©volue dans deux milieux diffĂ©rents et donc symbole d’une phase de transition ou d’une aisance sur plusieurs plans.

Bellérophon et la ChimÚre

Le nom Glaucos « étincelant, brillant » exprime les plus hautes rĂ©alisations de l’effort de connaissance, tant dans l’ouverture que dans l’organisation et la hauteur de vue.
La donnĂ©e essentielle le concernant est l’incapacitĂ© de son pĂšre Ă  lui trouver une Ă©pouse, car « bien qu’il surpassĂąt tous les hommes en intelligence, Sisyphe ne devinait pas que la volontĂ© de Zeus Ă©tait que Glaucos ne soit le vrai pĂšre d’aucun enfant ».
Ainsi, s’il est nĂ©cessaire et mĂȘme indispensable que l’effort de connaissance porte ses fruits, il n’est pas capable de faire progresser la quĂȘte au-delĂ  d’un certain stade ni mĂȘme de mettre fin Ă  l’illusion Ă  lui seul. En effet, la pensĂ©e qui s’efforce de connaĂźtre en s’appuyant sur la mĂ©moire ne peut ĂȘtre neuve ni conduire Ă  la VĂ©ritĂ©. De plus, elle a bien du mal Ă  admettre son incapacitĂ© en ce domaine (Sisyphe ne devine pas
).

La premiĂšre femme que Sisyphe destina Ă  Glaucos fut Mestra la bien bouclĂ©e « celle qui dirige ». C’était une fille d’Érysichton « celui qui trace des sillons dans la terre ». Ce dernier fut affligĂ© d’une faim dĂ©vorante et insatiable par DĂ©mĂ©ter, car il avait procĂ©dĂ©, pour construire son palais, Ă  des coupes dans les bois qui appartenaient Ă  la dĂ©esse (le chercheur a dĂ©tournĂ© Ă  son propre usage des « forces » qui auraient dĂ» normalement ĂȘtre consacrĂ©es au travail de l’union). Érysichton est le symbole du « manque » qui taraude le chercheur. Bien qu’il ne puisse ĂȘtre confondu avec son homonyme fils du premier roi d’AthĂšnes (Aktaios), il indique cependant comme lui les dĂ©buts de la quĂȘte.
Pour calmer sa faim dĂ©vorante et se procurer des ressources, il vendait sa fille Mestra comme esclave. Mais comme elle avait reçu de PosĂ©idon le don de transformation, elle s’échappait. Puis elle revenait chez son pĂšre qui la vendait Ă  nouveau.
MalgrĂ© tous les cadeaux de Sisyphe, l’union se rĂ©vĂ©la houleuse, et Mestra une fois de plus retourna chez son pĂšre. Sisyphe la contraignit Ă  revenir mais elle prit pour amant PosĂ©idon Ă  qui elle donna un fils, Eurypylos, avant de s’enfuir Ă  nouveau.

Au lieu de se soumettre au juste mouvement de la quĂȘte (DĂ©mĂ©ter), le chercheur se lance dans une quĂȘte insatiable et dĂ©sordonnĂ©e car il est encore fortement dominĂ© par l’ego et la recherche des fruits. Il dĂ©tourne « la direction de la quĂȘte » (Mestra) vers des buts aussi divers que passagers pour rassasier son manque. Le subconscient (PosĂ©idon) offre Ă  chaque fois une occasion de quitter la direction erronĂ©e. Mais « la direction de la quĂȘte » retombe sous la coupe du manque insatiable : le chercheur ne peut s’arrĂȘter dans aucune voie, aspirĂ© Ă  chaque fois par d’autres horizons (revente par le pĂšre).

L’effort intellectuel (Sisyphe) veut que le meilleur de lui-mĂȘme (Glaucos) participe Ă  la recherche de « sa » voie (l’union avec Mestra), se mette en quĂȘte du but. Mais, cet effort, malgrĂ© sa persĂ©vĂ©rance, ne rĂ©ussit pas Ă  dĂ©finir la direction la plus juste. Il ne suffit pas Ă  Ă©viter la mainmise de l’ego qui oriente la quĂȘte selon ses propres conceptions et dĂ©sirs et veut obtenir « les fruits » de la quĂȘte (construire son palais).
Lorsque finalement le chercheur se soumet à la direction du subconscient (Mestra prit pour amant PosĂ©idon), ce dernier permet que toutes ces errances n’aient pas Ă©tĂ© vaines car il ouvre une large porte « Eurypylos ».
Ce rĂ©cit dĂ©crit les erreurs des premiers pas du chercheur qui est dans un malaise, un manque constant, et s’engage parfois dans de multiples recherches et activitĂ©s en maintenant l’espoir d’en retirer les fruits, mĂȘme si la plupart du temps il ne se l’avoue pas.
Bien que cette partie du mythe de Sisyphe soit presque ignorĂ©e, elle peut concerner plusieurs annĂ©es de la vie du chercheur, parfois plusieurs vies, et mĂȘme persister sous des formes de plus en plus sournoises tout au long de la quĂȘte. Mais il y a toujours « une ouverture » au bout de cette errance : Eurypylos engendra en effet Chalkon « l’airain », signe d’une certaine force de caractĂšre, et AntagorĂšs « celui qui sait parler contre, qui sait se positionner » et caractĂ©rise une certaine libertĂ© de pensĂ©e.

Comme Sisyphe ne renonçait pas Ă  marier Glaucos, il jeta son dĂ©volu sur EurynomĂ© « un ordre vaste » ou « une grande exactitude », fille de Nisos « l’évolution humaine ». D’autres Ă©voquent EurymĂ©dĂ©e « un vaste dessein », fille du roi de MĂ©gare « un grand et juste mouvement ».
Cette fois-ci encore, Zeus refusa une descendance Ă  Glaucos. Et Ă  nouveau ce fut PosĂ©idon le vĂ©ritable pĂšre de l’enfant Ă  naĂźtre qui devait ĂȘtre nommĂ© BellĂ©rophon. (HomĂšre ne mentionne pas l’intervention de PosĂ©idon dans la conception, mais en une autre occasion parle de BellĂ©rophon comme du « noble fils d’un dieu »).
Le second objectif que se donne l’effort mental « brillant » est une « grande Ă©tendue » et une « grande exactitude », c’est-Ă -dire une juste utilisation des plus hautes fonctions de l’intellect, l’extension et l’intĂ©gration. Cependant, cette ouverture de la pensĂ©e Ă  des horizons toujours plus vastes ne pourra permettre Ă  elle seule les diffĂ©rents exploits de BellĂ©rophon. Aussi, en sus de son pĂšre humain, ce hĂ©ros a-t-il un pĂšre divin, une aide issue du subconscient.

Notons enfin qu’un Glaucos homonyme qui Ă©tait le petit-fils du premier combattit dans les rangs troyens et se retrouva face Ă  face avec DiomĂšde avec qui il fraternisa. En effet, le divin ƒnĂ©e « l’ivresse divine » qui Ă©tait le grand-pĂšre de DiomĂšde « celui qui se prĂ©occupe de l’union en conscience » avait reçu le grand BellĂ©rophon en son palais : ainsi, la brillance intellectuelle se rapprochait du camp troyen pour, si ce n’est soutenir, du moins comprendre ce qui fut, comme nous le verrons, la tentative de maintenir comme seule possibilitĂ© Ă©volutive le but des anciennes spiritualitĂ©s, Ă  savoir la dissolution dans le Divin hors de l’expĂ©rience de l’incarnation.

Le début du récit qui mena Bellérophon au royaume de la lumiÚre naissante (la Lycie) a été abordé au chapitre précédent, nous le rappelons ici :
AntĂ©ia, la fille du roi de Lycie, Ă©tait l’épouse de ProĂŻtos, roi d’Argos. Elle tomba amoureuse de BellĂ©rophon et voulut s’unir Ă  lui en secret. Comme ce dernier l’avait repoussĂ©e, elle le dĂ©nonça Ă  son mari en prĂ©tendant qu’il avait tentĂ© de la violer. Refusant de sĂ©vir contre un hĂŽte, ProĂŻtos l’envoya chez son beau-pĂšre, roi de Lycie, avec une lettre cachetĂ©e destinĂ©e Ă  ce dernier. Par cette missive secrĂšte, il enjoignait au roi de tuer BellĂ©rophon.
AprĂšs avoir fĂȘtĂ© BellĂ©rophon pendant neuf jours, le roi lui demanda de tuer la ChimĂšre, sachant pertinemment que tous ceux qui avaient tentĂ© cet exploit n’avaient jamais rĂ©ussi ni survĂ©cu.

ProĂŻtos symbolise le travail du chercheur en vue d’une union avec les mondes de l’Esprit, le Soi ou Divin impersonnel. En effet, selon HomĂšre, ProĂŻtos avait Ă©pousĂ© la divine AntĂ©ia « celle qui a rencontrĂ© la conscience-existence » qui Ă©tait la fille du roi de Lycie, le pays de la « lumiĂšre naissante » consacrĂ© Ă  Apollon.

Lorsqu’est offerte au chercheur, qui a largement organisĂ© et Ă©tendu sa pensĂ©e, une opportunitĂ© de contact avec le Soi impersonnel (l’union secrĂšte proposĂ©e par AntĂ©ia) qui lui permettrait d’éviter le combat contre l’illusion dans l’incarnation (la ChimĂšre), il refuse. Il n’accepte pas « la grĂące » qui lui est offerte, car de par l’habitude des millĂ©naires de l’évolution, l’intellect ne fait confiance qu’à sa propre lumiĂšre et ne peut imaginer que l’Absolu puisse ĂȘtre mieux Ă  mĂȘme de le diriger, pour peu qu’il accepte de s’y soumettre.
Cette grĂące lui est offerte « en secret », c’est-Ă -dire indĂ©pendamment de son effort pour s’élever dans la conscience (ProĂŻtos). Elle peut se manifester de mille maniĂšres diffĂ©rentes, souvent presque imperceptiblement si sa conscience n’est pas en Ă©veil, mais il en est toujours averti d’une façon ou d’une autre.
Mais dans chaque Ă©preuve oĂč le discernement est nĂ©cessaire, la grĂące n’est pas renouvelĂ©e si elle a Ă©tĂ© ignorĂ©e ou repoussĂ©e.
Si l’on considĂšre que c’est un processus qui se reproduit d’innombrables fois, le chercheur est Ă  chaque pas mis devant l’opportunitĂ© de recevoir la lumiĂšre d’en haut afin de dissiper l’illusion ou de combattre celle-ci avec ses propres forces dans l’incarnation. Et comme la GrĂące s’offre en permanence, c’est seulement le manque de consĂ©cration, d’aspiration et de conscience qui entrave et freine la progression.
Le nom BellĂ©rophon (qui reste Ă  dĂ©chiffrer) a Ă©tĂ© interprĂ©tĂ© comme « tueur de BellĂ©ro », ce dernier Ă©tant peut-ĂȘtre en rapport avec un dĂ©mon local. Certains le nommaient Hipponous « la force de l’intelligence », ce qui correspondrait avec l’interprĂ©tation proposĂ©e ici.

Le roi de Lycie, rĂ©pondant aux exigences de ProĂŻtos, soumit le hĂ©ros Ă  une sĂ©rie d’épreuves : ce dernier dut successivement combattre la ChimĂšre, les Solymes glorieux, les viriles Amazones et les meilleurs hommes du roi que celui-ci avait placĂ© en embuscade contre lui.
Cette succession d’épreuves marque une progression dans les travaux de l’intelligence qui doit traquer l’illusion jusqu’à sa source, car elle se maintient bien au-delĂ  des premiĂšres expĂ©riences de lumiĂšre.

La premiĂšre Ă©preuve fut de vaincre « l’invincible » ChimĂšre.
C’était un monstre dont l’avant du corps Ă©tait celui d’un lion, l’arriĂšre celui d’un dragon et le milieu celui d’une chĂšvre. De sa gueule s’échappaient d’immenses flammes.
Bellérophon tua la ChimÚre en faisant confiance aux signes des dieux.
Selon HĂ©siode, c’est en chevauchant le cheval ailĂ© PĂ©gase qu’il accomplit son exploit.

Bellérophon combattant la ChimÚre

BellĂ©rophon chevauchant le cheval ailĂ© PĂ©gase pour tuer la ChimĂšre – MusĂ©e du Louvre

C’est dans le pays de « la lumiĂšre naissante » que se livre le combat contre la ChimĂšre.
Le combattant est BellĂ©rophon, symbole d’un intellect qui commence Ă  s’allier Ă  l’intuition. Il est fils d’une intelligence brillante qui tend vers toujours plus d’ouverture et d’exactitude (fils de Glaucos et d’EurynomĂ©).
La ChimĂšre dĂ©signe « une trĂšs jeune chĂšvre » et caractĂ©rise donc les dĂ©buts de la quĂȘte. (La chĂšvre est le symbole de la personnalitĂ©, encore trĂšs vitale, qui s’élance vers les hauteurs de l’esprit).
Mais cette chĂšvre-lĂ  est un monstre. Elle est fille de Typhon « l’ignorance » et de la vipĂšre Échidna « l’arrĂȘt de l’évolution dans l’union ». C’est une sƓur de l’Hydre de Lerne, du chien Orthros, et de CerbĂšre.
On peut approcher la signification du nom ChimĂšre en le dĂ©composant (Χ+ΌαÎčρα, l’arrĂȘt du flair de la chienne). Elle serait alors le symbole de « l’arrĂȘt de l’intuition », intuition qui seule permet l’accĂšs Ă  la VĂ©ritĂ©.
Elle reprĂ©sente la conscience en Ă©volution, issue de l’ignorance, qui a perdu le contact avec le RĂ©el. Elle n’est donc ni la nescience, ni l’inconscience, ni le subconscient (reprĂ©sentĂ©s respectivement par le Tartare, HadĂšs, et PosĂ©idon) mais la puissance qui se prĂ©sente comme la vĂ©ritĂ© tout en la dĂ©tournant, c’est-Ă -dire l’illusion. Elle donne la certitude d’ĂȘtre dans le juste alors que l’on est le jouet d’une combinaison des forces de sĂ©paration et de l’ignorance.

En peinture, elle est reprĂ©sentĂ©e avec trois tĂȘtes. Au-devant du corps, se tient le lion qui reprĂ©sente un mouvement dirigĂ© par l’ego, avec son orgueil et son arrogance. La chĂšvre occupe le milieu du corps et sa tĂȘte surgit au milieu du dos du monstre. Elle est le symbole d’une aspiration spirituelle prenant sa source dans le vital et soumise Ă  la direction de l’ego. Enfin, la queue faite d’un serpent illustre un mouvement Ă©volutif.
La ChimÚre souffle un feu ardent et destructeur. Et comme elle sévit en Lycie « au pays de la lumiÚre naissante », elle détourne toute nouvelle manifestation de la Vérité.
HomĂšre rappelle qu’elle est par ses parents « de race divine », c’est-Ă -dire une consĂ©quence inĂ©luctable du processus Ă©volutif.

L’origine de l’illusion est donc l’Ignorance (Typhon). Mais Ă  elle seule, l’ignorance n’entraĂźne pas l’illusion. Il faut que s’y ajoute une dĂ©viation aussi infime soit-elle, une lĂ©gĂšre « torsion » du processus d’évolution qui bloque la perception de l’unitĂ© (Échidna). Car tant que la partie reste engagĂ©e dans le processus d’union avec le Tout, il ne peut y avoir illusion. Ainsi, les animaux sont Ă©galement issus de l’ignorance mais pour la plupart encore en contact avec le Tout par l’instinct.
C’est cet arrĂȘt de l’évolution dans l’unitĂ© qui fut appelĂ©e « la chute de la vie ». Et c’est sur cette chute – en fait une rupture de la conscience de l’unitĂ© – que s’édifia peu Ă  peu la personnalitĂ© humaine.
De ce point de vue, l’illusion est constitutive de notre nature humaine car notre conscience mentale s’élabora sur une base d’ignorance totale et dans la sĂ©paration, ce qui favorisa la constitution du noyau de l’ego humain. L’ignorance produit une vision limitĂ©e de la RĂ©alitĂ©. Cette vision partielle associĂ©e Ă  la sĂ©paration produit une vision fausse qui conduit Ă  des jugements faux et donc Ă  des actions fausses.

La lutte contre les illusions est un long processus qui accompagne le chercheur tout au long de la quĂȘte. HomĂšre en effet prolonge les Ă©preuves de BellĂ©rophon, d’abord par un combat contre les Amazones, lequel doit ĂȘtre mis en rapport avec le huitiĂšme travail d’HĂ©raclĂšs « la ceinture de la reine des Amazones » qui correspond Ă  la fin de la maĂźtrise et au nĂ©cessaire dĂ©passement de la sagesse et de la saintetĂ© si l’on veut poursuivre le yoga. Puis il Ă©voque le combat contre les hommes les meilleurs de Lycie, c’est-Ă -dire la remise en cause mĂȘme des « éclairs de vĂ©rité » dont le chercheur eut l’expĂ©rience.

On peut dire sans trop de risque d’erreur que l’illusion recouvre tout, que l’homme est totalement incapable de percevoir la RĂ©alitĂ©, tant du fait de l’action des modes de la nature dans un ĂȘtre pĂ©tri d’inconscience que des dĂ©sirs et revendications de la nature vitale Ă©gotique, des peurs, des prĂ©fĂ©rences, habitudes mentales, doutes, croyances et jugements, l’ensemble crĂ©ant un inextricable mĂ©lange. L’illusion ne commence Ă  disparaĂźtre que lorsque nous devenons progressivement des « éveillĂ©s ». Mais sa disparition dĂ©finitive ne peut se produire que par l’illumination des cellules du corps.

L’illusion fondamentale est celle qui est expĂ©rimentĂ©e comme « Maya », c’est-Ă -dire l’expĂ©rience de l’illusion du monde lorsque, par la cessation de l’identification au corps, au vital et au mental, le chercheur fait l’expĂ©rience du Soi (ou Atman).

Mais dans la rĂ©alitĂ© ordinaire, l’illusion majeure provient du sentiment de sĂ©paration qui, du fait de l’Ignorance dont nous sommes issus, s’impose Ă  nous comme une rĂ©alitĂ©. Cette illusion extrĂȘmement tenace consiste Ă  croire que l’esprit est sĂ©parĂ© de la matiĂšre, que nous sommes sĂ©parĂ©s les uns des autres, sĂ©parĂ©s de la nature, sĂ©parĂ©s du Divin, sĂ©parĂ© des morts, etc., et Ă  agir en consĂ©quence.

De cette illusion fondamentale en dĂ©coule un si grand nombre qu’il serait vain de tenter d’en dresser ici une liste exhaustive. Parmi celles que doivent surmonter les chercheurs dĂ©butants, on peut mentionner :
– La pensĂ©e que les Ă©vĂšnements qui nous concernent, y compris les maladies et les accidents, surgissent et se dĂ©veloppent indĂ©pendamment de nous, ou encore que le monde extĂ©rieur est responsable de nos problĂšmes.
–  La croyance que nos actions, nos pensĂ©es et nos Ă©motions sont sans rĂ©percussion sur le reste de l’univers, que nous ne sommes pas, dans une certaine mesure, coresponsables de tout ce qui se passe sur la terre, de toutes les vilĂ©nies humaines, mĂȘme les plus criminelles et les plus sordides.
– La croyance que la morale est issue de la VĂ©ritĂ©.
– La croyance que nous sommes les seuls auteurs de nos pensĂ©es, de nos Ă©motions et de nos actes, qui sont en fait le rĂ©sultat de quantitĂ©s de forces qui nous dĂ©passent, laissant au libre arbitre bien peu de marge de manƓuvre.
– La pensĂ©e que les lois de la matiĂšre et de la vie sont immuables.
– La croyance en notre cohĂ©rence, en notre unitĂ© et en la permanence de notre ĂȘtre de surface alors qu’un examen attentif nous dĂ©montre qu’il n’y a rien de tel, que nous sommes constituĂ©es de quantitĂ©s de parties qui ne cessent d’évoluer et agissent chacune pour leur propre compte.
– La croyance en la rĂ©alitĂ© exclusive de ce que perçoivent nos sens : rien n’est vraiment ce que nous en pensons ou en sentons, la terre Ă©tant le terrain de jeu de quantitĂ©s de forces sur de trĂšs nombreux plans.
– Les illusions qui entraĂźnent une fuite dans l’action en nous faisant croire que cela participe du progrĂšs, ou dans l’inertie sous prĂ©texte de stabilitĂ©, de tempĂ©rance et de moindre mal.
– L’illusion que le progrĂšs matĂ©riel est la source du bonheur.
– La croyance en un paradis Ă©ternel aprĂšs la mort.
– La croyance que notre mode de pensĂ©e est stable et le meilleur jamais atteint alors qu’il dĂ©pend le plus probablement de cycles et d’autres influences qui font et dĂ©font les civilisations.
– L’illusion de servir l’humanitĂ© avant d’ĂȘtre capable d’agir sous l’impulsion exclusive de l’ĂȘtre intĂ©rieur appelĂ© ici ĂȘtre psychique.

Et pour clore ces quelques exemples, la croyance que nous sommes bien plus loin sur le chemin que nous ne le sommes en rĂ©alitĂ©, mĂȘme aux stades trĂšs avancĂ©s du chemin. Cette illusion est illustrĂ©e plus spĂ©cialement par deux mythes.
C’est, au dĂ©but du chemin, l’histoire de SalmonĂ©e « celui qui se pavane », frĂšre de Sisyphe : SalmonĂ©e s’était mis en tĂȘte d’imiter Zeus et pour ce faire, il avait attachĂ© Ă  son char des pots de bronze afin de simuler le tonnerre et lançait des torches allumĂ©es dans le ciel en guise d’éclairs. Zeus en fut trĂšs irritĂ©. Il foudroya SalmonĂ©e et l’envoya dans le Tartare.

Et c’est, plus loin sur le chemin, l’histoire d’Ixion qui, par orgueil, s’était cru l’égal des dieux. Il est Ă  l’origine des Centaures, ĂȘtre mi hommes mi chevaux, images de chercheurs qui se croient plus avancĂ©s qu’ils ne sont, car ils n’ont pas terminĂ© la purification de leur nature vitale.
Nul parmi les dieux et les hommes ne voulait purifier Ixion qui avait assassinĂ© son beau-pĂšre pour Ă©viter de donner les cadeaux promis en Ă©change de la main de sa fille. Zeus prit finalement pitiĂ© de lui : non seulement il le purifia, mais il l’invita aussi Ă  partager la vie de l’Olympe.
Ixion est donc le symbole d’un chercheur trĂšs avancĂ© sur le plan de l’esprit puisqu’il partage la vie des dieux.
Mais Ixion se montra d’une ingratitude extrĂȘme : il tenta de sĂ©duire HĂ©ra qui s’en plaignit auprĂšs de Zeus, son Ă©poux. Celui-ci façonna alors une nuĂ©e Ă  l’image de sa femme et c’est Ă  ce fantĂŽme qu’Ixion s’unit. De cette union naquit un fils qui, s’unissant Ă  des juments sauvages de MagnĂ©sie, devint le pĂšre des Centaures. Pour punir Ixion de sa traĂźtrise, Zeus l’attacha Ă  une roue ailĂ©e (et selon certains enflammĂ©e) qu’il lança Ă  travers les airs. Et comme Ixion avait bu du nectar d’immortalitĂ©, il tournoie Ă©ternellement dans le ciel sur sa roue ailĂ©e.
L’illusion et la prĂ©tention spirituelle est bien souvent « punie » par un esprit qui s’enferme pour une pĂ©riode indĂ©finie dans des processus mentaux qui tournent sur eux-mĂȘmes. (La roue « enflammĂ©e » pourrait indiquer un feu « purificateur ».)

Certains disent que pour tuer la ChimÚre, Bellérophon montait le cheval Pégase. Comme le héros avait eu du mal à le dompter, Athéna lui avait procuré une bride en or.
PĂ©gase est le fils de PosĂ©idon et de la Gorgone MĂ©duse. Il est sorti du cou de celle-ci lorsque PersĂ©e le trancha. Il reprĂ©sente une force libre de toute limitation, la force de la discipline du yoga qui galope vers la rĂ©alisation. C’est-Ă -dire que l’illusion ne peut ĂȘtre totalement vaincue tant que subsistent le moindre doute, la moindre peur ou le moindre dĂ©goĂ»t. C’est pourquoi AthĂ©na lui donna une bride en or pour lui permettre une absolue maĂźtrise de la force lorsque cesse la peur et tout ce dont MĂ©duse est le symbole.

Il est le plus souvent bien difficile de dĂ©masquer ses propres illusions. Le chercheur doit donc apprendre progressivement Ă  dĂ©celer les « signes des dieux » auquel il doit faire confiance pour venir Ă  bout de ses chimĂšres. Parfois, c’est un sentiment de malaise, souvent Ă  peine perceptible, qui indique une direction fausse. Parfois une maladie, un accident, une rencontre fortuite, un rĂȘve ou tout autre Ă©vĂšnement aussi insignifiant soit-il, car il n’y a jamais de hasard. Cependant, il faut une parfaite sincĂ©ritĂ© et/ou intelligence pour ne pas se leurrer avec les signes eux-mĂȘmes.

Le roi de Lycie envoya ensuite BellĂ©rophon combattre le peuple des Solymes. Ce fut selon les mots mĂȘme du hĂ©ros « le plus terrible combat qu’il mena contre des hommes ».
Si l’interprĂ©tation donnĂ©e au mot Solymes « les impuretĂ©s de la conscience » est exacte, il s’agit, une fois dĂ©passĂ© le premier niveau de purification des illusions, de rendre Ă  la conscience sa virginitĂ© primordiale en dĂ©passant les modes d’action de la nature Ă  la source des dualitĂ©s.

L’épreuve suivante constituĂ©e par le massacre des viriles Amazones fait Ă©cho au neuviĂšme travail d’HĂ©raclĂšs (la conquĂȘte de la Ceinture de leur reine).
Les Amazones sont un peuple de femmes guerriĂšres vivant sur les rives de la mer Noire que les Grecs nommaient Pont-Euxin (Euxeinos Pontos) « le travail sur le vital avec une grande aide des mondes de l’esprit ». (Entre la mer ÉgĂ©e et le Pont-Euxin Ă©tait la Propontide « le dĂ©but du travail sur le vital ».)
Elles Ă©taient installĂ©es Ă  l’embouchure du Thermodon, c’est-Ă -dire au maximum de dĂ©veloppement du courant de conscience qui reprĂ©sente « le feu intĂ©rieur pour rĂ©aliser l’union » (Thermo+Δ).
Nous approfondirons le sens de ce combat lors de l’étude des derniers travaux d’HĂ©raclĂšs. Mentionnons seulement ici que cet Ă©pisode concerne la transcendance du dernier des trois modes de la nature plus particuliĂšrement liĂ© au mental – le principe d’équilibre et d’harmonie – (« la libĂ©ration de toute la perception trompeuse des dualitĂ©s de la nature »). Il s’agit Ă  ce stade de dĂ©passer la maĂźtrise qui a conduit Ă  la sagesse et Ă  la saintetĂ© pour entrer dans le yoga des cellules.

Enfin, le roi de Lycie fit tendre une embuscade par les meilleurs de ses hommes, mais ceux-ci ne revinrent pas en leurs maisons.
Cette Ă©tape finale de la lutte contre l’illusion consiste Ă  la pourchasser dans les moyens eux-mĂȘmes qui poursuivent l’illumination.

Alors, rĂ©alisant que BellĂ©rophon Ă©tait le noble fils d’un dieu, le roi de Lycie lui donna sa fille en mariage ainsi que la moitiĂ© des honneurs royaux et un important domaine. BellĂ©rophon eut trois enfants.
Laodamie qui conçut de Zeus un Sarpédon homonyme « rival des dieux ». Artémis en colÚre la tua.
Isandros qui fut tué par ArÚs lors du combat contre les Solymes.
Hippolochos, le pùre d’un second Glaucos qui se battit à Troie.
Selon HomĂšre, « quand BellĂ©rophon lui-mĂȘme eut encouru la haine de tous les dieux, il erra seul Ă  travers la plaine AlĂ©ienne, rongeant son cƓur et Ă©vitant les traces des hommes ».

Certains auteurs nomment la femme de BellĂ©rophon (la fille du roi de Lycie) PhilonoĂ© « l’esprit qui aime » ou encore AnticlĂ©ia « celle qui est opposĂ©e Ă  la gloire », soit « l’humilité ».
Mais quels que soient les accomplissements de l’intelligence, elle n’est pas suffisante pour conduire vers l’union. C’est pourquoi d’une part deux des enfants de BellĂ©rophon verront leurs lignĂ©es arrĂȘtĂ©es par les dieux, et d’autre part le hĂ©ros lui-mĂȘme termina sa vie en errant loin des hommes et loin des dieux (ni dans la dualitĂ©, ni dans l’unitĂ©).
La fille du hĂ©ros indique l’acquisition d’une cohĂ©rence totale (Laodamie), ce qui est un accomplissement sur le plan du surmental. Son fils SarpĂ©don, symbole de la « sagesse » est en effet « rival des dieux ». Mais il ne s’agit dans le chemin qui cherche la divinisation de la terre, ni d’ĂȘtre un sage, ni d’ĂȘtre un saint.
En tuant Laodamie, ArtĂ©mis fait dĂ©passer au chercheur la quĂȘte de sagesse.
Pour Isandros, l’interprĂ©tation pourrait ĂȘtre « l’homme fort », c’est-Ă -dire le surhomme au sens nietzschĂ©en. Il fut tuĂ© par ArĂšs, le dieu qui Ă©limine les formes erronĂ©es.
Le seul descendant de BellĂ©rophon qui survĂ©cut est le fils d’Hippolochos « une nouvelle force », une « brillance » de l’intelligence qui combattra dans les rangs troyens en support de « la grande erreur » de fixation sur le passĂ©.
BellĂ©rophon lui-mĂȘme, symbole de la seule intelligence brillante qui ne peut accĂ©der au-delĂ  d’elle-mĂȘme, terminera sa vie haĂŻ des dieux dans un no man’s land, une plaine (et non une montagne) qui est sans moisson (AlĂ©ienne), c’est-Ă -dire qui ne peut donner aucun fruit.

Si le combat contre la ChimĂšre n’a pas Ă©tĂ© inclus dans les travaux d’HĂ©raclĂšs, c’est qu’il ne s’agit pas tant d’un travail de « purification-libĂ©ration » des acquis de l’évolution que d’obstacles rencontrĂ©s dans l’ascension des plans de conscience.

Notons pour terminer que si un contact avec l’ĂȘtre intĂ©rieur peut ĂȘtre rĂ©alisĂ© Ă  tous les stades de la progression et si l’homme peut accĂ©der directement Ă  certains plans de l’Absolu sans avoir dĂ©veloppĂ© le mental, il n’en demeure pas moins vrai que sa maturation dans toutes ses composantes (raison et intuition) est indispensable Ă  l’acquisition d’un parfait discernement ainsi qu’au perfectionnement de l’ĂȘtre extĂ©rieur afin de le rendre divin, ce qui constitue le but du yoga. De plus, comment concevoir que la Nature ait ƓuvrĂ© au perfectionnement d’un outil pendant des dizaines de millĂ©naires en vain.
L’humanitĂ© est donc appelĂ©e Ă  franchir tous les degrĂ©s de la progression dans le mental, telle qu’elle a Ă©tĂ© formulĂ©e par les Anciens et reprise par Sri Aurobindo.

AsclĂ©pios et Minyas, les descendants d’Halmos, fils de Sisyphe

Pour tous les auteurs anciens, Apollon est le pĂšre du grand guĂ©risseur-mĂ©decin AsclĂ©pios (Esculape). Une mĂ©decine digne de ce nom devait en effet obligatoirement faire intervenir une part de « lumiĂšre de VĂ©rité » se manifestant Ă  travers l’ĂȘtre psychique.
En revanche, les ascendants de sa mĂšre Coronis « l’achĂšvement, le sommet » sont variables selon les auteurs. Cela peut facilement s’expliquer si l’on considĂšre que l’art de la guĂ©rison peut ĂȘtre pratiquĂ© Ă  diffĂ©rents niveaux de conscience.
Coronis figure donc aussi bien dans la descendance :
– de Sisyphe, l’effort de l’intellect
– d’une certaine Dotis « la donatrice (avec ω : dans la matiĂšre) ou l’union depuis le plan le plus haut »
– de PĂ©riĂ©rĂšs (fils d’Éole) symbole de la rĂ©alisation de celui qui est sans ego et sans dĂ©sir (par ArsinoĂ© « l’esprit qui s’élĂšve », fille de Leucippos « une Ă©nergie vitale pure »)
– ou encore de TaygĂšte (chez Apollodore), la PlĂ©iade du plan du mental intuitif prĂ©cĂ©dant immĂ©diatement le surmental.
Dans l’Iliade, AsclĂ©pios n’est qu’un habile mĂ©decin alors que le dieu de la mĂ©decine est PĂ©an (ou PaĂ©on ou Paian) « la force qui joue ou qui danse », HomĂšre associant ainsi la guĂ©rison au « jeu » de la grĂące divine.
Nous n’aborderons ici que la filiation qui le relie à Sisyphe.
Sisyphe « l’effort mental » aurait eu (selon Pausanias et Hygin) un second fils Halmos (ou Almos) qui reprĂ©senterait, si l’on regarde sa descendance, les sommets de l’effort mental.
En effet, Halmos Ă  son tour eut deux filles, ChrysĂ© et Chrysogone, qui s’unirent toutes deux Ă  des dieux et sont les ancĂȘtres respectivement de Coronis et des Minyades.

La descendance de la premiĂšre fille d’Halmos, ChrysĂ©

La premiĂšre fille ChrysĂ© « en or » s’unit au dieu ArĂšs, le destructeur des formes pĂ©rimĂ©es, et lui donna un fils PhlĂ©gyas « l’enflammé ». Ce feu est plutĂŽt de nature mentale que psychique car ce nom signifie aussi « aigle », l’oiseau de Zeus symbole du plan le plus Ă©levĂ© du mental (alors que la flamme psychique a pour symbole le cygne). PhlĂ©gyas est considĂ©rĂ© par tous les auteurs comme le pĂšre de Coronis, laquelle est « le point culminant » de ce feu mental.
Une variante tout aussi valable de l’interprĂ©tation du nom Coronis est de faire l’association courante avec ÎšÎżÏÏ‰Ï…Î· « la corneille » du fait de la proximitĂ© avec le mot ÎšÎżÏÏ‰Ï…Îčς. Coronis serait alors le symbole de la « clairvoyance »
Lorsque ce feu dans sa pleine puissance s’unit Ă  la lumiĂšre de l’ĂȘtre psychique (Apollon), alors se manifestent les pouvoirs justes de la guĂ©rison symbolisĂ©s par AsclĂ©pios.
En revanche, certains mythes qui font rĂ©sider PhlĂ©gyas en BĂ©otie ou Thessalie du sud affirment que le peuple Ă©ponyme de cette rĂ©gion, les PhlĂ©gyans, ne respectaient pas les dieux. Ils auraient mĂȘme attaquĂ© le temple d’Apollon Ă  Delphes : le mental le plus Ă©clairĂ© peut parfois suivre son propre chemin, nĂ©gligeant et mĂȘme s’opposant aux manifestations incarnĂ©es de la lumiĂšre et de la volontĂ© de l’ĂȘtre psychique.

Mais les guĂ©risseurs peuvent rarement maintenir cette flamme psychique bien longtemps. C’est pourquoi Coronis fut infidĂšle au dieu Apollon, ce qui lui valut la mort comme nous allons le voir.
Alors que la trĂšs belle Coronis Ă©tait enceinte de son amant Apollon, elle cĂ©da Ă  l’amour du mortel Ischys. Selon certains, elle Ă©pousa ce dernier. Pour expliquer son infidĂ©litĂ©, certains disent qu’elle craignait que le dieu ne l’abandonnĂąt dans sa vieillesse. InformĂ© par ses dons de divination, Apollon demanda Ă  sa sƓur ArtĂ©mis de tuer l’infidĂšle, ce qu’elle fit. Mais tandis que le corps de Coronis se consumait sur le bucher funĂ©raire, Apollon extirpa le petit AsclĂ©pios des entrailles de sa mĂšre puis le confia au Centaure Chiron qui lui enseigna l’art de la mĂ©decine. AsclĂ©pios devait par la suite porter cet art Ă  la perfection.

Le chercheur craint de perdre le lien avec son ĂȘtre psychique avec lequel il n’a eu sans doute que quelques brefs contacts (Coronis avait peur qu’Apollon ne l’abandonnĂąt) et se tourne donc vers un « appui » humain. Il sait en effet qu’il n’est pas assez avancĂ© pour prĂ©tendre Ă  une union permanente avec la lumiĂšre de l’ĂȘtre psychique. Le soutien qui l’attire est la puissance qu’il peut obtenir de la nature : Coronis s’unit donc au mortel Ischys « force, fermetĂ© et aussi violence » et donc « celui qui force le mouvement ». Ce dernier est le fils d’un Élatos homonyme « le sapin », symbole d’une force issue de la nature, peut-ĂȘtre mĂȘme d’une mĂ©decine occulte. Notons aussi qu’Ischys est un « mortel », un Ă©lĂ©ment de la dualitĂ©, tandis qu’Apollon lui aurait permis de se maintenir dans l’unitĂ©.
Devant cette dĂ©viance qui est fondamentalement manque de foi, la lumiĂšre de l’ĂȘtre psychique ne peut se maintenir chez le chercheur. Apollon demanda donc Ă  sa sƓur ArtĂ©mis de tuer Coronis enceinte : le chercheur perd ainsi tout contact avec la source vraie de la guĂ©rison.

Les frĂšres d’Ischys, Kaineus « étrange » et PolyphĂ©mos « celui qui se rĂ©pand en paroles », reprĂ©sentent les consĂ©quences de cette coupure. Kaineus indique une perte de rĂ©ceptivitĂ© et PolyphĂ©mos une justification mentale du nouveau mouvement erronĂ©.
Kaineus en effet avait changĂ© de sexe. NĂ©e fille sous le nom de KaĂ©nis, elle fut violĂ©e par PosĂ©idon. Celui-ci lui ayant proposĂ© d’exaucer un souhait, elle demanda Ă  ĂȘtre changĂ©e en homme invulnĂ©rable afin que ce type d’aventure ne se renouvelle pas. Une fois la transformation accomplie, Kaineus devint le roi des Lapithes le plus puissant de son Ă©poque. Comme il Ă©tait arrogant et impie, Zeus envoya contre lui les Centaures. Mais du fait de son invulnĂ©rabilitĂ©, ceux-ci durent l’enfoncer dans le sol avec des troncs d’arbres et l’immobiliser sous un rocher.
Ce rĂ©cit Ă©voque la partie rĂ©ceptive du chercheur qui, Ă  la suite d’une irruption envahissante et soudaine de perceptions issues du subconscient (le viol par PosĂ©idon), prend peur et se ferme volontairement afin d’éviter tout renouvellement de l’expĂ©rience.
La facultĂ© d’agir de façon nouvelle et Ă©trange issue de la nature (KaĂ©nis fille d’Élatos) qui est et devrait rester de l’ordre du fĂ©minin et du rĂ©ceptif, se ferme sous l’effet de l’évolution et de l’action subconsciente qui l’oblige Ă  intĂ©grer de force des modes de perception-action contraire Ă  sa nature (le viol par PosĂ©idon). Elle transforme alors ses interventions en actions brutales et sa connaissance en arrogance.
Le pouvoir de guĂ©rison qui aurait du rester sous la dĂ©pendance de l’ĂȘtre psychique (ou au minimum de l’instinct) passe sous la direction du mental qui palabre et se justifie (PolyphĂ©mos) ou peut-ĂȘtre d’une mĂ©decine occulte. AssĂ©nĂ© de façon brutale et arrogante (transformĂ© en Kaineus), ce qui est devenu un acte mĂ©dical « sans Ăąme » et sans contact avec la Nature agit dĂ©sormais par la volontĂ© de l’ego (Ischys) et non dans une consĂ©cration-soumission Ă  la Conscience.

Mais Apollon ne devait pas permettre que son action n’ait pas de suite (une fĂ©condation par « le rayonnement de l’ĂȘtre psychique » au niveau mental le plus haut). Aussi extirpa-t-il l’enfant des entrailles de Coronis tandis qu’elle se consumait : AsclĂ©pios « l’outil le plus parfait de la guĂ©rison » apparaĂźt lorsque cesse l’action la plus haute du mental qui pourtant en est la matrice. Il reprĂ©sente la mĂ©decine dont l’ĂȘtre psychique est le vecteur.

AsclĂ©pios fut Ă©levĂ© par le Centaure Chiron qui Ă©tait le fils de Cronos et de Philyra « celle qui aime le juste mouvement ». Pratiquant la mĂ©decine de l’ñge d’or (l’époque prĂ©-olympienne du temps de Cronos), il reprĂ©sente l’art de guĂ©rir – c’est-Ă -dire « d’harmoniser » en mettant chaque chose Ă  sa place – dans la premiĂšre pĂ©riode de purification/libĂ©ration.
Le mot Chiron signifie « mains », peut-ĂȘtre symbole d’une mĂ©decine des Ă©nergies qui s’exerce depuis le corps, mais aussi avec les lettres stucturantes « l’action juste de la concentration ».
Chiron rĂ©sidait alors sur le mont PĂ©lion « la montagne sombre », signe d’une action peu Ă©clairĂ©e ou d’une action des Ă©nergies incomprĂ©hensible pour la conscience.
Il est le symbole d’un processus de guĂ©rison et donc d’harmonisation. C’est primitivement un ĂȘtre immortel (non-duel) car il est de la troisiĂšme gĂ©nĂ©ration divine (fils de Cronos). Mais cette capacitĂ© d’harmonisation disponible tant que le chercheur ne rentre pas dans la purification des couches profondes du vital, doit ensuite cĂ©der la place Ă  une harmonisation d’ordre supĂ©rieur. En effet, lors du combat d’HĂ©raclĂšs contre les Centaures – Ă  l’occasion du quatriĂšme travail, la traque du sanglier d’Érymanthe – Chiron l’immortel fut atteint au genou par une flĂšche du hĂ©ros enduite du venin de l’Hydre. DĂšs lors, il aspirait Ă  la mort car sa plaie Ă©tait incurable. Puis il Ă©changea son immortalitĂ©, avec HĂ©raclĂšs selon certains, avec PromĂ©thĂ©e selon d’autres (bien que PromĂ©thĂ©e soit un fils de Titan, appartenant donc Ă  la troisiĂšme gĂ©nĂ©ration divine et par lĂ  immortel !).
Chiron fait rĂ©fĂ©rence aux meilleures rĂ©alisations des anciennes disciplines spirituelles qui doivent ĂȘtre abandonnĂ©es Ă  un moment donnĂ© du chemin, lors du quatriĂšme travail d’HĂ©raclĂšs.
Les capacitĂ©s d’harmonisation issues de la nature ne sont donc plus disponibles lorsque le chercheur est confrontĂ© Ă  la racine du dĂ©sir (le venin de l’Hydre) qui rĂ©vĂšle son manque de maĂźtrise, l’atteignant dans sa confiance en lui-mĂȘme, interpellant sa capacitĂ© d’adaptation et son humilitĂ© (au genou).

Le symbolisme d’AsclĂ©pios doit surtout ĂȘtre compris comme la possibilitĂ© d’un travail sur soi, grĂące au contact avec l’ĂȘtre psychique obtenu par une forte aspiration (la flamme qui dĂ©vore le corps de Coronis sur le bĂ»cher funĂ©raire). Mais ce travail est souvent rendu difficile par le manque de confiance en les messages issus de l’ĂȘtre profond.
L’analogie avec la guĂ©rison vient du fait que nous sommes un (corps, sentiments, mental, Ăąme) et que tout accident ou tout dĂ©sordre de quelque nature et sur quelque plan de l’ĂȘtre que ce soit provient d’une insincĂ©ritĂ© au sens d’une rupture avec la Conscience divine. Toute erreur sur le chemin, toute inconscience, toute ignorance, toute incapacitĂ© Ă  se transformer appelle un processus de guĂ©rison, de rĂ©-harmonisation.
AsclĂ©pios s’unit Ă  Épione « l’évolution de ce qui calme, de ce qui guĂ©rit » qui lui donna deux fils : Podaleirios « celui qui purifie l’incarnation » et Machaon « celui qui combat (dans la matiĂšre) ». Tous deux participĂšrent Ă  la guerre de Troie, le premier comme mĂ©decin travaillant au processus de purification/libĂ©ration, le second comme chirurgien en signe d’un travail actif dans le corps (Machaon).
Peut-ĂȘtre faut-il considĂ©rer ces personnages comme les deux modes opĂ©ratifs de la guĂ©rison-purification. Podaleirios accompagnerait le processus par lequel la maladie contribue Ă  rĂ©soudre les nƓuds du passĂ©. Machaon travaillerait dans le corps pour rĂ©soudre les causes de disharmonie par les moyens propres Ă  chaque « mĂ©decine ».

On ne peut quitter AsclĂ©pios sans Ă©voquer l’annĂ©e que dut passer Apollon au service d’AdmĂšte du fait de ses « prouesses ».
AsclĂ©pios avait en effet dĂ©veloppĂ© son art tant et si bien qu’il avait mĂȘme rĂ©ussi Ă  ressusciter ceux « qui mouraient Ă  Delphes ». Pindare note « qu’il faisait cela pour de l’argent ». Certains disent qu’il utilisait le sang qui avait coulĂ© du cĂŽtĂ© droit de la Gorgone, sang qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ© par AthĂ©na. Car si le sang du cĂŽtĂ© gauche donnait la mort, celui du cĂŽtĂ© droit ressuscitait. Zeus, craignant que l’ordre du monde n’en fĂ»t bouleversĂ©, le foudroya.
Apollon fut peinĂ© par la mort de son fils. Mais ne pouvant s’en prendre Ă  Zeus directement, il tua de ses flĂšches les Cyclopes.
Rendu furieux par ces meurtres, Zeus menaça d’envoyer Apollon dans le Tartare mais LĂ©to intervint en faveur de son fils. Aussi Apollon fut-il envoyĂ© comme bouvier pendant un an chez le roi de Thessalie, AdmĂšte. Comme le crime avait Ă©tĂ© perpĂ©trĂ© dans le clan des dieux, la sĂ©vĂ©ritĂ© de la punition que Zeus lui infligea (pour un immortel, servir un mortel !) s’imposait. Apollon profita de cette servitude pour aider AdmĂšte dans ses entreprises.

Il arrive un moment dans la progression spirituelle oĂč le chercheur est capable de ressusciter « des morts », c’est-Ă -dire de ramener Ă  la conscience des mĂ©moires enfouies dans l’inconscient. Il s’agit lĂ  non pas des souvenirs ordinaires de la vie prĂ©sente qui se rĂ©fugient dans le subconscient, lequel enregistre Ă  notre insu les moindres Ă©vĂšnements de notre vie, mais de la partie de l’ĂȘtre qui transmigre, autrement dit des souvenirs psychiques, en particulier ceux des vies antĂ©rieures. Cette interprĂ©tation est confirmĂ©e par le texte de Pindare qui Ă©voque « ceux qui sont morts Ă  Delphes », c’est-Ă -dire les Ă©lĂ©ments qui se sont incorporĂ©s Ă  l’ĂȘtre psychique (Delphes est le sanctuaire d’Apollon.)
La conception de la rĂ©incarnation exposĂ©e dans la mythologie semble se rattacher Ă  l’Hindouisme, avec l’existence d’un Soi (Atman) Ă©ternel qui se projette dans l’incarnation avec l’ñme, dĂ©veloppe un ĂȘtre psychique (LĂ©to) Ă©voluant par les incarnations (agrĂ©geant autour de lui les expĂ©riences d’ñmes de chaque incarnation).
Ce n’est donc pas une personnalitĂ© qui se rĂ©incarnerait (« aucun fil ne passe au travers des perles du collier des renaissances ») mais un Ă©tat de conscience qui transmigrerait.

Pindare note qu’AsclĂ©pios « faisait cela pour de l’argent », c’est-Ă -dire en vue de satisfaire les dĂ©sirs de l’ego, d’obtenir des fruits de son expĂ©rience. Mais cela ne peut ĂȘtre fait impunĂ©ment sans « bouleverser l’ordre du monde », sans perturber profondĂ©ment le chemin spirituel.
Si donc le chercheur s’engage dans une recherche volontaire de ses vies antĂ©rieures par quelque procĂ©dĂ© que ce soit, alors le surmental (Zeus) interrompt le travail sur soi (mort d’AsclĂ©pios).
En revanche, les maĂźtres enseignent que si le chercheur a l’expĂ©rience spontanĂ©e de souvenirs psychiques anciens (qui sont davantage des Ă©tats de conscience que des souvenirs de tel ou tel personnage), il peut les intĂ©grer dans la comprĂ©hension de son chemin. Mais toute recherche volontaire doit ĂȘtre Ă©vitĂ©e car elle ne donne lieu la plupart du temps qu’à des expĂ©riences fausses, rĂ©sultats d’un imaginaire dĂ©bridĂ© ou de l’amusement d’entitĂ©s vitales.

Pour ressusciter les morts, Asclépios utilisa le sang du cÎté droit de la Gorgone.
Ressusciter les morts, au sens oĂč nous l’avons explicitĂ© ci-dessus, c’est faire franchir Ă  des Ă©lĂ©ments de conscience la barriĂšre d’inconscience qui sĂ©pare la Vie Une de notre Ă©tat mortel, « divisé ». La Gorgone est le symbole de cette barriĂšre et son sang reprĂ©sente les courants animateurs qui permettent aux Ă©tats de conscience de la franchir. Le sang du cĂŽtĂ© droit correspond au courant qui remonte de l’inconscient tandis que celui du cĂŽtĂ© gauche y enfouit les expĂ©riences.
Cette barriÚre est constituée de peurs, de doutes et de toutes les perturbations induites par la Gorgone que nous avons citées au chapitre précédent.

Du point de vue symbolique, on notera aussi qu’autour du bĂąton emblĂšme d’AsclĂ©pios s’enroule un seul serpent, symbole du courant de conscience sĂ©parateur, tandis que deux serpents s’entrelacent dans un parfait Ă©quilibre autour de la baguette d’HermĂšs, ceux des courants d’éloignement et de rapprochement, de sĂ©paration et de fusion.

Lorsque la conscience mentale la plus haute annule la capacitĂ© d’investigation dans les profondeurs de la conscience (lorsque Zeus foudroie AsclĂ©pios), la lumiĂšre psychique fait disparaĂźtre du mĂȘme coup les « intuitions justes » ou les « visions » d’ordre supĂ©rieur (Apollon tue les Cyclopes). Autrement dit, lorsque l’homme ne fait plus appel qu’à son mental pour remettre l’harmonie, son ĂȘtre intĂ©rieur lui ĂŽte toute capacitĂ© de vision globale en vĂ©ritĂ© sur lui-mĂȘme, toute vision « holistique ».

La lumiĂšre psychique doit alors travailler dans l’ombre pour aider la personnalitĂ© du chercheur Ă  gĂ©rer les rĂ©sultats de son « insoumission » (Apollon doit servir AdmĂšte « celui qui n’est pas soumis au joug » comme bouvier pendant une annĂ©e symbolique). C’est une « punition » pour Apollon car le non-duel doit Ɠuvrer dans la dualitĂ©.
La premiĂšre Ă©tape de travail pour la « liberté » ou « l’insoumission » doit conduire Ă  la maĂźtrise : Apollon offre en effet de quoi « atteler ensemble un lion et un sanglier », c’est-Ă -dire « mettre sous le joug » l’ego et ses Ă©nergies vitales les plus fondamentales. Ceci devait permettre Ă  AdmĂšte d’épouser Alceste « une forte rectitude ». Plus tard, ce hĂ©ros participera Ă  la chasse au sanglier de Calydon, c’est-Ă -dire Ă  la soumission du vital.

La descendance de Chrysogone, la seconde fille d’Halmos (les Minyades)

L’appartenance de cette histoire aux mythes fondamentaux semble douteuse, car elle nous est rapportĂ©e pour la premiĂšre fois par un mythographe du IIe siĂšcle aprĂšs J.-C., Antoninus Liberalis

Pour Pausanias, la seconde fille d’Halmos Chrysogone « celle qui naĂźt en or » ou plutĂŽt « celle qui engendre de l’or » eut de PosĂ©idon (par une Ă©volution subconsciente) une fille ChrysĂ© « celle qui est en or », elle-mĂȘme mĂšre de Minyas.
Toutefois, pour la plupart des autres auteurs, Minyas « l’évolution de la consĂ©cration » ou du « don de soi » est simplement citĂ© comme le premier gouverneur d’OrchomĂšne, une ville situĂ©e au Nord de la BĂ©otie et dont le nom signifie « esprit agité ».
Cette OrchomĂšne doit ĂȘtre distinguĂ©e d’une autre ville du mĂȘme nom situĂ©e en Arcadie. Nous avons dĂ©jĂ  rencontrĂ© l’un de ses gouverneurs, Erginos, lors de la chasse au lion du CithĂ©ron : il s’agissait alors de cesser de dilapider les Ă©nergies normalement destinĂ©es au travail de purification/libĂ©ration (ThĂšbes). Erginos est un descendant de Phrixos, lui-mĂȘme fils du deuxiĂšme enfant d’Éole (Athamas) et symbole de la toute premiĂšre expĂ©rience de contact avec le RĂ©el. Deux fils d’Erginos « le labeur » (le travail sur soi) furent de cĂ©lĂšbres architectes-bĂątisseurs (de grands participants Ă  l’élaboration de la quĂȘte) : Trophonios « celui qui nourrit l’évolution de la conscience » et AgamĂ©dĂšs, « celui qui mĂ©dite beaucoup ».

C’est la version d’Ovide que nous suivrons ici pour les trois filles de Minyas.
Les trois Minyades – LeucippĂ©, ArsippĂ©, et AlcathoĂ© – refusaient de suivre les mystĂšres de Dionysos, niant mĂȘme la divinitĂ© du dieu. PrĂŽnant les travaux d’AthĂ©na, elles rĂ©prouvaient la conduite dĂ©rĂ©glĂ©e des Bacchantes qu’elles accusaient de cĂ©lĂ©brer dans l’oisivetĂ© un culte chimĂ©rique. Tout en travaillant sur leurs mĂ©tiers Ă  tisser, elles se racontaient des histoires Ă©difiantes.
Elles subirent alors toutes sortes de transformations, d’abord d’aspect plaisant puis de plus en plus terrifiant : « Comment ont-elles perdu leur ancienne forme, les tĂ©nĂšbres ne permettent pas de le savoir. Finalement, elles furent transformĂ©es en chauve-souris, frĂ©quentant les maisons et non les bois. Ennemies de la lumiĂšre, elles ne volaient que la nuit ».

Minyas reprĂ©sente « l’évolution de la rĂ©ceptivitĂ©, de la consĂ©cration ou du don de soi ». Les trois Minyades reprĂ©sentent les buts du chercheur qui veut « évoluer dans la consĂ©cration ». Elles portent les noms de LeucippĂ© « une Ă©nergie vitale purifiĂ©e », AlcithoĂ© « une forte vie intĂ©rieure » et ArsippĂ© « une Ă©nergie vitale Ă©levĂ©e (sur le plan vibratoire) ».
Le chercheur qui est encore sous l’emprise des croyances vertueuses s’implique avec sĂ©rieux dans son travail de yoga qu’il pense sincĂšrement consacrĂ© au Divin (les Minyades travaillent sur leur mĂ©tier Ă  tisser, c’est-Ă -dire sur leur « vie spirituelle ») mais nĂ©glige l’aspiration dans le travail de la purification dionysiaque. Plus que toute autre, celui-ci implique une purification de la nature infĂ©rieure pour Ă©viter les dĂ©bordements du vital.
Mais dans ce mythe, le chercheur est sĂ»r de son fait et se conforte dans ses croyances vertueuses (les trois sƓurs se racontent des histoires Ă©difiantes) qu’il se mĂ©fie des voies qui entrainent des manifestations de dĂ©votion extatique. Il tombe sous le charme de ses propres expĂ©riences (Elles sont sĂ©duites par les transformations qui s’opĂšrent en elles). Mais il s’aperçoit bientĂŽt qu’il s’est Ă©garĂ© sur un chemin de tĂ©nĂšbres : il s’est rempli d’une Ă©nergie mentale disharmonieuse « ennemie de la lumiĂšre » et ne s’occupe plus alors que des problĂšmes de sa personnalitĂ© (les chauve-souris se dĂ©placent « au radar » et ne frĂ©quentent que les maisons).

Dans certaines variantes de ce mythe, les trois sƓurs terrifiĂ©es sacrifiĂšrent Ă  Dionysos le fils de l’une d’entre elles, Hippasos, qu’elles tirĂšrent au sort et dĂ©membrĂšrent : le chercheur est donc obligĂ© de sacrifier « la force de la conscience mentale logique » rĂ©sultat de son aspiration Ă  un vital pur (Hippasos fils de LeucippĂ©).
Cette variante du mythe recommande de ne pas s’attacher Ă  la vertu selon les normes de la raison et surtout incite Ă  prendre en considĂ©ration la totalitĂ© de sa nature, Ă  « embrasser » son ombre.

Pour certains auteurs, Minyas est Ă©galement le pĂšre d’une ClymĂšne homonyme « ce qui est acquis par l’entendement » (la grand-mĂšre de Jason) et aussi celui d’Élara, laquelle est la mĂšre du gĂ©ant Tityos conçu avec Zeus.
Nous avons dĂ©jĂ  rencontrĂ© Tityos lors de l’étude d’HadĂšs. Comme il avait tentĂ© de faire violence Ă  LĂ©to juste aprĂšs la naissance des dieux jumeaux Apollon et ArtĂ©mis, Zeus l’avait foudroyĂ©. Nous avions retenu la version la plus courante dans laquelle il est fils de Gaia. Il reprĂ©sente l’hypnotisme de « la puissance de sĂ©paration » qui agit au plus profond de l’inconscient corporel, gisant sur le sol du monde souterrain et couvrant neuf arpents.
Dans le fragment d’HĂ©siode dans lequel il est fils d’Élara, il Ă©mergea de terre en naissant car Zeus avait enfoui Élara sous terre afin d’éviter la jalousie d’HĂ©ra. Élara reprĂ©sente « le processus d’individuation qui continue Ă  s’opĂ©rer selon le mouvement juste », mouvement d’évolution qu’HĂ©ra seule prĂ©tend gouverner. Zeus est son amant car c’est un mouvement en accord avec la loi d’évolution divine.
Mais le rĂ©sultat de cette union, Tityos, entraĂźne une sĂ©paration de l’esprit et de la matiĂšre, qui empĂȘche donc l’incarnation et l’apparition de la lumiĂšre psychique (la naissance d’Apollon et ArtĂ©mis).

C’est ce Minyas « l’évolution de la consĂ©cration » qui a Ă©tĂ© proposĂ© par certains exĂ©gĂštes en remplacement de MagnĂšs « l’aspiration » pour ĂȘtre l’un des sept fils d’Éole. Rien ne nous permettant de trancher en faveur de l’une ou l’autre option, nous nous en tiendrons Ă  la liste d’Apollodore.

ATHAMAS : Les dĂ©buts de la quĂȘte et les tous premiers contacts spirituels

L’histoire d’Athamas couvre une longue pĂ©riode du chemin, des premiers pas en BĂ©otie jusqu’à l’arrivĂ©e en Thessalie, province des chercheurs qui s’engagent. De ce fait, ce hĂ©ros doit ĂȘtre situĂ© parmi les premiers enfants d’Éole.
N’ayant pas d’élĂ©ment prĂ©cis nous permettant de dĂ©terminer sa place dans la fratrie, nous l’avons positionnĂ© aprĂšs Sisyphe. Mais il pourrait tout aussi bien figurer en premiĂšre place parmi les enfants d’Éole conformĂ©ment Ă  la liste du Catalogue des Femmes, car les aventures qui lui sont liĂ©es concernent les dĂ©buts du chemin.

Cette pĂ©riode peut ĂȘtre dĂ©coupĂ©e en trois grandes phases que chacune de ses femmes introduit.

Athamas était un roi de Béotie. Il épousa en premiÚres noces Néphélé, une déesse de second rang qui lui donna deux enfants, Phrixos et Hellé.
Mais il abandonna bientĂŽt NĂ©phĂ©lĂ© pour Ă©pouser Ino, une fille de Cadmos, roi de ThĂšbes. (Dans une variante, Ino fut sa premiĂšre femme et Athamas prit pour Ă©pouse NĂ©phĂ©lĂ© sur l’ordre d’HĂ©ra tout en continuant Ă  voir Ino en secret.)
Ino Ă  son tour fut la mĂšre de deux autres enfants, LĂ©archos et MĂ©licerte. Comme elle Ă©tait jalouse des enfants issus du premier mariage, elle manigança leur mort. Elle persuada donc les femmes du pays de faire griller le grain avant les semences. Comme elle l’avait prĂ©vu, il s’ensuivit une famine. Elle fit croire Ă  Athamas que l’oracle avait dĂ©crĂ©tĂ© que son fils Phrixos nĂ© du premier lit devrait mourir pour y mettre fin. Athamas prĂ©para donc le sacrifice (ou peut-ĂȘtre refusa-t-il de coopĂ©rer, Phrixos s’offrant lui-mĂȘme en sacrifice). Quoiqu’il en soit, Phrixos fut sauvĂ© par sa mĂšre NĂ©phĂ©lĂ© qui envoya Ă  son secours un bĂ©lier Ă  la toison d’or.
Chez Apollodore, ce merveilleux bĂ©lier pouvait voler et il emporta Phrixos et sa sƓur HellĂ© sur son dos (dans la tradition primitive, ce fut en nageant). Comme ils survolaient l’Hellespont, frontiĂšre de l’Europe et de l’Asie, HellĂ© lĂącha prise et tomba dans la mer.
Parvenu en Colchide, Phrixos sacrifia le bĂ©lier Ă  Zeus en signe de gratitude et offrit sa toison d’or au souverain du pays, AiĂ©tĂšs fils d’HĂ©lios. Le roi lui donna en mariage sa fille ChalciopĂ© (ou Iophassa) dont il eut quatre enfants, Argos, MĂ©las, Phrontis et Kutisoros. Il vĂ©cut jusqu’à un Ăąge avancĂ©.

AprĂšs la fuite de Phrixos, Athamas fut pris de folie, et pour certains HĂ©ra en Ă©tait la cause. Celle-ci ne lui pardonnait pas d’avoir Ă©levĂ© avec sa femme Ino le tout jeune Dionysos. Athamas tua son fils LĂ©archos d’une flĂšche et Ino se jeta dans la mer avec son autre fils MĂ©licerte dans les bras. (D’autres affirment qu’Athamas ayant dĂ©couvert la perfidie d’Ino, fit pĂ©rir de ses mains son fils LĂ©archos puis la poursuivit avec la mĂȘme issue que prĂ©cĂ©demment). Ino fut dĂ©ifiĂ©e sous le nom de LeucothĂ©e « la DĂ©esse blanche » et MĂ©licerte sous le nom de « Palaimon », et tous deux dĂ©sormais rĂ©pondaient Ă  l’appel des marins en dĂ©tresse.
Sisyphe instaura « les jeux isthmiques » en l’honneur de MĂ©licerte-Palaimon. Ils comptent parmi les quatre grands jeux panhellĂ©niques.

Athamas fut banni de son royaume et s’installa en Thessalie oĂč il prit comme troisiĂšme Ă©pouse ThĂ©misto, fille d’HypsĂ©e, qui lui donna quatre enfants.

Avec Athamas, roi de BĂ©otie, nous abordons les prĂ©paratifs Ă  la quĂȘte qui ne commencera vraiment qu’avec l’arrivĂ©e de ce hĂ©ros en Thessalie.
Ces dĂ©buts sont marquĂ©s Ă  la fois par une attitude trop rigide dans l’ascĂšse, une volontĂ© de suivre le chemin selon des rĂšgles ou un ordre stricts, souvent mĂȘme par des excĂšs, et par une ou plusieurs « expĂ©riences d’ouverture de conscience ».
Comme ces « expĂ©riences » qui se produisent dans une conscience « ennuagĂ©e » (NĂ©phĂ©lĂ©) peuvent prĂ©cĂ©der l’entrĂ©e consciente dans la quĂȘte, laquelle n’est guĂšre plus Ă  ce moment-lĂ  qu’une vague aspiration Ă  « autre chose », les Anciens ont tantĂŽt donnĂ© Ă  NĂ©phĂ©lĂ© la place de premiĂšre Ă©pouse, tantĂŽt celle de maĂźtresse d’Athamas alors qu’il Ă©tait mariĂ© Ă  Ino.

Athamas reprĂ©sente celui qui entre dans une certaine « consĂ©cration (au RĂ©el) en vue de son Ă©volution intĂ©rieure ». NĂ©phĂ©lĂ© « ce qui couvre, un nuage ou une nuĂ©e » donne l’image d’une conscience confuse de l’objet de la quĂȘte. Le chercheur est en « manque » mais il ne sait encore de quoi. Leurs enfants expriment, avec HellĂ©, « une forte individuation » et avec Phrixos, un « frĂ©missement ».
Celui-ci est le symbole d’une premiĂšre « expĂ©rience » d’ouverture qui a lieu dans une totale et candide ignorance du chemin, souvent bien des annĂ©es avant que le chercheur ne se mette en route. (C’est pourquoi il serait hasardeux de vouloir rapprocher ce dernier d’Épaphos « l’attouché », le fils d’Io que nous avons rencontrĂ© parmi les ancĂȘtres de PersĂ©e.)
Cette expĂ©rience se manifeste comme une grande joie intĂ©rieure, un calme et une plĂ©nitude. L’excitation apportĂ©e par le vital non purifiĂ© n’y prend aucune part. Elle est accompagnĂ©e du sentiment d’une trĂšs forte prĂ©sence au monde et d’un sentiment de grande lĂ©gĂšretĂ©. Elle rĂ©sonne comme une promesse. Le chercheur en effet – ou l’humanitĂ©, d’un point de vue plus large – ne s’engagerait pas dans la quĂȘte si un Ă©vĂ©nement annonciateur dont la nature lui Ă©chappe souvent ne lui avait en quelque sorte fait la promesse d’un Ă©tat nouveau, source d’une immense joie.

Mais lorsque beaucoup plus tard le chercheur fait ses premiers pas sur le chemin, attirĂ© par les rigueurs d’une ascĂšse souvent absurde reprĂ©sentĂ©e par Ino et ses enfants, il ne peut le plus souvent faire le lien avec le souvenir de cette expĂ©rience et des Ă©tats qui l’ont accompagnĂ©e.

Ino, avec les lettres structurantes, est le symbole de l’évolution dans l’incarnation. Fille du roi de ThĂšbes, elle est aussi l’expression d’un mouvement de purification dans l’incarnation (peut-ĂȘtre son nom signifie-t-il « purger »). Parmi les voies reprĂ©sentĂ©es par les filles de Cadmos, elle illustre celle du chercheur qui se tourne vers un itinĂ©raire « balisé » et y travaille avec excĂšs. Ses enfants symbolisent « la quĂȘte de libertĂ© soumise Ă  des principes » (LĂ©archos) et semble-t-il « celui qui travaille en force » (MĂ©licerte). Cette voie d’incarnation qui s’appuie sur des rĂšgles et la volontĂ© de l’ego est « jalouse » des « expĂ©riences » passĂ©es : le chercheur qui ne sait comment retrouver la ou les expĂ©riences originelles, celles de son enfance ou celles plus tardives, veut les ignorer (pour le rĂ©cit mythique, les dĂ©truire). EngagĂ© dans une ascĂšse forcĂ©e qui suit le mouvement de l’évolution et la suprĂ©matie du mental logique, il ne peut concilier la rĂ©alitĂ© de son engagement et le souvenir de cette premiĂšre expĂ©rience de plĂ©nitude : Ino veut donc faire mourir les enfants de NĂ©phĂ©lĂ©.
Pour atteindre ses fins, le chercheur persuade sa nature rĂ©ceptive (les femmes) de brĂ»ler le grain avant les semailles, s’obligeant Ă  se purifier avant mĂȘme d’avoir mis les graines en terre et produit des fruits, c’est-Ă -dire avant mĂȘme d’avoir accompli un juste dĂ©veloppement de son ĂȘtre extĂ©rieur.
La consĂ©quence en est une impossibilitĂ© de toute fructification de ses efforts. Il s’ensuit une impasse spirituelle (une famine) et un conflit dans la conscience avant que le chercheur ne puisse s’établir sur le « juste chemin », lequel sera symbolisĂ© par la troisiĂšme Ă©pouse ThĂ©misto « la loi de ce qui est droit, juste ».
(Certains auteurs ajoutent les tentatives dĂ©jouĂ©es de ThĂ©misto pour faire disparaĂźtre les enfants d’Ino, c’est-Ă -dire pour cesser toute ascĂšse excessive dirigĂ©e par le mental.)

Mais le souvenir de cette toute premiĂšre ouverture devait ĂȘtre conservĂ© et gravĂ© dans la mĂ©moire, premiĂšre manifestation d’une sensibilitĂ© affinĂ©e que le chercheur mettra des annĂ©es Ă  retrouver (Phrixos est sauvĂ© par « un bĂ©lier Ă  la toison d’or », toison que Jason devra aller chercher en Colchide).
Lorsque le bĂ©lier est ailĂ©, ce qui est gĂ©nĂ©ralement le cas, c’est le signe que cette premiĂšre expĂ©rience se produit sur un plan mental.
Cet « enlĂšvement » prĂ©figure donc la premiĂšre grande expĂ©rience consciente d’illumination. Les deux expĂ©riences (les aventures de Phrixos et de Jason) sont en effet de mĂȘme nature : des ouvertures qui rĂ©sultent d’un dĂ©veloppement de la sensibilitĂ© ou de la conscience (qu’il ne faut pas bien sĂ»r confondre avec la sensiblerie) et permettent de percevoir des vibrations plus fines. La toison d’or reprĂ©sente ici une sensibilitĂ© gĂ©nĂ©rale de l’ĂȘtre tandis que les cheveux d’or ou roux que nous rencontrerons ailleurs illustrent une intuition exacte.

Le bĂ©lier marche en tĂȘte du troupeau et c’est aussi le premier signe du zodiaque : il rĂ©vĂšle donc un commencement. Il peut avoir conservĂ© en GrĂšce le symbolisme qui lui Ă©tait donnĂ© dans les VĂ©das oĂč il reprĂ©sentait la monture d’Agni, le support du feu intĂ©rieur ou ĂȘtre psychique. En ce sens, il est non seulement synonyme d’« éveil » mais aussi de puretĂ© spirituelle. Il Ă©tait en certains lieux de GrĂšce Ă©troitement associĂ© Ă  HermĂšs et Apollon, et donc Ă  la fois Ă  la voie de l’ascension des plans de conscience et Ă  celle de la purification. En haute Égypte, il Ă©tait liĂ© au dieu Amon. On peut voir Ă  Karnak une allĂ©e de sphinx Ă  tĂȘtes de bĂ©lier qui pourraient figurer la domination de la force (qui supporte et entraĂźne l’ĂȘtre psychique) sur la nature animale.

Si HellĂ© tombe dans la mer dĂšs la sortie de la mer ÉgĂ©e Ă  la frontiĂšre de l’Europe et de l’Asie, c’est-Ă -dire Ă  celle qui sĂ©pare une « large vision » du « nouveau » inconnu, bien loin de la Colchide, c’est pour indiquer que le processus d’individuation (HellĂ©) cesse Ă  la fin de la traversĂ©e du mental supĂ©rieur afin de permettre la rĂ©alisation de l’union. L’accĂšs au mental illuminĂ© ouvrirait donc les portes de la possibilitĂ© de transformation physique.
La Propontide (actuelle mer de Marmara) est situĂ©e entre la mer ÉgĂ©e (pelagos aigaion) et le Pont-Euxin (la mer Noire). Elle est reliĂ©e Ă  la premiĂšre par l’Hellespont (le dĂ©troit des Dardanelles) et Ă  la seconde par le Bosphore (le passage de la vache). On peut suivre avec cette gĂ©ographie symbolique la progression sur le chemin, depuis la mer « tempĂ©tueuse » (pelagos aigaion) pour la spiritualitĂ© dĂ©butante, jusqu’au passage vers l’illumination, le Bosphore.
L’histoire d’Ino et de ses deux enfants se termine par une mutation. Sous l’impulsion d’HĂ©ra qui veille au mouvement juste de l’évolution, il est mis fin Ă  cette direction erronĂ©e du chemin. Mais seule doit disparaĂźtre la soumission Ă  des rĂšgles strictes ou Ă  des principes (LĂ©archos). C’est pourquoi LĂ©archos meurt sous les flĂšches de son pĂšre frappĂ© de folie par HĂ©ra. Les mythes expliquent souvent en effet un infanticide par une folie du parent, infanticide qui illustre l’arrĂȘt d’un processus Ă©volutif (cf. par exemple la « folie » d’HĂ©raclĂšs).
Quant au « travail en force », il doit se transformer en une « ardeur pour la lutte » qui puise ses forces son énergie dans un vital harmonisé (Mélicerte doit désormais agir en tant que Palaimon, divinité marine).
De mĂȘme Ino, symbole de la quĂȘte tournĂ©e vers l’incarnation, doit se transformer en LeucothĂ©e, la dĂ©esse blanche, expression d’une quĂȘte de puretĂ© ou de justesse intĂ©rieure. Elle viendra alors au secours des marins en perdition et en particulier d’Ulysse : quand les chercheurs affronteront les difficultĂ©s du yoga, ils recevront l’aide de cette « exactitude » intĂ©rieure et des forces qu’elle suscite pour surmonter les Ă©preuves et poursuivre le processus de purification.

Sisyphe instaura alors « les jeux isthmiques » en l’honneur de MĂ©licerte-Palaimon. Ils marquent la premiĂšre victoire dans la quĂȘte, lorsque le chercheur s’engage sur un « juste chemin » (le mariage avec ThĂ©misto) qui est dans toutes les traditions spirituelles un chemin Ă©troit (un isthme). Il doit pour cela laisser derriĂšre lui les ascĂšses excessives et abandonner en partie l’exercice de sa propre volontĂ© sur la direction du chemin (la mort de LĂ©archos). Cette Ă©tape est marquĂ©e par la migration d’Athamas de la BĂ©otie vers la Thessalie, province de nombre de hĂ©ros parmi lesquels figure Jason qui partira Ă  la conquĂȘte de la Toison d’or. Elle marque l’entrĂ©e effective sur le chemin.

Phrixos ayant sacrifiĂ© le bĂ©lier Ă  Zeus fit prĂ©sent de sa toison au roi AiĂ©tĂšs. Celui-ci la cloua sur un chĂȘne dans sa capitale Aia « le lieu de l’existence-conscience » et la fit garder par un dragon qui ne dormait jamais (selon d’autres, il la conserva en son palais). Ainsi fut maintenu dans la conscience du chercheur le souvenir lumineux et indĂ©lĂ©bile de ces premiers frĂ©missements de l’ñme (la toison fut fixĂ©e Ă  une structure quasi Ă©ternelle car le chĂȘne Ă©tait rĂ©putĂ© pour sa longĂ©vitĂ©).
Rappelons qu’AiĂ©tĂšs est fils du soleil HĂ©lios et reprĂ©sente l’une des manifestations du supramental, « la capacitĂ© d’une vision vraie et totale, de l’ensemble dans toutes ses parties », tandis que sa sƓur CircĂ© est celle de « la vision du dĂ©tail en VĂ©rité ». Nous les retrouverons tous deux dans l’étude du mythe de la Toison d’Or.

AiĂ©tĂšs donna en mariage Ă  Phrixos une de ses filles nommĂ©e EuĂ©nia, « l’obĂ©issance (au RĂ©el) » (ou ChalciopĂ© « une voix d’airain », c’est-Ă -dire « une puissante expression », ou encore Iophassa « une conscience brillante »).

MAGNÈS : l’aspiration

Nous avons dĂ©jĂ  mentionnĂ© que la prĂ©sence de MagnĂšs parmi les enfants d’Éole n’était attestĂ©e que par Apollodore. Martin West a suggĂ©rĂ© Minyas Ă  sa place selon Timothy Gantz, qui, semble-t-il, s’oppose Ă  cette hypothĂšse,.
Le Catalogue des femmes, source la plus fiable concernant les gĂ©nĂ©alogies de l’époque homĂ©rique, prĂ©sente malheureusement une lacune dans la liste des enfants d’Éole. Aucune autre liste ne nous est parvenue avant celles d’Apollodore et de Pausanias Ă  la fin de la pĂ©riode hellĂ©nistique.
D’autre part, MagnĂšs « l’aimant » et donc « l’aspiration » est prĂ©sentĂ© de façon beaucoup plus logique dans le Catalogue des Femmes comme un fils de Thuia « la conscience intĂ©rieure », elle-mĂȘme fille de Deucalion et donc sƓur d’Hellen : la quĂȘte ne peut en effet commencer tant que cette « aspiration » n’est pas nĂ©e, aspiration qui est le signe distinctif des HellĂšnes, les guerriers en quĂȘte du contact avec l’Absolu.
Nous retrouvons alors au dĂ©but du chemin les nĂ©cessitĂ©s fondamentales de l’engagement illustrĂ©es par les cinq enfants de Deucalion :
– Thuia « l’aspiration »
– Pandora « le don de soi »
– Amphictyon « l’élargissement indĂ©fini de la conscience »
– ProtogĂ©nie « l’aventure de la conscience » ou « l’adaptation au mouvement du devenir »
– Hellen « l’abolition de l’ego par l’égalitĂ© parfaite »

Selon une autre hypothĂšse, le nom manquant serait Aethlios « la libertĂ© intĂ©rieure », le premier roi d’Élide (la province de la « libĂ©ration »), ainsi que mentionnĂ© par Pausanias, bien que ce hĂ©ros soit aussi le plus souvent citĂ© comme un fils de Zeus et CalycĂ© « bouton de fleur », elle-mĂȘme fille d’Éole. Cette hypothĂšse semblerait confirmer les dires de PhĂ©rĂ©cyde selon lesquels ProtogĂ©nie n’aurait pas eu d’enfant.
La descendance d’Aethlios « la libertĂ© intĂ©rieure » concerne en effet l’entrĂ©e dans les derniĂšres Ă©tapes sur le chemin de la libĂ©ration. On y trouve de grands personnages tels LĂ©da (la mĂšre des Dioscures, d’HĂ©lĂšne et de Clytemnestre), ƒnĂ©e « l’ivresse divine », DiomĂšde « celui qui se soucie du Divin », MĂ©lĂ©agre « qui poursuit le travail d’exactitude » et DĂ©janire « le dĂ©tachement ».
La femme d’Aethlios, CalycĂ©, qui reprĂ©sente « un ĂȘtre psychique en bouton », lui donna un fils Endymion « celui qui est rempli de conscience consacrĂ©e », rĂ©sultat d’un don de soi total et symbole de la fin de l’ego (c’est le hĂ©ros dont SĂ©lĂ©nĂ© tomba amoureuse et qui demanda le sommeil Ă©ternel).
Aethlios peut donc avoir sa place aussi bien dans la descendance de ProtogĂ©nie, place qui lui est d’ordinaire dĂ©volue, que comme enfant d’Éole.
Si on le place parmi les enfants d’Éole, la seule incertitude pourrait concerner sa position par rapport aux deux derniers enfants, PĂ©riĂšres et DĂ©ion.
En attendant des Ă©tudes plus approfondies sur cette question, nous maintenons dans ce chapitre l’étude de MagnĂšs bien qu’il n’ait aucune postĂ©ritĂ© notable et soit plus logiquement un fils de Thuia.

MagnĂšs tire son nom de « la pierre de MagnĂ©sie », autre nom de l’aimant.
Il est donc le symbole de l’élĂ©ment essentiel du chemin, « l’aspiration ». Cette derniĂšre se manifeste au dĂ©but par un manque, un besoin « d’autre chose », une soif au fond de l’ĂȘtre qui appelle un autre monde ou une joie oubliĂ©e ou encore une immensitĂ© perdue, hors du connu.
Cette aspiration naĂźt quand l’homme a Ă©puisĂ© son dĂ©sir pour « les joies du monde », quand il commence Ă  percevoir son appartenance Ă  un monde plus vrai et se met en quĂȘte d’un ailleurs qu’il ne peut ni dĂ©finir ni dĂ©crire, seulement mĂ» par un mouvement qu’il peut reconnaĂźtre chez d’autres chercheurs.
Nous avons dĂ©jĂ  rencontrĂ© les deux enfants de MagnĂšs, Dictys et PolydectĂšs, dans l’étude du mythe de PersĂ©e, car c’est PolydectĂšs « celui qui reçoit beaucoup » qui obligea PersĂ©e Ă  combattre la Gorgone. Il reprĂ©sente la partie rĂ©ceptive du chercheur qui continue Ă  recevoir « d’en haut » tandis que son frĂšre Dictys « le pĂȘcheur au filet » Ă©voque le labeur, l’humilitĂ© et l’incarnation dans le monde.
C’est la phase oĂč le chercheur commence Ă  affronter ses peurs, plus ou moins dĂ©libĂ©rĂ©ment, plus ou moins consciemment.

SALMONÉE : la premiĂšre illusion spirituelle et la conscience tĂ©moin (Tyro)

SalmonĂ©e s’était mis en tĂȘte d’imiter Zeus et pour ce faire, il avait attachĂ© Ă  son char des pots de bronze afin de simuler le tonnerre et lançait des torches allumĂ©es dans le ciel en guise d’éclairs. Selon HĂ©siode, il se serait aussi arrogĂ© le nom de Zeus. Selon Apollodore, il aurait mĂȘme ordonnĂ© que les sacrifices Ă  Zeus lui soient transfĂ©rĂ©s.
Certains le disaient originaire de Thessalie, ayant par la suite Ă©migrĂ© en Élide.
Zeus en fut trĂšs irritĂ©. Il fit rĂ©sonner le tonnerre et Ă©branla la terre. Puis il descendit de l’Olympe, foudroya SalmonĂ©e et l’envoya dans le Tartare. Il n’épargna ni son peuple ni sa ville. Seule sa fille Tyro fut sauvĂ©e car elle s’était opposĂ©e Ă  sa volontĂ© d’égaler les dieux. Zeus la conduisit alors auprĂšs de son oncle CrĂ©thĂ©e qui l’éleva.

SalmonĂ©e « celui qui se pavane » reprĂ©sente une erreur commune des dĂ©butants, celle de l’ego qui s’imagine dans une position spirituelle avancĂ©e, pense avoir tout compris du chemin et prĂ©tend mĂȘme guider les autres alors qu’il n’en a intĂ©grĂ© que des rudiments. Le chercheur s’illusionne sur son compte en toute bonne conscience et prĂ©tend dĂ©tenir et enseigner « La VĂ©rité » : c’est pour cela qu’il demande que les sacrifices soient transfĂ©rĂ©s sur sa personne.
Apollodore prĂ©cise que SalmonĂ©e avait quittĂ© la province des chercheurs ordinaires, la Thessalie, pour Ă©migrer en Élide, la terre de la « libĂ©ration » oĂč se trouve la citĂ© des « vainqueurs », Olympie. Mais ce ne pouvait ĂȘtre que prĂ©somption car le chercheur Ă  ce stade-lĂ  ne peut agiter que des semblances de vĂ©ritĂ©s supĂ©rieures (les torches allumĂ©es) et de pouvoirs (le tonnerre) par lesquelles il tente de se convaincre lui-mĂȘme de sa connaissance des lois spirituelles. Cette attitude n’est fondĂ©e que sur quelques petites expĂ©riences ou synchronicitĂ©s qui accompagnent l’entrĂ©e sur le chemin.

SalmonĂ©e s’unit Ă  Alcidice, cherchant en cela Ă  rĂ©aliser « la juste maniĂšre d’agir » ou plutĂŽt « la puissante rĂšgle impĂ©rative, la rĂšgle (de l’évolution sur le chemin) que l’on ne peut transgresser » : il voudrait trouver et mĂȘme prĂ©tend avoir trouvĂ© les lois de la progression spirituelle hors desquelles point d’éveil ni de libĂ©ration. C’est en cela qu’il se prĂ©tend l’égal de Zeus, qui rĂšgne sur le plan oĂč se tiennent les forces qui dirigent le chemin.

Cependant, il y a un Ă©lĂ©ment dans le chercheur (reprĂ©sentĂ© par sa fille Tyro) qui n’est pas dupe de cette mascarade et se dresse contre cette prĂ©tention, semant le doute et la confusion. Aussi faible soit sa marge d’action (non seulement c’est une fille mais c’est aussi son enfant), elle n’en manifeste pas moins son opposition.
Le chercheur ne pourra quitter cette impasse par sa seule volonté : il faudra une sĂ©rieuse remise en place par l’action de la rĂ©alitĂ© (une puissante intervention de Zeus).
Avec les lettres structurantes, Tyro reprĂ©sente « une juste Ă©volution de la conscience la plus haute » qui remet en cause les certitudes. Nous l’associons donc ici Ă  la conscience « tĂ©moin ». Il ne s’agit pas ici du tĂ©moin psychique (manifestation automatique de la conscience psychique gouvernĂ©e par les dieux Apollon et ArtĂ©mis qui sait immĂ©diatement ce qui est juste), mais celui produit par l’évolution elle-mĂȘme (Tyro appartient aux gĂ©nĂ©alogies de l’ascension des plans de conscience), qui se dissocie de l’erreur du fait mĂȘme que le chercheur s’est pleinement impliquĂ© dans sa participation au monde et dans le dĂ©veloppement de sa personnalitĂ©.

Pour mettre fin Ă  cette dĂ©viance d’orgueil, il faut d’abord que « la parole » du tĂ©moin intĂ©rieur puisse parvenir Ă  la conscience, c’est-Ă -dire que Tyro soit nĂ©e. Pour certains, cela peut prendre de nombreuses annĂ©es. Ce n’est que lorsque cette parole est suffisamment puissante – c’est-Ă -dire lorsque le chercheur est capable de tirer les enseignements de l’écroulement de ses prĂ©tentions – que la conscience supĂ©rieure (la rĂ©alitĂ©) choisit d’agir et met fin rapidement Ă  ce faux mouvement. Zeus « nettoie » l’ensemble de façon assez radicale, car le chercheur ne devra jamais plus retomber dans cette erreur : le roi est envoyĂ© dans le Tartare et son peuple (y compris les femmes, les enfants, les serviteurs et mĂȘme leurs habitations) est rayĂ© de la surface de la terre pour servir de leçon aux autres mortels.

Tyro Ă©chappe bien Ă©videmment Ă  la destruction car la conscience « tĂ©moin » doit conduire Ă  bien d’autres progressions. Toutefois, cette conscience spirituelle naissante ne va pouvoir se dĂ©velopper efficacement que sous la direction d’une force plus Ă©quilibrĂ©e. C’est pourquoi, Zeus confie son Ă©ducation Ă  son oncle CrĂ©thĂ©e, le cinquiĂšme des enfants d’Éole, car elle est encore trĂšs jeune. CrĂ©thĂ©e est en effet le symbole d’une « juste progression de l’ouverture au monde intĂ©rieur » ou d’une « tĂȘte bien posĂ©e », ou encore peut-ĂȘtre d’une « certaine modĂ©ration ou tempĂ©rance ».

CRÉTHÉE : la progression de la conscience tĂ©moin et de l’ascension des plans de conscience. L’expĂ©rience de l’illumination

Avec CrĂ©thĂ©e, le grand pĂšre de Jason, nous abordons la premiĂšre grande expĂ©rience spirituelle qui Ă©tait l’une des expĂ©riences les plus recherchĂ©es dans la GrĂšce ancienne si l’on en juge par la cĂ©lĂ©britĂ© du mythe.
Ce qui ne saurait Ă©tonner car les autres grandes Ă©popĂ©es – la chasse au sanglier de Calydon, les guerres de ThĂšbes, la guerre de Troie et les aventures d’Ulysse – traitent d’expĂ©riences rĂ©servĂ©es Ă  une trĂšs petite minoritĂ©. En revanche, la quĂȘte de la Toison d’or semblait accessible aux disciples sincĂšres.

Cette expĂ©rience est le rĂ©sultat de la combinaison de plusieurs facteurs. En effet, Tyro « l’évolution de la conscience la plus haute » ou la conscience tĂ©moin eut d’abord des jumeaux de PosĂ©idon, PĂ©lias et NĂ©lĂ©e, avant de donner trois enfants Ă  son oncle CrĂ©thĂ©e : PhĂ©rĂšs, Amythaon et AĂ©son. C’est l’action conjuguĂ©e des progressions reprĂ©sentĂ©es par ces personnages qui entraĂźnera la quĂȘte de la Toison d’or. C’est PĂ©lias « la partie sombre, ignorante du chemin » ou « la volontĂ© ignorante de bien faire qui est aussi rĂ©sistance Ă  l’évolution », fils de Tyro et de PosĂ©idon, et donc reprĂ©sentant d’une action semi-consciente, qui sera l’instigateur de la quĂȘte. PhĂ©rĂšs « l’endurance » et Amythaon « la croissance du silence intĂ©rieur » joueront une part importante. Les parents de Jason, AĂ©son « la conscience humaine intellectuelle supĂ©rieure » ou « l’accomplissement humain » unie Ă  PolymĂšde, qui tend vers « un mental puissant », petite fille d’HermĂšs « le surmental », en seront les acteurs majeurs.
Selon la gĂ©nĂ©alogie donnĂ©e par les Anciens, cette premiĂšre grande expĂ©rience spirituelle apparaĂźt donc comme l’irruption d’une force du surmental dans la conscience d’un chercheur engagĂ© sur la voie de l’ascension des plans de conscience.
Elle peut cependant avoir des répercussions sur le centre psychique en donnant par exemple un fort sentiment de la « présence » divine.
C’est cette expĂ©rience qui est dĂ©crite en dĂ©tail par Apollonios de Rhodes dans les Argonautiques. Elle est couramment dĂ©crite comme une expĂ©rience « d’illumination », c’est-Ă -dire la descente d’une force spirituelle qui illumine en premier lieu le mental.
Il n’est peut-ĂȘtre pas inutile de prĂ©ciser que le chercheur engagĂ© sur une toute autre voie pourra vivre une premiĂšre grande expĂ©rience spirituelle totalement diffĂ©rente.

La branche de Poséidon-Tyro : Pélias et Nélée

CrĂ©thĂ©e fonda la ville d’Iolkos en Thessalie et y Ă©leva Tyro. Lorsque celle-ci eut atteint l’ñge adulte, elle s’éprit du fleuve ÉnipĂ©e. Un jour, tandis qu’elle se rendait sur ses rives, PosĂ©idon prit la forme du fleuve et s’unit Ă  elle prĂšs de l’embouchure, soulevant une immense vague pour que leur union soit dĂ©robĂ©e aux regards. De leur Ă©treinte naquirent les jumeaux PĂ©lias et NĂ©lĂ©e. PosĂ©idon rĂ©vĂ©la son identitĂ© Ă  Tyro et lui demanda d’élever les enfants tout en l’exhortant Ă  taire leur liaison.
(Dans une variante, les enfants furent Ă©levĂ©s par des dresseurs de chevaux. Juste aprĂšs leur naissance, l’un des jumeaux reçut un coup de sabot qui laissa sur son visage une trace « sombre » indĂ©lĂ©bile. Il fut donc appelĂ© PĂ©lias « le sombre » tandis que son frĂšre jumeau Ă©tait nommĂ© NĂ©lĂ©e.
Dans d’autres versions, Tyro aurait Ă©tĂ© maltraitĂ©e par SidĂ©ro, une seconde Ă©pouse de SalmonĂ©e. Devenus grands, les jumeaux libĂ©rĂšrent leur mĂšre de l’emprise de SidĂ©ro « la femme de fer » que PĂ©lias aurait ensuite tuĂ©e.)

Devenus adultes, PĂ©lias et NĂ©lĂ©e se disputĂšrent le pouvoir. PĂ©lias chassa NĂ©lĂ©e d’Iolkos. Ce dernier quitta la Thessalie et s’exila en MessĂ©nie oĂč il fonda la ville de Pylos. Il Ă©pousa Chloris dont il eut douze fils – parmi lesquels Nestor, PericlymĂ©nos et Chromios – et une fille PĂ©ro. À l’exception de Nestor, tous les fils devaient ĂȘtre tuĂ©s par HĂ©raclĂšs beaucoup plus tard, une fois les douze travaux accomplis.

Pélias resta en Thessalie à Iolkos dont il devint le roi aprÚs la mort de Créthée. Il épousa Anaxibie dont il eut un fils Acastos et quatre filles, Pisidicé, Pélopia, Hippothoé et Alceste.
Un jour, il organisa en l’honneur de PosĂ©idon un sacrifice auquel il convia tous ses sujets. Voyant arriver Ă  la fĂȘte un homme qui n’avait qu’un seul pied chaussĂ©, il se souvint qu’un oracle lui avait prĂ©dit de se mĂ©fier d’un tel signe, car cet homme pourrait le dĂ©trĂŽner (ou le tuer). Or l’inconnu n’était autre que son neveu Jason, fils d’AĂ©son et petit fils de CrĂ©thĂ©e. Pour Ă©carter tout danger, PĂ©lias l’envoya conquĂ©rir la Toison d’or, persuadĂ© qu’il trouverait Ă  coup sĂ»r la mort dans cette aventure.

La branche issue de Tyro et de Poséidon exprime un travail du « subconscient » en soutien à la « juste évolution de la conscience mentale la plus haute » (Tyro).
D’autre part, un courant de conscience qui crĂ©e « le lien entre l’esprit et la matiĂšre » est « appelé » par cette Ă©volution (Tyro aspire Ă  s’unir au fleuve ÉnipĂ©e, le plus beau des fleuves selon HomĂšre).
Tandis que le chercheur aspire Ă  vivre une expĂ©rience d’évolution vers l’union (l’amour de Tyro pour l’ÉnipĂ©e), la fĂ©condation se produit uniquement dans le subconscient. Mais le plus haut de la conscience est averti d’un Ă©vĂšnement intĂ©rieur (PosĂ©idon se fait connaĂźtre Ă  Tyro) mais ne doit pas chercher Ă  en informer le reste de l’ĂȘtre tout en s’occupant d’en gĂ©rer les rĂ©sultats (Tyro doit se taire sur l’origine des enfants issus de l’union tout en les Ă©levant).

Autrement dit, le subconscient agissant dans la partie la plus haute du mental (PosĂ©idon uni Ă  Tyro) contribue Ă  sa façon Ă  mettre en place les Ă©lĂ©ments nĂ©cessaires Ă  la quĂȘte de la Toison d’or. Les noms des jumeaux semblent dĂ©finir d’une part une impulsion « inexorable » vers l’individuation (NĂ©lĂ©e) et d’autre part un mouvement plus « indĂ©cis et sombre » avec une puissante empreinte de la force vitale (PĂ©lias).
Ces deux mouvements sont fortement marquĂ©s par le subconscient. C’est pourquoi le chercheur ne reconnaĂźt pas la participation de l’inexorable comme partie intĂ©grante du chemin (PĂ©lias chasse NĂ©lĂ©e de Thessalie).
Mais c’est pourtant cette part d’inexorabilitĂ© qui fera franchir le seuil (NĂ©lĂ©e s’installe Ă  Pylos « la porte »).
(Une autre interprĂ©tation de ce passage pourrait ĂȘtre construite autour du nom de NĂ©lĂ©e compris avec les lettres structurantes comme « l’évolution du processus d’individuation ».)

Nélée et ses enfants

NĂ©lĂ©e s’unit Ă  Chloris « frais » (le mouvement « inexorable » liĂ© au passĂ© ou au « karma » qui cherche « le nouveau »). Celle-ci lui donna douze fils et une fille PĂ©ro d’une grande beautĂ© (trĂšs vraie) que tous les hommes de l’époque souhaitaient Ă©pouser.
PĂ©ro peut ĂȘtre comprise soit comme « l’incomplĂ©tude » moteur du chemin, soit comme « l’évolution juste dans le lien ». PĂ©ro s’unira finalement Ă  son cousin germain Bias « la force » et engendrera Talaos « l’endurance ».

Parmi les douze fils de NĂ©lĂ©e, trois sont citĂ©s par HomĂšre : Nestor « l’évolution de la rectitude dans l’incarnation, la sincĂ©rité » ou « la capacitĂ© d’intĂ©gration de l’expĂ©rience », Chromios, et PericlymĂ©nos « tout ce qui concerne l’acquis ».
Beaucoup plus tard onze d’entre eux mourront de la main d’HĂ©raclĂšs, ce qu’ils reprĂ©sentent n’ayant plus d’utilitĂ© ou Ă©tant devenu un obstacle pour la suite du chemin et seul Nestor sera Ă©pargnĂ©. Cette disparition des onze frĂšres de Nestor intervient selon certains Ă  la fin du dixiĂšme travail, lors du retour des troupeaux de GĂ©ryon vers MycĂšnes, soit beaucoup plus tard aprĂšs le meurtre d’Iphitos. Elle marque la fin de la nĂ©cessitĂ© des forces contribuant Ă  la libĂ©ration, et donc l’état d’un chercheur « libĂ©ré » de l’ego, du dĂ©sir et des dualitĂ©s. Seule « la sincĂ©rité » sera nĂ©cessaire pour poursuivre le chemin dans le corps.

Nestor vivra trĂšs vieux et participera selon certains Ă  toutes les grandes Ă©popĂ©es. Il sera mĂȘme prĂ©sent Ă  Troie oĂč il conduira un contingent de guerriers plus de trois gĂ©nĂ©rations plus tard. Dans l’Iliade, il est le « vieux meneur de char », un Ă©lĂ©ment qui dirige la quĂȘte depuis les origines. Il sera l’un des rares Ă  revenir de cette guerre, celui qui en a intĂ©grĂ© la raison et l’issue, reprĂ©sentant de la sincĂ©ritĂ© qui ne peut s’éteindre tant que dure la quĂȘte. Veillant sur « l’intĂ©gration », il agit comme « un gardien des portes du Temple » : c’est pourquoi il rĂšgne Ă  Pylos « la porte » ou « le passage ».

PĂ©lias et ses enfants

L’autre jumeau fils de Tyro et PosĂ©idon est PĂ©lias « le sombre », celui qui est « indĂ©cis » et « ignorant » de son chemin. Si NĂ©lĂ©e est l’impulsion « d’en haut », il est celle venue « d’en bas ». Il reprĂ©sente en effet dans l’ĂȘtre ce qui est marquĂ© par une forte impulsion vitale, car il est celui qui porte l’empreinte indĂ©lĂ©bile d’un fer Ă  cheval sur la joue. C’est aussi la volontĂ© ignorante de bien faire qui est aussi rĂ©sistance Ă  l’évolution. RĂ©clamant Ă  Jason la Toison d’Or, il constitue le moteur transitoire de cette pĂ©riode de la quĂȘte et n’y survivra pas. Comme il est indispensable en son temps, il sera cĂ©lĂ©brĂ© par de grands jeux aprĂšs sa mort ourdie par MĂ©dĂ©e au retour de Colchide. Si la domination de l’élan vital est nĂ©cessaire au dĂ©part, elle devra cĂ©der la place Ă  la flamme intĂ©rieure de l’ĂȘtre psychique.
PĂ©lias s’unit Ă  Anaxibie « la force qui domine » ou encore Ă  PhilomachĂ© « qui aime le combat » dont il eut plusieurs enfants parmi lesquels Alceste « une forte rectitude ou sincĂ©rité » et PasidicĂ© « la justice en toutes choses ».

Notons que pour certains auteurs, Tyro fut longtemps maltraitĂ©e par sa marĂątre alors nommĂ©e SidĂ©ro : « la juste Ă©volution de la conscience mentale la plus haute » (Tyro) ne peut s’exprimer librement Ă  cause des contraintes et limitations induites par les rigiditĂ©s mentales du chercheur (SidĂ©ro signifie « de fer »). Nous avons dĂ©jĂ  mentionnĂ© que le yoga Ă©tait un processus d’élargissement et d’assouplissement sur tous les plans. Pendant une trĂšs longue pĂ©riode, le chercheur sera donc encore sous l’emprise de cristallisations mentales, de croyances, de prĂ©jugĂ©s, d’opinions, etc. qui sont un terrible frein au yoga. La suppression de l’identification et de l’attachement Ă  toutes ces formes mentales fait partie intĂ©grante de cette premiĂšre phase du yoga.

La branche de PhérÚs (issue du couple Créthée-Tyro)

Nous allons commencer l’étude des trois branches issues de l’union de CrĂ©thĂ©e et Tyro par celle de PhĂ©rĂšs « l’endurance ».
Créthée était installé en Thessalie et sa descendance appartient donc à la province des chercheurs ordinaires.
PhĂ©rĂšs fonda la ville qui porte son nom en Thessalie et dont il fut le roi. Son demi-frĂšre PĂ©lias avait succĂ©dĂ© Ă  CrĂ©thĂ©e sur le trĂŽne d’Iolcos. PhĂ©rĂšs Ă©pousa PericlymĂ©nĂ© dont il eut deux enfants, AdmĂšte et Lycourgos, le pĂšre d’Opheltes.
Le nom PhĂ©rĂšs Ă©voque celui « qui supporte, qui endure » et avec les lettres structurantes « l’action juste de la conscience supĂ©rieure dans l’ĂȘtre ».
Il reprĂ©sente l’une des bases essentielles du yoga dans le processus de libĂ©ration, « l’endurance » sans laquelle rien ne peut ĂȘtre accompli.
Cette action de la conscience supĂ©rieure s’exprime de deux façons incarnĂ©es par les fils de PhĂ©rĂšs, AdmĂšte « celui qui est insoumis » ou « non captif », c’est-Ă -dire celui qui se rebelle devant toutes les chaĂźnes et limitations, et Lycourgos (Lycurgue) « la lumiĂšre intĂ©rieure naissante ».
Le nom AdmĂšte peut aussi exprimer « une puissante maĂźtrise » si le prĂ©fixe alpha n’est pas considĂ©rĂ© dans son sens privatif mais copulatif. Cette histoire pourrait donc Ă©galement ĂȘtre interprĂ©tĂ©e sur la base du travail d’une « puissante maĂźtrise » (AdmĂšte) cherchant Ă  rĂ©aliser « une sincĂ©ritĂ© parfaite » (Alceste).

AdmĂšte et Alceste

AdmĂšte, fils de PhĂ©rĂšs, s’éprit d’Alceste, la fille de PĂ©lias. Mais ce dernier avait annoncĂ© qu’il ne donnerait sa fille qu’à celui qui pourrait atteler ensemble pour tirer un char un lion et un sanglier. L’épreuve paraissait irrĂ©alisable.
Or, Ă  la mĂȘme Ă©poque, Apollon Ă©tait au service d’AdmĂšte comme bouvier. (Nous avons vu prĂ©cĂ©demment que Zeus avait foudroyĂ© AsclĂ©pios, fils d’Apollon, ce qui avait provoquĂ© la vengeance de ce dernier qui tua les Cyclopes et la punition que lui infligea Zeus en retour.)
Apollon qui apprĂ©ciait AdmĂšte et avait dĂ©jĂ  doublĂ© le nombre de ses troupeaux rĂ©alisa l’attelage exigĂ© et le lui offrit, lui permettant ainsi d’épouser Alceste.
Mais AdmĂšte oublia d’honorer ArtĂ©mis lors des cĂ©rĂ©monies du mariage. Aussi, quand il ouvrit la chambre nuptiale la trouva-t-il grouillant de serpents, prĂ©sage d’une mort prĂ©maturĂ©e. Apollon, pour la seconde fois, vint Ă  son secours. Il expliqua Ă  AdmĂšte son erreur et lui indiqua comment apaiser la dĂ©esse.
Il persuada aussi les Moires (selon Eschyle, en les enivrant) de le rendre « immortel » si quelqu’un le moment venu acceptait de mourir Ă  sa place.
Mais lorsque l’heure arriva, il ne se trouva personne qui acceptĂąt de se sacrifier, pas mĂȘme les propres parents ĂągĂ©s d’AdmĂšte. Au tout dernier moment cependant, sa femme Alceste se proposa.
(Platon affirme par la bouche de PhÚdre que les dieux émus par ce geste lui accordÚrent de rester aux cÎtés de son époux.
Selon Euripide, le jour mĂȘme de la mort d’Alceste, HĂ©raclĂšs fit une halte chez AdmĂšte en allant s’emparer des Juments de DiomĂšde. Il livra alors combat Ă  Thanatos sur la tombe de celle-ci, la ramenant parmi les vivants.)
AdmĂšte et Alceste eurent un fils EumĂ©los qui, selon l’Iliade, possĂ©dait les deux juments les plus rapides aprĂšs les chevaux d’Achille. Elles Ă©taient « rapides comme des oiseaux, de mĂȘme poil, de mĂȘme Ăąge et de taille si Ă©gale que leurs dos Ă©taient de niveau ». Apollon les avait Ă©levĂ©es en PiĂ©rie et elles « portaient partout la terreur d’ArĂšs ».

Nous avons vu prĂ©cĂ©demment le dĂ©but de l’histoire : Zeus avait foudroyĂ© AsclĂ©pios et Apollon avait tuĂ© par vengeance les Cyclopes (la conscience mentale la plus haute annule la capacitĂ© d’investigation dans les profondeurs de la conscience et la lumiĂšre psychique fait disparaĂźtre du mĂȘme coup les « intuitions justes » ou les « visions » d’ordre supĂ©rieur).
L’ĂȘtre psychique doit alors travailler au service de l’ego qui Ɠuvre Ă  se libĂ©rer (Apollon fut envoyĂ© au service d’AdmĂšte, celui qui travaille Ă  « se libĂ©rer du joug »).
Cela se fait de bonne entente et c’est pourquoi la lumiĂšre psychique permet de nombreux progrĂšs dans cette libĂ©ration (Apollon doubla les troupeaux d’AdmĂšte.)

Cette « volontĂ© de libĂ©ration » tend vers une « forte rectitude-sincĂ©rité » (AdmĂšte veut s’unir Ă  Alceste). Mais le chercheur ne peut rĂ©aliser par les seules forces de la volontĂ© de son ĂȘtre extĂ©rieur ce qui est exigĂ© pour cela, Ă  savoir faire travailler ensemble sans les combattre ni les rĂ©primer mais en utilisant leurs Ă©nergies combinĂ©es aux fins de la quĂȘte, l’ego (le lion) et les forces animales et instinctives les plus primitives (le sanglier) sous la direction de la plus haute conscience possible (le conducteur du char).

Ordinairement en effet, lorsqu’elles ne sont ni Ă©touffĂ©es ni refoulĂ©es, ces forces tirent chacune de leur cĂŽtĂ© et, du moins pour les forces vitales archaĂŻques, sans la moindre volontĂ© de coopĂ©rer au chemin.
Ce qui est demandĂ© Ă  ce stade, ce n’est ni de tuer dĂ©finitivement le lion (premier travail d’HĂ©raclĂšs), ni mĂȘme le sanglier (ce qui fera l’objet plus tard de la chasse au sanglier de Calydon), mais de maĂźtriser suffisamment leurs expressions et conjuguer leurs forces pour les faire coopĂ©rer Ă  la quĂȘte. Il s’agit donc surtout d’éviter un gaspillage d’énergies par un travail de « justesse ».
Le sanglier est le symbole des expressions non raffinĂ©es de la vie animale en l’homme liĂ©es aux « nĂ©cessitĂ©s vitales » (les façons grossiĂšres de se nourrir, de dormir, de pratiquer la sexualitĂ©, etc.).
Il ne s’agit donc pas ici d’exercer des contraintes telles que l’excĂšs de jeĂ»ne, de veille ou d’abstinence sexuelle – toutes choses qui peuvent ĂȘtres utilisĂ©es par certains Ă  des fins de domination – mais d’un juste Ă©quilibre.
L’ego seul ne peut apprĂ©hender l’attitude juste car il ne peut que naviguer entre laisser-aller et contrainte exagĂ©rĂ©e. Aussi est-ce Apollon, l’ouverture Ă  la lumiĂšre psychique (l’ĂȘtre intĂ©rieur), qui rĂ©alise l’attelage et l’offre Ă  AdmĂšte.

Le chercheur cependant n’est pas assez attentif Ă  la nĂ©cessaire purification de sa nature (AdmĂšte oublie d’honorer ArtĂ©mis). C’est pourquoi il lui est montrĂ© que « sa volontĂ© de libĂ©ration » – sans la purification correspondante – devient rapidement sans effet (AdmĂšte doit mourir prĂ©maturĂ©ment).
En se retournant vers son ĂȘtre intĂ©rieur, il reçoit Ă  la fois l’explication de son erreur et le moyen d’y remĂ©dier avec l’indication de ce qui doit ĂȘtre purifiĂ© et mis en ordre (Apollon lui expliqua comment apaiser la dĂ©esse).
La lumiĂšre psychique souhaite de plus hisser « cette volontĂ© de libĂ©ration » jusqu’à la non-dualitĂ© (Apollon intervient auprĂšs des Moires afin qu’AdmĂšte devienne immortel), c’est-Ă -dire que l’action correspondante procĂšde de l’unitĂ© et non plus de l’ego. Ceci ne peut se produire qu’à un stade avancĂ© de la quĂȘte qu’Euripide seul situe durant le huitiĂšme travail d’HĂ©raclĂšs.
Cela nĂ©cessite en outre un changement de plan avec l’obligation d’obĂ©ir d’une maniĂšre ou d’une autre aux lois de l’évolution de la conscience (aux arrĂȘts du destin). Car les Moires sont les arbitres divins qui seuls peuvent juger si telle ou telle progression est accomplie. Elles doivent donc en recevoir la preuve : quelqu’un doit offrir sa vie pour en attester, la mort indiquant une rĂ©alisation. Et la seule preuve attestant qu’AdmĂšte a accompli son travail, c’est la mort de sa femme Alceste (le but d’un hĂ©ros Ă©tant symboliquement reprĂ©sentĂ©, comme nous l’avons Ă©tabli, par sa femme). Quand le chercheur est parvenu Ă  la rĂ©alisation d’une « parfaite sincĂ©rité », il peut alors entrer dans le monde de la non-dualitĂ© (l’immortalitĂ©).
(Le fait que les dieux – ou HĂ©raclĂšs – aient permis Ă  Alceste de revenir parmi les vivants afin de vivre avec AdmĂšte n’est pas attestĂ© dans les mythes anciens et ne nous semble pas cohĂ©rent, sauf Ă  considĂ©rer la poursuite de l’effort de sincĂ©ritĂ© au-delĂ  du plan de la non-dualitĂ©, dans le corps.)

Selon certains auteurs, AdmĂšte « le travail de libĂ©ration » participa Ă  la quĂȘte des Argonautes ainsi qu’à la chasse au sanglier de Calydon, laquelle prĂ©cĂšde d’une gĂ©nĂ©ration les guerres de ThĂšbes et de deux la guerre de Troie. Cette chasse se produit Ă  un stade plus avancĂ© sur le chemin et la participation d’AdmĂšte laisse entendre qu’à ce moment-lĂ , il ne s’agit plus simplement de faire en sorte que les forces vitales primaires ne soient plus un obstacle dans la quĂȘte (attelĂ©es avec l’ego) mais soient Ă©radiquĂ©es de l’ĂȘtre du chercheur.

AdmĂšte et Alceste eurent un fils EumĂ©los « harmonieux, bien articulĂ© (chaque chose Ă  sa place) » qui selon HomĂšre possĂ©dait les chevaux les plus rapides aprĂšs ceux d’Achille : c’est « l’harmonie » dans laquelle chaque chose est Ă  sa place, rĂ©sultat d’une « puissante volontĂ© de libĂ©ration » et « d’une grande sincĂ©rité » qui permet l’avancĂ©e la plus rapide sur le chemin, du moins jusqu’à ce qu’entrent en scĂšne les chevaux d’Achille.

Lycourgos

PhĂ©rĂšs eut un autre fils, Lycourgos « celui qui dĂ©sire passionnĂ©ment la lumiĂšre » qui devint le roi de NĂ©mĂ©e en Argolide, la ville ou doit s’opĂ©rer la consĂ©cration et la fin de l’ego (la mort du lion qui sĂ©vit aux abords de cette ville et fut tuĂ© par HĂ©raclĂšs). Il eut d’une Eurydice homonyme « la juste maniĂšre d’agir » un fils OpheltĂšs « celui qui cherche Ă  servir ». Encore enfant, celui-ci mourut mordu par un serpent lors du dĂ©part de l’expĂ©dition des Sept contre ThĂšbes. En effet, il fut dĂ©posĂ© Ă  terre alors qu’un oracle avait ordonnĂ© qu’on attende pour ce faire qu’il puisse marcher. En effet, la volontĂ© de « servir » ne doit pas s’incarner tant qu’elle n’a pas acquis une maturitĂ© suffisante.
OpheltĂšs fut alors renommĂ© ArchĂ©moros « le Destin qui commande » ou « le Destin qui commence » qui consacre la fin de la volontĂ© personnelle de servir, celle qui d’une maniĂšre ou d’une autre se dĂ©ploie toujours en partie au bĂ©nĂ©fice de l’ego. En son honneur furent cĂ©lĂ©brĂ©s les jeux NĂ©mĂ©ens lors du dĂ©part des Sept contre ThĂšbes. Ils se placent donc au dĂ©but du travail de purification des centres (les chakras) qui intervient aprĂšs la chasse au sanglier de Calydon. Ils forment avec les jeux Isthmiques, Pythiques et Olympiques, l’un des quatre grands jeux.
Toutefois, les sources concernant les gĂ©nĂ©alogies d’OpheltĂšs Ă©tant assez contradictoires, nous approfondirons l’étude de ce personnage lors de celle des guerres de ThĂšbes.

PhĂ©rĂšs eut aussi une fille EidomĂ©nĂ© « la voyante » qui devint la femme d’Amythaon que nous allons considĂ©rer maintenant. La conscience supĂ©rieure qui pĂ©nĂštre l’ĂȘtre et qui « supporte » (PhĂ©rĂšs) permet Ă©galement de « voir vraiment » « ce qui est ».

La branche d’Amythaon (issue du couple CrĂ©thĂ©e-Tyro)

Le second fils de CrĂ©thĂ©e et Tyro est Amythaon. Ce dernier nom peut ĂȘtre compris de multiples façons. Nous retiendrons Ă  la fois « celui qui ne prĂ©tend rien », « celui qui est sans projet personnel », « celui qui ne se raconte pas d’histoires » et aussi surtout celui « qui entre dans un certain silence (intĂ©rieur) ». Il est uni Ă  IdomĂ©nĂ©e (EidomĂ©nĂ©Ă©) « celle qui voit », la fille de PhĂ©rĂšs. Le chercheur s’engage donc sur le chemin de ceux que la tradition nomme « les voyants » Ă  l’instar des Rishis vĂ©diques des Ăąges de l’Intuition. Cet Ă©tat est caractĂ©risĂ© par une perception intuitive de la rĂ©alitĂ© qui est davantage de l’ordre de la vision que de la comprĂ©hension.

Amythaon s’installa avec son demi-frĂšre NĂ©lĂ©e « l’inexorable » Ă  Pylos « la porte », ce qui les situe tous deux comme « gardiens du seuil ».  Celui qui n’entre pas aussi dans une dĂ©marche de perception juste de la rĂ©alitĂ© ne peut franchir les Ă©tapes vers la libĂ©ration et risque une longue errance.

Amythaon eut deux enfants : Bias « la force » et MĂ©lampous « l’homme aux pieds noirs », lequel fut un cĂ©lĂšbre devin symbole d’une intuition ou d’une « vision » issue des plans de l’esprit, sans ancrage dans la matiĂšre. Nous l’avons rencontrĂ© dans le mythe de PersĂ©e lors du partage de l’Argolide en quatre royaumes. Les descendants de ces deux hĂ©ros joueront un rĂŽle important dans les guerres de ThĂšbes.

La branche de MĂ©lampous

Avec MĂ©lampous « celui aux pieds noirs », les anciens introduisaient une lignĂ©e de devins dont les prĂ©dictions sont issues des hauteurs de l’esprit, pour les diffĂ©rencier de celles issues de la conscience psychique ou corporelle. D’autres devins en effet reçoivent leur inspiration du processus de purification/libĂ©ration tel TirĂ©sias, ou de la lumiĂšre psychique tels Manto, Mopsos, Idmon et le devin Calchas « pourpre », fils de Thestor « la rectitude qui vient de l’intĂ©rieur, la sincĂ©rité ».
Cf. la Planche 29 pour les lignĂ©es de devins. Le pourpre est la couleur qui comble la brĂšche du cercle chromatique des couleurs entre le magenta et l’indigo et symbolise le lieu de la matiĂšre divinisĂ©e. C’est pourquoi PersĂ©phone qui a avalĂ© un pĂ©pin de grenade (pourpre) ne peut totalement revenir dans le monde des « mortels » (des ĂȘtres vivant dans la sĂ©paration). La couleur pourpre liĂ©e Ă  Calchas ne semble pas provenir toutefois de la grenade, mais d’un coquillage, signe d’une certaine perfection de la vie Ă  son origine dans la matiĂšre. Le nom Calchas peut d’ailleurs ĂȘtre rapprochĂ© de ΚαλχαÎčΜω « mĂ©diter profondĂ©ment ». Ce qui est confirmĂ© par le nom de la sƓur de Calchas, LeucippĂ© « force vitale brillante, blanche ». Et c’est pourquoi Calchas reconnait que le devin Mopsos, dont l’intuition unitive provient du corps, lui est supĂ©rieur : l’intuition ne provient plus du vital, aussi profond soit-il, mais du corps.
MĂ©lampous, comme on l’a vu au chapitre prĂ©cĂ©dent, eut les oreilles purifiĂ©es par des serpents tandis qu’il dormait. Il apprit le langage des oiseaux et fut le premier mortel Ă  prĂ©dire l’avenir : le chercheur devient capable de comprendre la langue sacrĂ©e des symboles que l’homme ordinaire « n’entend pas » et pressent qu’il a une tĂąche Ă  accomplir. AprĂšs sa rencontre avec Apollon, une certaine illumination psychique vient Ă©clairer ses intuitions purement mentales : MĂ©lampous devint alors le meilleur pour la divination sacrĂ©e.
À ce stade, le chercheur acquiert sur le chemin une « sensibilitĂ© intuitive » qui lui permet non seulement d’interprĂ©ter les symboles, et en premier lieu ceux du mental et des rĂȘves « la parole des oiseaux », mais aussi les signes (du RĂ©el) dans la vie.
Nous avons Ă©galement vu que MĂ©lampous et Bias obtinrent une partie de l’Argolide aprĂšs que MĂ©lampous eut guĂ©ri les filles de ProĂŻtos : les capacitĂ©s intuitives prennent dĂšs lors une place consĂ©quente dans la quĂȘte.

La descendance de MĂ©lampous « la sensibilitĂ© intuitive mentale », qui ne concerne que le dĂ©veloppement de l’intuition dans l’ascension des plans de conscience, est organisĂ©e selon deux grandes lignĂ©es, celles de Mantios « la prĂ©diction » et celle d’AntiphatĂšs « celui qui rend trĂšs visible, manifeste ». D’autre part, plus on avance dans chaque lignĂ©e et plus les personnages expriment une sensibilitĂ© intuitive dĂ©veloppĂ©e.

La lignĂ©e de Mantios « la prĂ©diction », Ă  la diffĂ©rence de celle des autres devins qui travaillent Ă  partir de signes, s’appuie sur des visions, illuminations, rĂ©vĂ©lations ou inspirations. Aussi est-elle considĂ©rĂ©e par les mythologues comme « divination inspirĂ©e ».
Mantios eut trois fils : Polyeides, Kleitos et Polypheides.
Polyeides « celui qui a de nombreuses visions »
Kleitos « celui qui est cĂ©lĂšbre sur le plan supĂ©rieur de l’esprit ». Il Ă©tait rĂ©putĂ© trĂšs beau, c’est-Ă -dire capable d’une intuition trĂšs « juste »
Polypheides « celui qui obtient de nombreuses visions protectrices ». Bien qu’appartenant Ă  la lignĂ©e de MĂ©lampous, il reçut son don de prophĂ©tie d’Apollon, de la lumiĂšre psychique, signe d’une vision plus juste. Son fils ThĂ©oclymenos « un cĂ©lĂšbre contact avec l’ĂȘtre intĂ©rieur » Ă©tait rĂ©putĂ© pour ses visions et assista TĂ©lĂ©maque, le fils d’Ulysse.
Ce dernier est le pĂšre d’Oikles « une conscience cĂ©lĂšbre », lui-mĂȘme pĂšre d’Amphiaraos et d’Ériphyle « une grande qualitĂ© de prĂ©sence » qui eut Ă  son tour deux fils, AlcmĂ©on « une puissante consĂ©cration » et Amphilocos « celui qui rĂ©alise une puissante attention ».
L’autre lignĂ©e, celle d’AntiphatĂšs « celui qui rend trĂšs visible, manifeste » ou Ă  l’inverse « ce qui est indicible » est liĂ©e Ă  une sensibilitĂ© plus psychique, quoique toujours traduite en termes mentaux. AntiphatĂšs eut un fils Oikles « une conscience cĂ©lĂšbre », lui-mĂȘme pĂšre d’Amphiaraos « ce qui s’approche de la perception juste ». Ce dernier eut Ă  son tour deux fils, Alcmaion « une puissante consĂ©cration » et Amphilocos « celui qui rĂ©alise une puissante attention » ou « l’intuition de ce qui doit naĂźtre (qui concerne l’accouchement) ». Les devins de cette lignĂ©e seront particuliĂšrement actifs dans les histoires de ThĂšbes liĂ©es au processus de purification-libĂ©ration.

La branche de Bias

Bias tomba amoureux de PĂ©ro, la fille de NĂ©lĂ©e que tous les hommes dĂ©siraient. Mais NĂ©lĂ©e ne voulait la cĂ©der qu’à celui qui lui rapporterait le bĂ©tail de Phylakos (fils de DĂ©ion) qui Ă©tait gardĂ© par un chien fĂ©roce. Bias demanda l’aide de son frĂšre MĂ©lampous, lequel accepta bien qu’il sache que cela lui vaudrait d’ĂȘtre emprisonnĂ© pendant un an chez Phylakos.
Lors de son emprisonnement, il entendit grĂące Ă  ses dons de divination la conversation des vers qui rongeaient la charpente. Il put ainsi Ă©chapper Ă  l’effondrement du bĂątiment en demandant Ă  ĂȘtre changĂ© de cellule. La gardienne qui l’avait cruellement traitĂ© ne put en rĂ©chapper.
Phylakos le reconnut alors pour le grand devin qu’il Ă©tait et lui rendit sa libertĂ© et ses troupeaux Ă  condition toutefois qu’il soigne son fils Iphiclos. En effet, ce dernier Ă©tait stĂ©rile car il avait Ă©tĂ© terrorisĂ© dans son enfance par son pĂšre qui le poursuivait avec un couteau pour le punir d’une action dĂ©placĂ©e. Ne pouvant rattraper l’enfant, le pĂšre avait plantĂ© le couteau dans un arbre et l’écorce l’avait recouvert avec le temps. MĂ©lampous retrouva le couteau, recueillit la rouille et la mĂ©langea Ă  du vin dans une potion qu’il fit boire Ă  Iphiclos pendant dix jours. Ce dernier guĂ©rit et conçut un enfant, PodarkĂšs.
Bias put alors s’unir Ă  PĂ©ro qui lui donna Talaos, lui-mĂȘme pĂšre d’Adrastos et d’Ériphyle.

Ce processus se dĂ©roule dans une pĂ©riode de la quĂȘte difficile Ă  prĂ©ciser mais qui prĂ©cĂšde obligatoirement les guerres de ThĂšbes. Nous le traitons ici car nous pouvons considĂ©rer qu’il s’agit d’un processus dont les premiers cycles se dĂ©roulent lors de la quĂȘte de la Toison d’Or (ce pourquoi certains auteurs tardifs citent Talaos, fils de Bias, parmi les compagnons de Jason).
Il concerne l’effondrement de constructions mentales qui, pour ne pas perturber profondĂ©ment le chercheur ou le faire tomber sous l’emprise de forces vitales, doit ĂȘtre menĂ© avec discernement. Il doit ĂȘtre accompagnĂ© d’un travail profond sur la peur et la culpabilitĂ©.
Cette histoire commence lorsque le chercheur veut appliquer au sentiment « d’incomplĂ©tude » (PĂ©ro) une « force » (Bias) qui commence Ă  agir en lui (pour remplir « le manque » ou « le besoin »).
Pour cela il a besoin de s’appuyer sur son intuition (MĂ©lampous) afin que les expĂ©riences d’union (les troupeaux de Phylakos « le gardien », fils de DĂ©ion « l’union en conscience ») soient transfĂ©rĂ©es et utilisĂ©es par NĂ©lĂ©e, le mouvement « inexorable » du destin.
Cependant, cette « sensibilité intuitive » sait qu’elle devra se retirer Ă  l’arriĂšre-plan (ĂȘtre emprisonnĂ©e) pendant une durĂ©e symbolique d’une annĂ©e, le temps que des forces minuscules mais tenaces « usent » les constructions mentales qui « gardent » l’évolution jusqu’à ce qu’elles s’effondrent (jusqu’à ce que les « vers » aient rongĂ© la charpente de Phylakos « le gardien »).
Mais le chercheur est prĂ©venu Ă  temps de l’effondrement de ses structures mentales, « entendant » l’état d’avancement des dĂ©gĂąts de la bouche des « destructeurs » eux-mĂȘmes, et il s’en sort sans dommage.

La sensibilitĂ© intuitive mentale est alors libĂ©rĂ©e mais elle doit encore guĂ©rir la stĂ©rilitĂ© d’Iphiclos « celui qui est fortement verrouillé », fils du « gardien » Phylakos. Celle-ci avait Ă©tĂ© provoquĂ©e par la peur de disparaĂźtre, Ă  la suite d’une supposĂ©e mauvaise action que la conscience du surmoi voulait punir : il s’agirait alors d’une culpabilitĂ© ancienne qui n’a pas Ă©tĂ© soulagĂ©e par la punition. La sensibilitĂ© intuitive retrouve alors l’objet qui a gĂ©nĂ©rĂ© cette impuissance, un nƓud de peur profondĂ©ment enfoui dans le vital profond (le couteau qui avait Ă©tĂ© recouvert par l’écorce d’un arbre).
Et c’est l’absorption d’un peu de l’objet de la peur affaibli par le temps et qui n’est donc plus nocif (la rouille) mĂ©langĂ© Ă  une ivresse divine (le vin) qui libĂšre de l’impuissance et redonne le pouvoir d’agir qui est crĂ©ativitĂ©.
La force peut alors se mettre pleinement au travail de l’union esprit-matiùre.

Cette disparition des constructions mentales et des nƓuds profonds de peur et de culpabilitĂ© est donc un prĂ©alable Ă  la remise en ordre des centres d’énergie du corps, laquelle fera l’objet des guerres de ThĂšbes. Car Adrastos « la paix intĂ©rieure », fils de Talaos « l’endurance » et de LysimachĂ© « la cessation du combat », et donc petit-fils de Bias et de PĂ©ro, est le chef de la premiĂšre expĂ©dition. Nous retrouverons ces personnages dans la suite de cette Ă©tude.

Notons pour terminer que PĂ©lias, NĂ©lĂ©e, AdmĂšte, Bias, MĂ©lampous et Jason sont dans un rapport de proche parentĂ© (cousins par leur pĂšre, oncle et neveux par leur mĂšre), c’est-Ă -dire qu’ils reprĂ©sentent des progressions parallĂšles qui occasionneront le moment venu une expĂ©rience trĂšs forte de contact intĂ©rieur. Mais il faut pour cela un Ă©lĂ©ment supplĂ©mentaire amenĂ© par la branche d’AĂ©son.

La branche d’AĂ©son (issue du couple CrĂ©thĂ©e-Tyro)

Le dernier fils de CrĂ©thĂ©e est AĂ©son (Aison), le pĂšre de Jason. Son nom (ΑÎčσωΜ) signifie le plus probablement « le destin » au sens de « l’accomplissement personnel ». Aisa ΑÎčσα est divinisĂ©e chez HomĂšre avec le sens de Destin. (Avec les lettres structurantes, on peut le comprendre aussi comme « la conscience humaine soumise aux alternances du mental » ou encore peut-ĂȘtre « un retournement de la conscience ΙΣ » de l’extĂ©rieur vers l’intĂ©rieur.)
Le nom Jason est constituĂ© exactement des mĂȘmes lettres structurantes que celles de son pĂšre ΙΣ (ΙασωΜ) mais sĂ©parĂ©es par un alpha, ce qui pourrait indiquer davantage d’individuation.

AĂ©son s’unit Ă  PolymĂ©lĂ© « celle qui est riche en troupeaux » et Ă©voque une personnalitĂ© bien dĂ©veloppĂ©e. D’autres lui donnent pour Ă©pouse PolymĂ©dĂ© ou encore AlkimĂ©dĂ©e, « une pensĂ©e dĂ©veloppĂ©e, puissante » elle-mĂȘme fille d’Autolycos « celui qui est Ă  lui-mĂȘme sa propre lumiĂšre, son propre guide » et donc petite-fille d’HermĂšs, le dieu du surmental qui reprĂ©sente le plus haut niveau du mental de connaissance.
Le couple reprĂ©sente donc un chercheur qui tend vers l’obtention d’un mental individualisĂ© puissant, d’une comprĂ©hension Ă©tendue.

La prĂ©sence d’Autolykos dans l’ascendance de Jason indique que le chercheur doit ĂȘtre parvenu Ă  une certaine indĂ©pendance vis-Ă -vis des doctrines, des enseignements et des maĂźtres, s’étant positionnĂ© vis-Ă -vis de ceux-ci dans un rapport de libertĂ© plutĂŽt que de soumission aveugle.
AĂ©son eut deux enfants : Jason tout d’abord et beaucoup plus tardivement Promachos « celui qui combat devant » qui, encore enfant, sera tuĂ© par PĂ©lias.
AĂ©son n’a pas de lĂ©gende propre si ce n’est que certains affirment qu’il fut rajeuni par MĂ©dĂ©e aprĂšs la conquĂȘte de la Toison. La jeunesse Ă©tant le symbole de l’adaptation au mouvement du devenir, le rajeunissement d’AĂ©son implique une meilleure soumission Ă  « la volontĂ© supĂ©rieure » faisant suite Ă  l’expĂ©rience illuminative.

Les autres enfants d’Éole

Nous aborderons plus tard, prĂ©alablement Ă  l’étude de la guerre de Troie, les autres enfants d’Éole : PĂ©riĂšres, DĂ©ion et les cinq filles. PĂ©riĂšres « le mouvement juste » est le grand-pĂšre de PĂ©nĂ©lope, des Dioscures Castor et Pollux ainsi que d’HĂ©lĂšne et de Clytemnestre. DĂ©ion est l’arriĂšre-arriĂšre grand-pĂšre d’Ulysse, lequel est le plus grand « aventurier » sur le chemin de la libĂ©ration. Ses rĂ©alisations correspondantes seront examinĂ©es lors de l’étude de l’OdyssĂ©e.