LA TÉLÉGONIE : TÉLÉMAQUE ET TÉLÉGONOS

 

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Avant de mourir, le mensonge se lève dans toute sa puissance.
Mais les gens ne comprennent que la leçon de la catastrophe. Faudra-t-il qu’elle vienne pour qu’ils ouvrent les yeux à la Vérité ?
Je demande un effort de tous pour que cela ne soit pas nécessaire.
Seule la Vérité peut nous sauver : la vérité dans les paroles, la vérité dans l’action, la vérité dans la volonté, la vérité dans les sentiments.

Message de Mère du 26 novembre 1972

 

On ne peut que déplorer que la dernière œuvre du cycle troyen, la Télégonie « ce qui doit naître dans le futur », ne nous soit pas parvenue. Ce dernier volet aurait été composé par Eugammon de Cyrène au milieu du VIe siècle avant J.-C. et nous n’en avons que les résumés très succincts de Proclus et d’Apollodore. Mais la Connaissance évolutive ne disparaît jamais car elle est enregistrée dans les plans subtils et peut-être même aussi dans la matière corporelle qui participe, à un certain niveau, de l’unité. Cette vérité commence à peine à être entrevue par la science.

Le fait que cette Connaissance ne reste pas « disponible » aussi facilement à toutes les époques résulte sans doute du phénomène d’alternance des forces d’union et de séparation qui semble se traduire par l’oscillation du positionnement de la conscience entre les deux cerveaux. Depuis près de treize mille ans, nous sommes descendus de plus en plus profondément dans le processus nécessaire à l’individuation, perdant également progressivement la facilité d’accès à la Réalité, à la Vérité, au Tao, etc., quel que soit le nom que l’on donne à l’Impensable. La Connaissance s’est retirée à l’arrière-plan où il est plus difficile de l’atteindre.

La fin de la Théogonie d’Hésiode mentionne les enfants qu’Ulysse eut de Circé : Latinos, Agrios et Télégonos « qui régnèrent au fin fond des îles divines sur les Tyrrhéniens ». Elle évoque aussi Nausithoos et Nausinoos, ceux que lui donna Calypso.

Aucun élément ne nous est parvenu pour expliquer le sens des noms Latinos et Agrios, fils de Circé, ni leur royauté sur les îles Tyrrhéniennes. On peut seulement déduire de leur filiation qu’il s’agit d’un perfectionnement de la « vision discernante de la Vérité » qui doit accompagner le travail de Télégonos « ce qui doit naître dans le futur  ».

(Concernant le préfixe τηλε, rappelons que, pour des raisons de cohérence générale, nous avons fait prévaloir pour Télémaque un sens d’éloignement temporel alors qu’il signale le plus souvent un éloignement spatial. Télémaque peut donc aussi être compris comme « celui qui est loin du combat », c’est-à-dire celui qui est sorti de la dualité, qui œuvre par intégration et non plus par exclusion. Ou encore comme celui qui « fait le yoga en élargissant sa conscience » dans la matière, car c’est un fils de Pénélope. De même Télégonos peut être interprété comme « ce qui naît de façon la plus extensive » dans l’esprit, car c’est un fils de Circé.)

De même, nous sommes peu renseignés sur Nausithoos et Nausinoos, les fils de Calypso. Ils représentent des résultats de la longue période d’intégration qui a lieu avant l’entrée dans le nouveau yoga : « une évolution extrêmement rapide », soulignée à de nombreuses reprises par Mère, ainsi qu’une « intelligence du chemin ». Si nous adoptons la filiation donnée par Apollonios qui fait de Calypso une fille d’Atlas, il s’agirait d’un travail de perfectionnement du mental dans l’ascension des plans de conscience.

Selon le résumé qui nous est parvenu, la Télégonie commençait après le massacre des prétendants, là où l’Odyssée prenait fin :

Les prétendants morts furent brûlés. Ulysse fit des sacrifices aux nymphes puis voyagea à Élis où il rendit visite à Polyxénos. Celui-ci lui fit présent d’un cratère sur lequel étaient contées les histoires de TrophoniosAgamédès et Augias.

Il se rendit ensuite dans la province de Thesprotie et épousa la reine Callidicé qui lui donna un fils, Polypœtès. Il se battit au côté des Thesprotes (ou bien à leur tête comme leur roi) dans une guerre contre leurs voisins qui les avaient attaqués. Arès obligea les troupes d’Ulysse à se replier. Athéna s’opposa alors à son frère, mais Apollon s’interposa pour ramener la paix. A la mort de Callidicé, la royauté passa aux mains de Polypœtès, et Ulysse retourna à Ithaque.

Dans le même temps, sur l’île d’Aia, Circé élevait seule Télégonos, le fils qu’elle avait conçu avec Ulysse. Sur le conseil de la déesse Athéna, Circé révéla à Télégonos le nom de son père afin qu’il puisse partir à sa recherche. Elle lui donna une lance extraordinaire surmontée d’un dard venimeux de raie, œuvre d’Héphaïstos.

Télégonos s’embarqua avec quelques marins, mais une tempête les rejeta sur les côtes d’une île qu’ils ignoraient être Ithaque. Afin de constituer une provision de vivres, ils se livrèrent au pillage et volèrent le bétail qui se trouvait appartenir à Ulysse. Pour défendre son bien, ce dernier intervint et un combat s’engagea. Télégonos le blessa mortellement avec sa lance, réalisant ainsi la prophétie de Tirésias qui avait prédit que la mort d’Ulysse lui viendrait de la mer. Tandis qu’il gisait agonisant, Ulysse reconnut son fils Télégonos. Ce dernier, après s’être lamenté de sa méprise, ramena le corps de son père dans l’île d’Aia, accompagné de Pénélope et de Télémaque. Circé brûla la dépouille et rendit les autres immortels.

Puis Télégonos épousa Pénélope, et Télémaque s’unit à Circé.

Dans les débuts de cette nouvelle étape vers l’union intégrale, au-delà du yoga personnel, le chercheur s’ouvre à de multiples possibilités (Ulysse rencontre Polyxénos « celui qui expérimente de nombreuses choses étranges » en Élis, la province où est située Olympie, ville symbolique des chercheurs qui ont accompli le yoga personnel et sont parvenus au surmental).

Puis intervient une mise en garde avec l’histoire des deux célèbres architectes,  Trophonios « celui qui nourrit l’évolution de la conscience » et Agamédès « celui qui a un puissant dessein », qui volaient les biens du roi Augias « lumière éclatante ». (Polyxénos fit présent à Ulysse d’un cratère sur lequel étaient contées les aventures de TrophoniosAgamédès et Augias). Ce mythe a été étudié précédemment au Chapitre 2 dans une variante où le roi était nommé Hyrieus : les deux architectes puisaient subrepticement dans les trésors du roi avant d’être démasqués puis tués.

Il s’agit ici de la tentation de ceux qui ont une grande capacité d’organiser la Connaissance –  capacité issue du travail du yoga, car ils sont fils d’Erginos – de faire usage à leur propre profit, c’est-à-dire à ce stade à celui du but qu’ils considèrent comme le meilleur, des « lumières de vérité » reçues de l’être psychique ou de l’Absolu. Le yoga ne doit plus en effet être mené par l’aventurier, même s’il s’agit de la plus haute Connaissance ou libération, mais par et pour le Divin seul.

Le chercheur prend alors pour but un travail approfondi d’exactitude, qui poursuit la transformation psychique (Ulysse épousa la reine Callidicé « la juste manière d’agir en vérité »). C’est un yoga qui suit exactement « les intuitions intérieures issues du plus haut de l’esprit » (l’union a lieu en Thesprotie, région où est « mis au premier plan ce qui parle selon les dieux »). Le fruit en est Polypœtès dont le nom semble signifier « celui qui fait de nombreuses créations sur le plan de l’esprit » (Callidicé conçut d’Ulysse un fils, Polypœtès).

Puis le chercheur rentre dans un conflit intérieur, prétexte à repositionner les aides supérieures qui ont accompagné le yoga jusqu’à ce point (Ulysse ayant pris la tête des Thesprotes dans une guerre contre leurs voisins qui les avaient attaqués, les dieux se mêlèrent au combat).

Tandis que le pouvoir spirituel agissant par le renouvellement des formes tente de se maintenir, il se heurte à l’opposition du maître du yoga, avant que la lumière psychique n’impose finalement la paix (après qu’Arès eut fait refluer les troupes d’Ulysse, Athéna s’opposa à lui, mais Apollon apaisa leur querelle). Ainsi commence à se réaliser la prémonition d’Héra qui savait que les enfants de Léto devaient être de plus grands dieux que les siens. Dans le nouveau yoga, il n’y aurait plus en effet la nécessité de la destruction des formes pour que le progrès évolutif s’accomplisse.

Lorsque l’acte juste est acquis, les capacités créatrices déjà présentes avec l’action juste deviennent pleinement « inspirées » (lorsque Callidicé meurt, Polypoitès devient roi des Thesprotes).

Dans le même temps « la vision discernante de la Vérité » issue de la lumière supramentale consolide les bases du futur discernement dans tous les détails sans que le chercheur puisse faire la liaison avec le travail de transparence qui l’a généré (Circé, fille d’Hélios, éleva seul Télégonos « ce qui naît au loin »). Cela se passe en une petite partie isolée de la conscience, la première à être totalement « clarifiée » (sur l’île d’Aia). En effet, si Télémaque représente ce qui se développer dans le futur comme conséquence du travail de transparence orientée vers « la vision globale d’une plus grande liberté » ou « la vision de la trame », dans le mental intuitif – il est fils d’Ulysse et de Pénélope, descendante de Taygète -, Télégonos représente ce qui va apparaître dans le futur comme conséquence du travail de « transparence » effectué en vue de « la vision discernante en vérité dans tous les détails » – il est fils d’Ulysse et de Circé.

Une fois que cette « vision en vérité des détails » est suffisamment développée, elle doit reconnaître le travail de transparence qui l’a engendrée (conseillée par Athéna, Circé dévoila à Télégonos le nom de son père afin qu’il puisse partir à sa recherche).

L’aventurier prend acte que le travail de transparence est accompli lorsqu’il reconnait comme une continuation de ce travail les premières émergences du nouveau yoga qui l’ont arrêté, ce qui est confirmé par sa vision de Vérité (Ulysse fut blessé mortellement par Télégonos avant de le reconnaître, et sa dépouille fut brûlée par Circé).

La transparence étant réalisée, c’est-à-dire la fin des transformations psychique et spirituelle, la transformation supramentale peut alors commencer dans le corps. Ce qui a été réalisé dans la vision discernante en vérité doit désormais œuvrer à une vision élargie (le fils de Circé, Télégonos, épouse Pénélope) tandis que ce qui a été réalisé dans la vision évolutive élargie doit désormais travailler à une perception des détails en vérité (Le fils de Pénélope,Télémaque, s’unit à Circé).

Ces unions en croix, le fils issu d’une union épousant l’autre femme (ou partenaire) de son père, expriment la nécessité de parfaire la transparence, pour permettre la libre circulation des énergies divines dans le corps. La Force divine (la Shakti) doit pouvoir travailler librement dans le corps soit depuis le haut soit depuis le bas selon les nécessités de la transformation et les résistances rencontrées.

Les protagonistes accèdent finalement à la non dualité (Circé rend immortels Télémaque, Télégonos et Pénélope).

Cette dernière œuvre du cycle introduit donc les phases les plus avancées du yoga. Si nous disposons de trop peu d’éléments du côté de la Grèce ancienne pour les approfondir, peut-être en trouverait-on davantage dans le Mahabharata et dans les Védas, et même dans les textes de l’ancienne Égypte gravés dans la pierre.

Car si Victor Hugo écrivit à propos d’Homère dans son William Shakespeare  (première partie, Livre II, Les Génies) « Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore. », nous pouvons à l’inverse comprendre maintenant qu’Homère était la dernière lumière d’un monde qui plongeait dans l’obscurité.

 

ET MAINTENANT…

Dans l’Iliade et l’Odyssée, Homère insiste donc tout particulièrement sur deux étapes avancées du yoga qui se traduisent par des renversements dans la conscience.

Il affirme d’abord que la vérité évolutive doit être recherchée dans une acceptation totale de l’incarnation où sont unis l’esprit et la matière, et non dans une voie exigeant de renoncer au monde et visant la seule libération en quelque paradis de l’esprit, sur la terre ou après la mort. C’est le premier grand renversement raconté dans l’Iliade avec la guerre de Troie.

Il énonce ensuite que la sagesse, la sainteté ou le génie ne sont pas les sommets de l’humanité. L’aventurier de la conscience doit aller au-delà pour poursuivre l’évolution. Si l’homme doit croître dans le mental, il doit ensuite le dépasser, non seulement par une purification approfondie des hauteurs de l’intelligence, mais aussi par celle des racines de l’évolution. C’est le second tournant décrit en détail dans l’Odyssée.

Une « transparence parfaite » doit être réalisée, de haut en bas – Ulysse, issu du surmental par sa mère, œuvre par le mental intuitif, Pénélope – afin de permettre l’action des forces divines pour la transformation de l’homme en un Homme divinisé, en qui l’esprit et la matière ne font qu’un, sur cette Terre et non en quelque paradis de l’esprit après la mort.

Par les nombreuses aventures d’Ulysse en Égypte, il laisse entendre que cette vision de l’évolution était déjà celle des initiés de l’Égypte ancienne, vision qui devait également faire écho à celle des Rishis de l’époque védique que Sri Aurobindo appelle « les temps de l’Intuition ».

Que peut-on alors comprendre des voies qui, de nos jours, doivent être privilégiées pour accompagner l’évolution, s’il est vrai que l’homme doit désormais y participer consciemment ?

Homère n’annule pas les anciens yogas, même si le chercheur semble devoir traverser des périodes de doute lorsque, par exemple, Achille fait subir des outrages au corps d’Hector. Car le chemin implique des accomplissements qui doivent ensuite être dépassés pour accéder à l’étape suivante. On ne peut en effet annuler la raison tant que n’est pas vaincue l’illusion, abolir un ego (le lion de Némée) qui n’a pas été construit, ou vaincre des désirs (l’hydre de Lerne) qui maintiennent d’autant plus leur emprise qu’ils ont été contraints ou réprimés, ou encore renoncer à l’effort si l’on ne lui a pas d’abord permis de porter tous ses fruits (Sisyphe).

Homère s’appuie donc sur la structure générale des anciens yogas pour proposer une synthèse supérieure. Il maintient la nécessité de la spiritualisation du mental qui implique tout à la fois sa purification et l’ascension des différents plans jusqu’au surmental afin de réaliser une parfaite individuation puis une clarté « en haut » (la libération en l’Esprit). Mais il insiste également sur la purification de la nature inférieure et la libération des modes de la nature afin d’obtenir une transparence « en bas » (la libération de la Nature). Par différents artifices, il indique que les progressions dans les deux voies doivent être menées parallèlement.

Sans les développer, il intègre les bases théoriques, les expériences et les erreurs énoncées par d’autres auteurs, tels les combats contre les illusions, la peur, les désirs et l’ego, les nombreux pièges ou s’engouffre le mental (par exemple les erreurs redressées par Thésée, le manque de consécration de Minos, de Laomédon ou encore des prétendants et de leurs serviteurs etc.). Il souligne que « l’adversité » est le plus souvent induite par le subconscient (Poséidon, « l’ébranleur de la terre »). Celui-ci œuvre dans le même but que les forces spirituelles qui nous paraissent favorables, laissant entendre que les obstacles constituent le meilleur moyen de progresser.

Ce n’est donc pas une voie précise qu’il propose, mais davantage une carte du territoire dans lequel chacun doit tracer son propre chemin s’il veut participer activement à l’évolution.

Près de trois millénaires plus tard, Sri Aurobindo nous offre, avec les mots d’aujourd’hui et en intégrant l’expérience des millénaires passés, une « carte » semblable à celle que nous a léguée Homère.

Nous n’avons pas la prétention d’en faire ici un résumé en quelques lignes mais seulement le désir d’inciter le lecteur à se tourner vers cette œuvre prodigieuse.

Prenant la suite d’Homère, il définit dans le détail le mouvement d’élargissement du mental par l’ascension des plans de conscience et les processus de la libération en l’esprit ainsi que celle de la Nature.

Il donne également une importance primordiale au contact avec le Divin intérieur qui se manifeste tout d’abord par une quête de beauté, d’harmonie et de connaissance plus grande. Ce contact permet la purification et l’orientation de la nature extérieure « qui amène la juste vision dans le mental, la juste impulsion et le juste sentiment dans le vital, le juste mouvement et la juste habitude dans le physique, tous états tournés vers le Divin, tous reposant sur l’amour, l’adoration, la bhakti » afin d’obtenir « la réalisation de l’être psychique », la soumission de la nature extérieure à l’âme. Cette « psychisation » amène non seulement l’exactitude, mais appelle aussi l’ouverture vers les hauteurs et l’union au Divin en l’esprit, puis la descente d’un principe spirituel supérieur lorsque le canal a été clarifié.

Sri Aurobindo recommande d’éviter le chemin qui vise en premier lieu l’ascension de la Kundalini car il présente de grands risques tant que l’ego est présent. Il préconise également d’assouplir, clarifier et discipliner l’intellect en attendant qu’une intuition purifiée ne prenne le relais.

Après l’exposé détaillé des différentes voies de yoga, il encourage chacun à suivre celle qui correspond à sa nature, et pour les plus engagés, à progresser sur tous les fronts à la fois, par un yoga intégral qui s’applique à l’ensemble de l’être sans s’attarder à aucune méthode particulière. Comme Homère, il ne privilégie aucune forme ni aucun procédé, laissant à chacun le soin de trouver sa propre méthode de yoga tant il est vrai que « la vie spirituelle ne peut exister dans sa pureté que si elle est libre de tout dogme mental ».

Son yoga excluant le retrait du monde, le renoncement n’est pas nécessaire, mais le détachement reste indispensable :

« Nombre d’éléments appartenant aux anciens systèmes sont nécessaires sur le chemin : ouvrir plus largement le mental, l’ouvrir au Moi et à l’Infini, émerger dans ce que l’on a appelé la Conscience Cosmique, dominer les désirs et les passions. Un ascétisme extérieur n’est pas essentiel, mais la conquête du désir et de l’attachement et la maîtrise du corps, de ses besoins, de ses appétits et de ses instincts sont indispensables. Les principes des anciens systèmes se combinent : la voie de la Connaissance, par le mental qui apprend à discerner entre la Réalité et les apparences, la voie du Cœur, qui est celle de la dévotion, de l’amour et de la soumission, et la voie des Œuvres, où la volonté se détourne des motifs d’intérêt personnel pour se diriger vers la Vérité et le service d’une Réalité plus grande que celle de l’ego. » (L’enseignement de Sri Aurobindo par lui-même, « On himself », 1934)

Son yoga repose essentiellement sur une aspiration – à la fois besoin « d’autre chose » et volonté de transformation –  sur la sincérité, et sur un « surrender », terme qui fait référence aux notions de consécration, lâcher-prise, soumission à l’Absolu et don de soi.

Il expose les phases ultérieures du yoga au-delà de celles décrites dans La Télégonie : en premier lieu la fin de la transformation spirituelle « qui est la descente, stabilisée, d’en haut, de la paix, la lumière, la connaissance, la puissance, la béatitude, la prise de conscience du Soi, du Divin, d’une conscience cosmique supérieure et la transformation en cela de toute la conscience », puis la transformation supramentale qui est la divinisation de la nature toute entière. L’ensemble du processus évolutif est illustré dans son poème Savitri.

Enfin, pour les siècles ou même les millénaires à venir, il évoque certaines caractéristiques de l’Homme supramental et les conditions de l’établissement des premières communautés d’êtres parvenus à ce degré d’évolution.

Mais l’humanité ne peut accéder directement à l’Homme supramentalisé, qui, dans sa définition, ne passe plus par les processus de la Nature ordinaire telle que la naissance et la mort. Le premier pas est donc de réaliser un être intermédiaire que Mère a appelé le surhomme qui en aucune façon ne doit être confondu avec le surhomme de Nietzsche. Il ne s’agit pas non plus d’un homme amélioré, plus saint, plus sage ou doté d’un plus grand génie, mais d’un être qui, par l’évolution et la transformation, arrivera à manifester les forces et la conscience supramentales (Cf. Agenda T2, 18 Juillet 1961).

C’est ce passage qui a été consigné dans les treize volumes de l’Agenda. Il commence avec « le renoncement à la sérénité du détachement total et à l’attitude d’autorité que confère l’union totale avec le Divin, obtenue à partir de la vision intérieure de la vérité ». Car, comme l’explique Mère, « poursuivre dans la voie de la sérénité absolue implique le retrait de l’action. Et comme le but est de réaliser le Supramental sur la terre, l’action est nécessaire ». (Cf. Agenda de Mère, T1)

Confident de Mère durant de nombreuses années et familier de l’œuvre de Sri Aurobindo, Satprem a tenté de donner les premières clefs de passage dans son livre La Genèse du Surhomme.

Ayant renoncé à changer le monde avant de s’être transformé lui-même, ayant choisi la voie du monde et non l’évasion dans les royaumes de l’esprit, le chercheur pourra d’abord prendre l’habitude de se retirer au-dedans, de faire « un pas en arrière » pour se positionner dans une clairière silencieuse où la mécanique habituelle n’a plus de prise, pour se « désidentifier ». Cette désidentification est pratiquée sur de nombreuses voies et par de multiples méthodes.

Puis il observera attentivement les moindres évènements, les moindres vibrations, sans les « rectifier » automatiquement, c’est-à-dire sans les recouvrir instantanément par les filtres de ses espoirs, de ses désirs, de ses préférences, de sa moralité, de ses croyances, de ses attirances ou de ses répulsions, et de ses habitudes. Alors, petit à petit, il percevra « la loi du rythme » qui est celle de l’exactitude, et entrera dans une nouvelle compréhension à travers les moindres détails du quotidien.

Et Satprem note en quelques brèves formules certaines clefs qui complètent ou expliquent le travail d’Ulysse, celui de la transparence sur laquelle il insiste lui aussi particulièrement :

  • « Tout va dans le sens » : il n’y a ni obstacles, ni choses négligeables ou négatives, ni circonstances contraires, mais seulement de l’inconscience.
  • « Regarde la Vérité qui est partout » : coexistant avec sa déformation, et il y a une vibration vraie dans chaque chose.
  • « Du dedans au dehors » : le chercheur apprend à voir que tout trouble intérieur provoque un dérangement dans la matière, et qu’inversement, celle-ci répond par l’harmonie à la vérité intérieure.
  • « Chaque seconde totalement et clairement » : le chercheur doit faire croître son feu intérieur, son intensité de présence à l’instant et sa transparence.

A la suite de Sri Aurobindo qui exprime que le chemin est une voie d’ascension puis d’intégration dans les profondeurs afin d’y faire descendre la lumière conquise dans les hauteurs, Satprem explique qu’il s’agit d’une voie de descente qui demande de « clarifier » sans cesse, d’un fonctionnement très humble, très loin des grandes illuminations et révélations de la voie de l’ascension, car, nous dit-il, « nous avons été faussés par la tradition du visionnaire, par les vérités partielles conquises par nos efforts, nos vertus et nos méditations qui emprisonnent plus solidement que tout ». C’est par nos tâtonnements, nos trébuchements et nos erreurs que nous progressons.

Il insiste sur le fait qu’il n’y a pas d’évènements, d’incidents ou de rencontres inutiles ou sans importance, rejoignant Mère qui affirmait que les choses que nous jugeons négligeables ont souvent plus d’importance que de soi-disant grands évènements.

Et plus le chercheur avance, plus il devient conscient d’une « réponse » dans les faits et d’une Aide qui ne lui a jamais fait défaut et sait où il va.

Son besoin de vérité augmente en proportion de son étouffement. « Son feu se forme par les parcelles de conscience qu’il met dans une inconscience », jusqu’à ce qu’il entre dans l’émerveillement de l’exactitude, partout et dans chaque seconde, jusqu’à ce qu’il touche à l’Harmonie du nouvel état, avec l’aide du pouvoir de Vérité qui presse sur le monde.

 

Par-delà les millénaires, d’Homère à Sri Aurobindo, nous voyons avec émerveillement qu’une même vision de l’évolution se poursuit d’âge en âge. Sans doute les accomplissements présentés dans cette mythologie peuvent-ils nous sembler si éloignés de nous que le découragement peut nous saisir avant même d’entrer sur le chemin. Mais jamais l’enfant ne marcherait ni ne parlerait si son aspiration à croître ne l’emportait sur tout. De même, refusons toute tiédeur, laissons ce besoin nous porter et naître en nous le feu intérieur. Nous avons la chance immense de connaitre le sens de notre évolution, d’en avoir les clefs et de savoir ce qui nous attend sur le chemin. Peu importe alors la longueur de la route si nous accompagnent les paroles de ces visionnaires, fondées sur leur expérience, qui nous promettent un monde de joie.

Si parfois la Terre peut nous sembler abandonnée des dieux, et l’homme livré à ses démons, gouverné par l’inconscience et le mensonge, n’oublions jamais que les obstacles sont aussi des grâces, et travaillons dans la vérité et pour la Vérité, faisant confiance à la parole de Sri Aurobindo dans « The Hour of God » :

« Ne laisse pas la prudence du monde murmurer de trop près à tes oreilles car c’est l’heure de l’inattendu ».

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